[TERMINE] négatif à la banque, t'as pas d'quoi t'payer d'trucs gratuits ÷ maddy (fin septembre 2022)

Il n’avait pas vu le temps passer, ce dernier s’écoulant à l’étrange et insaisissable rythme qu’était la vie. « La vie ». Un vaste concept, surtout quand on l’abordait en se référant à sa propre existence et ses vécus. Au sens purement biologique, la vie était caractéristique du vivant, et ce dernier nécessitait de remplir plusieurs critères pour être défini : être capable de respirer, de se nourrir, de grandir et de se reproduire. Or l’organisme humain était allé au-delà de ces objectifs primaires et avait créé l’humanité, une sorte de caractère spécifique qui lui permit d’entrer dans la culture et la civilisation. Quant à exister, il s’agit d’avoir la vie, vivre.  Autrement dit, sa vie consistait à respirer, se nourrir et grandir – puisqu’il avait renoncé à se reproduire, sans pour autant en être incapable – dans le bain de la culture. C’était un résumé de son existence assez sommaire mais pour le moins vrai. Toutefois, restait un impensé : celui du temps et de ses effets. Avec ses bons et mauvais moments, qui donnait une texture toute particulière à… Les aboiements anxieux de Sunny arrachèrent à ses pensées un Sohan accoudé au comptoir de la caisse de sa librairie. Le jeune homme se redressa, et étira ses bras en les levant bien haut, au-dessus de sa tête, dans l’espoir de détendre les muscles un peu raides de son dos. « Que se passe t-il ? » interrogea-t-il l’animal qui, depuis le perron, s’agitait. Quand il eut rejoint le canidé au niveau de l’encadrement de la porte, Ellroy réalisa que le ciel s’était brutalement obscurci. D’énormes nuages noirs et gris avaient foulé l’azur du début d’après-midi. Un vent humide s’était levé, et balayait la rue et ses passants comme pour faire place nette. Un orage se préparait. D’autant que le tonnerre semblait déjà gronder à l’ouest, arrivant par la côte. Sohan attrapa le chien par son collier et l’enjoignit à se calmer. Il l'invita à entrer dans la petite librairie et à aller se coucher derrière le comptoir.

La journée avait été calme. Comme nombre d’entre elles. La petite librairie solidaire d’Oz existait depuis déjà cinq mois. Elle faisait à présent partie du paysage de Ceres Avenue, et était repérée par les habitants comme un lieu convivial de culture et de solidarité. Contre toute attente, le livre réunissait hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, parfois pour échanger à son propos, d’autres fois de toute autre chose. Mais il était à chaque fois un prétexte pour paraître ici, que ce soit à l’occasion de « cafés philo » mensuels, de « soirées lecture » - avec un lecteur qui lisait à voix haute un ouvrage à un public, deux vendredi soir par semaine -, de « l’atelier contes pour enfants » - qui se tenait un mercredi après-midi sur deux -, ou d’un simple achat.
Les 42 mètres carrés du local avaient été aménagés de façon à optimiser au maximum l’espace, et permettre à pas moins de 3 258 livres d’y trouver une place. Une partie de son stock initial avait été des dons, auxquels il avait joint sa collection personnelle. Concrètement, le local était organisé de sorte à ce qu’une fois la porte passée, se trouvaient à droite un bureau et la caisse, et à gauche un espace de lecture où trônaient deux fauteuils, une table basse et un petit meuble sur lequel étaient mis à disposition une bouilloire, une boite à thé et une cafetière. Juste derrière le futur coin lecture, il avait retapé une petite étagère où des livres pour enfants étaient entreposés. Des affiches colorées égayaient le rayon enfants et jeunesse. Il s’agissait de trois dessins et peintures d’une illustratrice talentueuse downfallienne âgée d’à peine seize ans. Le rayon le plus à gauche se poursuivait ensuite avec une section comics et bandes dessinées, puis celle des beaux livres d’illustrations. A côté de la caisse, le long du mur de droite, Sohan avait rangé les ouvrages de philosophie et de sciences humaines, puis un rayonnage sur les arts. Enfin, les deux rayons au centre du local concernaient plutôt les œuvres fictionnelles, du fantastique en passant par le polar, la romance et la science-fiction.
Pour en arriver là, Ellroy avait rassemblé pendant neuf mois le maximum d’argent dans l’optique de pouvoir assurer les trois premiers loyers ainsi que la caution du local et du logement qu’il louait juste au-dessus, au premier étage. Dans ce but, il avait fait des petits boulots, sans jamais tomber dans l’illégalité. Il voulait que cet argent soit propre, c’est-à-dire proprement gagné. Il avait alors vendu de son temps, principalement à Van Nyus, où il avait proposé de l’aide aux devoirs et animé son premier atelier contes pour la jeunesse de la vieille ville. Ses tarifs étaient libres, et chacun donnait en fonction de ses moyens. Quand les Blackened Beauty ne pouvaient pas le payer, elles cuisinaient pour lui, ou reprisait ses vêtements. En six mois, Sohan était parvenu à rassembler plus de 1 000 dollars. Il avait aussi travaillé comme « stagiaire » pendant deux mois à la bibliothèque municipale, et ce fut pour lui l’occasion d’apprendre à organiser et gérer des stocks de livres. Son enthousiasme et son assiduité lui avaient valu quelques billets à la fin de son « stage ». Ellroy avait également obtenu une petite subvention de la Mairie, car son projet valorisait la culture et l’éducation à Downfall. Une initiative trop rare.
Or, il lui avait manqué encore 1 500 dollars afin de pouvoir mener ce projet à bien – notamment car il avait refusé l’argent proposé par ses proches, leur demandant de le garder pour éventuellement le dépenser plus tard dans sa librairie, ou simplement le donner à ceux qui en avaient plus besoin que lui. Oz était alors parti trouver Maddy, la bookmakeuse du Fight Club.

Oui, cette librairie, il en était vraiment fier. Elle constituait ce qu’il espérait voir devenir un héritage, quelque chose qui lui succèderait, qui dépasserait son existence. Au moment d’inaugurer cet endroit, Sohan avait craint que ce qu’il avait vu comme grand fut finalement ridicule. Or, il avait ressenti une grande reconnaissance de la part de tous ceux qui avaient marché, que ce fut une fois ou des centaines, dans les rayons de sa boutique. Il était heureux d’avoir été jusque-là, au bout de cette idée que rien ne semblait menacer.

Accroupi derrière le comptoir, Sohan tentait d’apaiser l’animal qui continuait à jeter des regards par-delà la vitrine. Une bourrasque d’air humide entra dans la boutique et se força un passage entre les rayons, faisant voler quelques livres dans son sillage. La porte de la boutique claqua violemment, et ce fut toute la façade extérieure qui trembla. « Reste ici » ordonna Ellroy au chien qu’il caressait avant de se redresser, toujours un peu raide. Il s’avança vers la porte d’entrée plutôt fébrile sous les coups que donnaient le vent. Le bois de l’encadrement s’était fissuré dans l’angle du haut, à droite. Il lui faudrait réparer ça. « Le loup tenterait-il de souffler sur notre petite maison ? » lança-t-il à l’intention de l’animal, sans attendre de réponse.
Le libraire sillonna ensuite les rayons de sa boutique et ramassa les livres qui étaient tombés. Deux d’entre eux s’étaient cornés, avec une première et une quatrième de couverture pliée. Il garda les deux ouvrages abîmés sous le bras et termina sa petite inspection. Le vent s’engouffrait également dans le fond de son commerce, s’infiltrant par une lucarne qu’Ellroy s’empressa de fermer. Le local devint subitement silencieux et immobile. Sunny l’avait rejoint d’un pas discret et le regardait de ses deux grandes billes mordorées où l’on pouvait lire de l’anxiété. Le natif offrit au canidé un sourire qui se voulait rassurant, puis repartit en direction du comptoir. Vu la tempête qui s’annonçait, mieux valait fermer la boutique.

La tête baissée, Sohan était en train de compter sa caisse lorsque plusieurs personnes entrèrent, toutes trois de corpulence suffisamment massive pour être notable du coin de l’oeil. Le libraire s’apprêtait à leur dire qu’il allait fermer quand il reconnut la chevelure de feu de Maddy. Cette dernière observa différentes étagères avant de commenter l’installation du local. Ses pas la conduisirent jusqu’à lui. Derrière elle, deux types à la carrure impressionnante la suivaient silencieusement. Pour beaucoup, le sens de cette visite aurait été des plus limpides. Mais comme souvent, Oz ne saisit pas d’emblée la teneur de la venue de Maddy et de ses molosses, et ce fut avec un grand sourire qu’il lui répondit : « Oui, on est bien ici. Tu cherches un livre en particulier ? Je peux peut-être te renseigner. » On pouvait toujours être étonné par les lectures des personnes que l’on connaissait, peut-être qu’O’Connor était amatrice de poésie.

Ceres Avenues fut soudainement balayée par la pluie. De grosses gouttes d’eau s’écrasèrent sur la vitrine, qui fut rapidement criblées en un bruit sourd. Dans la rue, la vie disparaissait, avec des passants qui couraient se mettre à l’abri. L’un d’entre eux - que Sohan reconnut comme étant Philip, un habitué des « cafés philo » et du rayons des arts, littérature classique et des sciences humaines et sociales – s’avança vers la librairie mais se ravisa après avoir jeté un coup d’œil à l’intérieur. Oz le salua de la main puis reporta son attention sur Maddy.
Ils se connaissaient depuis longtemps, tous deux ayant grandi à Skid Row. L’Irlandaise lui avait permis de trouver les 1 500 dollars qui lui avaient manqué pour ouvrir sa librairie. Si elle n’avait pas paru très emballée par l’idée de mettre de la thune dans des livres, elle s’était laissée convaincre par l’argumentaire du trentenaire : revaloriser Skid Row en y créant un point d’accès à la culture et à l’éducation. Pas vraiment les univers de prédilection de la bookmakeuse, mais elle trouvait ça « chouette » pour les gosses et les vieux du quartier. Maddy avait été cool avec lui : elle lui avait appris deux-trois trucs pour gagner de l’argent sur l’argent de quelques paris. Bref, l’Irlandaise avait fait ça pour l’aider, car elle trouvait que son projet de librairie solidaire pouvait être un plus pour Skid Row. Fin de l’histoire. Enfin, pour Sohan, qui appréciait de la voir paraître pour la première fois dans son local. C’était d’ailleurs l’occasion de la remercier, vu qu’elle lui avait demandé de le faire « plus tard ». « Encore merci pour ton aide. Tout ça n’aurait sûrement pas pu aboutir, en tout cas, pas aussi bien, sans toi. » En contre-bas du comptoir, Sunny fixait la grande rousse. Sa queue chassait l’air nerveusement, et un faible grognement résonnait dans sa gueule entrouverte, en guise d’avertissement. Ellroy envoya une main en direction de la tête de l’animal et voulut rassurer ses invités quant à l’éducation de son chien : « L’orage l’agite. Il est un peu tendu, mais ne vous fera aucun mal. Allez, arrête Sunny ! » Le ton de sa voix s’était durci, sans pour autant gagner la moindre once d’autorité sur le canidé dont les yeux continuaient de fixer Maddy.

Cette visite de Maddy et de ses deux amis étaient pour le moins inattendue, d’autant qu’à leur façon de déambuler dans la librairie, d’observer les livres sans vraiment les regarder, Sohan aurait pu se douter que ce n’était pas dans l’optique de passer une soirée lecture par une nuit de tempête qui les avait conduits jusqu’ici. Pourtant, ce fut d’un ton qui ne pouvait être plus insouciant qu’il demanda à la jeune femme s’il pouvait la conseiller. Cette dernière se replia dans ses pensées, ses lèvres se scellant d’une sorte de grimace que le libraire ne sut interpréter. Le regard de Sohan glissa alors sur les amis de l’Irlandaise. Et là, pour le coup, l’expression figée et fermée de leur visage était assez claire quant au fait qu’eux, ils n’étaient pas venus lire du Karl Marx ou un Harlan Coben.
Maddy finit par sortir de son silence et lui demanda s’il avait des livres de gestion des investissements. Ellroy jeta aussitôt un regard en direction du rayon « économie » et tenta de visualiser mentalement les ouvrages qu'il y proposait. « Hmm, je ne sais pas si j’ai ça. Je vais avoir deux-trois titres sur l’histoire de l’économie américaine, mais qui datent un peu… Sinon, j’en ai aussi un sur l’investissement, de Benjamin Graham, un grand financier du XXème siècle, une référence ! Son idée est qu’en investissant dans la valeur, cela permet de bâtir des stratégies de long terme et d'éviter des erreurs coûteuses. Ce livre est considéré comme une bible depuis sa première édition à la fin des années 40. « L’investisseur intelligent », c’est son titre. Tu connais peut-être ? » Sohan ne sut dire si le livre répondait à la recherche de Maddy. Peut-être qu’en voyant l’ouvrage et en en lisant le résumé sur la quatrième de couverture, elle saurait si c’était ce genre de livre qu’elle voulait.

Néanmoins, avant qu’il n’entame un mouvement, le libraire tint à remercier l’Irlandaise pour son aide financière. Il lui était redevable. Si « L’investisseur intelligent » était le genre de livre qu’elle cherchait, il lui offrirait. C’était la moindre des choses. Et c’était d’ailleurs clairement pas assez. « Je vous offre un thé ou du café ? » leur proposa-t-il de son plus beau sourire.
Or, dans son dos, Sunny s’agitait, fixant avec animosité Maddy. L’orage le rendait anxieux, mais ce n’était pas une raison pour qu’il se montre aussi désagréable. Sohan lui ordonna de se calmer, avec tout le manque d’autorité qui le caractérisait. L’animal ne lui accorda même pas un regard et se permit même d’aboyer une première fois. « Ah là, non ! » Le natif se retourna vers Sunny, se pencha de sorte à rapproche son visage de la tête du canidé, puis le cerna d’un regard noirci par le mécontentement. « Tu arrêtes. » D’une main, il saisit le collier du chien et le força à se coucher. Sunny résista quelques secondes, ses yeux mordorés toujours accrochés à Maddy, puis consentit à obéir. « Je suis vraiment désolé. Il est bien éduqué pourtant. Enfin, pour un chien trouvé dans la rue. Il est vraiment gentil, je ne comprends pas pourquoi il te grogne comme ça dessus. »

L’incident Sunny passé, ils en revinrent à la petite libraire dont les quatre murs avaient été aménagés en partie grâce à la jeune femme. Celle-ci lui expliqua qu’il avait été normal, naturel de l’aider. « Oui, tu as raison, il faut s’entraider dans un quartier comme celui-ci pour voir ses rêves se réaliser. Mais tout le monde ne le fait pas. J’ai eu de la chance de pouvoir compter sur toi. » Aucun remerciement ne serait jamais assez fort ni suffisant pour lui exprimer toute la gratitude que Sohan avait envers l’Irlandaise. Ce fut alors qu’elle lui suggéra de faire quelque chose de cette gratitude, en contribuant à son tour à aider d’autres personnes à monter leur entreprise. Les jeux d’argent ne pouvaient être retenus comme valeur sûre de financement. Or, des gens continuaient à avoir besoin de soutien ici, à Skid Row. Maddy cherchait donc d’autres moyens de pouvoir leur venir en aide. Elle lui proposa de monter une sorte de communauté, d’autant que lui avait déjà bénéficié du système qu’ils pourraient mettre en place. Ellroy n’était pas sûr d’avoir tout bien compris, mais il était prêt à s’engager pour les gens du quartier. Il ne devait pas être égoïste. « Une sorte de cercle vertueux, hmm. J’ai toujours pensé que la solidarité était une ressource quand on est dans la galère, donc je suis prêt à aider ! Je pourrai peut-être conseiller des gens sur comment faire les démarches, notamment administratives auprès de la Mairie… enfin, du bureau qui s’occupe de ça. J’ai la chance de savoir lire et écrire, donc je pourrai aussi aider ce qui en ont besoin pour remplir les papiers. C’est assez fastidieux, mais ça peut permettre d’avoir des aides financières. Je n’ai pas trop d’argent en ce moment, donc je donnerai de mon temps. » Les yeux brillants de tant de possibilités de faire le bien à Skid Row, Ellroy offrit un large sourire à Maddy.

Une étincelle fit flamber le regard du libraire lorsque sa suggestion trouva un accueil favorable auprès de Maddy. Il réfréna néanmoins l’envie de se jeter sur le fameux livre et demeura derrière son comptoir, lui proposant une boisson chaude qu’elle déclina.
Sunny choisit cet instant pour recommencer à s’agiter, ses yeux mordorés s’accrochant à la silhouette de l’Irlandaise. Il y avait quelque chose d’électrique entre eux, et cela n’avait rien à voir avec la tempête qui s’abattait sur l’enclave downfallienne. Toutefois, Sohan contraignit l’animal à couper court à l’agressivité avec laquelle il considérait leur cliente. Ce n’étaient vraiment pas des manières… Sunny obéit et se coucha derrière les jambes de son maître, sans jamais lâcher du regard O’Connor. Cette dernière ne s’offusqua pas de ce manque de respect et se permit une pointe d’humour, histoire de détendre l’atmosphère. Quand elle parla de félins, Ellroy faillit lui proposer des ouvrages consacrés aux chats et autres félidés plus sauvages, mais se ravisa à temps, réalisant que ces albums étaient plutôt adressés à un public jeunesse.

Leur discussion en revint à la librairie qui les entourait. Maddy évoqua la précarité du quartier, ayant pour conséquence de limiter les possibilités et pire, les rêves. Lui avait réussi à mener son projet à bien, et il le devait en partie à la jeune femme. Et à la façon dont elle amenait les choses, Oz commença à se demander si elle ne cherchait pas à ce qu’il témoigne de sa gratitude. Or, cette idée était loin de lui déplaire. Puisqu’il avait eu la chance de s’en sortir, il se devait à présent d’être un appui pour celles et ceux qui, comme lui, nourrissaient des rêves. Il était bien évidemment pour l’instauration d’un climat d’entraide à Skid Row, et fit une rapide évaluation de la façon dont il pourrait être utile. Le fait qu’il sache lire et écrire était un sacré atout. De plus, Oz avait dû remplir des formulaires et autres demandes administratives afin de régulariser la situation de sa librairie et d’obtenir de petites subventions. Le conseiller qui l’avait reçu à la Mairie lui avait d’ailleurs confessé que beaucoup de personnes n’arrivaient pas jusqu’à lui, faute d’avoir pu remplir tel ou tel papier. Il y avait bien une petite association d’écrivains publics qui faisait quelques permanences, mais la plupart des gens ignorait leur existence, et restait de fait dans une situation irrégulière. Par conséquent, lettré, Sohan pouvait être une plus-value pour le quartier, ce que l’Irlandaise confirma.

Et alors que le libraire s’apprêtait à quitter son comptoir pour aller chercher dans les rayonnages « L’investisseur intelligent », Maddy le retint en reprenant la parole. Elle avait besoin d’une aide financière, pas de la Mairie, mais de ceux qu’elle avait et allait soutenir dans leur projet. Ellroy fronça légèrement les sourcils. Faisait-elle allusion à l’argent qu’il lui devait ? Car, à ce propos, il fallait qu’il lui dise qu’il était encore trop juste pour pouvoir lui rendre son emprunt.
L’Irlandaise explicita ensuite son propos, évoquant l’insécurité dans le quartier : des commerces se faisaient piller, des gens agresser. Cette violence était devenue la norme dans les rues du Skid Row. Pourtant, Maddy ne s’en satisfaisait pas. Décidément, cette femme était vraiment dans le souci des autres. Adoucissant son visage d’un sourire compréhensif, Oz hocha la tête, par la positive. « C’est vrai que Skid Row n’est pas le quartier le plus sûr de la ville. J’ai de la chance : sur Ceres Avenue, la vie y est plutôt tranquille, de jour comme de nuit. Je pense que c’est pour ça d’ailleurs qu’on a été plusieurs à ouvrir nos commerces ici. Mais bon, les autres rues mériteraient aussi de connaitre un tel sentiment de sécurité. » Le regard du trentenaire avait glissé sur le bout de rue sur lequel donnait la vitrine de sa boutique. Dehors, la pluie continuait de marteler le bitume en un battement sourd. Le vent s’était calmé en revanche, abandonnant une épaisse couche de nuages noirs au-dessus de la ville.

O’Connor continua à développer son idée, à savoir de faire assurer la sécurité du quartier par ses combattants. Bien évidemment, il faudrait les payer. Sohan tiqua légèrement mais se fut à peine visible. Il n’aimait pas cette logique monétaire où tout fonctionne que s’il y a de l’argent qui est donné et perçu. Il croyait plus à la solidarité et au « troc », avec des échanges de services. Selon lui, le cercle vertueux dont ils parlaient depuis quelques minutes en serait d’autant plus vertueux. Mais peut-être était-il trop idéaliste et naïf. Une expression attristée plissa le visage de la jeune femme, tandis qu’elle évoquait les petits cons qui mettraient et mettraient à mal leurs efforts. Ellroy l’imita, et fixa son comptoir, pensif.
Il les laissa ainsi dans un silence qui s’étendit sur quelques longues secondes, avant de soudainement se ressaisir. « Je comprends. Si tu penses que c’est comme ça qu’il faut faire, pourquoi pas. Par contre, je suis un peu court ce mois-ci. J’ai dû finir de payer les travaux faits dans la librairie. Est-ce que ça peut attendre le mois prochain ? Je pense pouvoir mettre 100, peut-être 200 dollars de côté. En revanche, j’ai du temps à donner donc si tu me dis qui aurait besoin d’aide pour remplir des papiers, j’irai les voir dans la semaine. » Sohan était convaincu de la patience de sa créancière, tout comme du fait qu’il saurait lui rembourser les 1 500 dollars empruntés. « Je vais te chercher le livre d’économie » lui annonça-t-il ensuite, cette fois-ci bien décidé à sortir de derrière le comptoir.

Ils s’étaient compris. Du mois, Maddy était parvenue à se faire comprendre. Sohan devait contribuer aux lendemains meilleurs de Skid Row. Ce quartier l’avait vu naître, grandir, et le verrait certainement mourir, et peut-être même vieillir. Il lui devait bien ça, même s’il ne lui ait pas permis une existence facile. Mais Skid Row avait forgé l’homme qu’il était, et Ellroy ne pouvait que souhaiter que d’autres personnes connaissent une même trajectoire de vie que la sienne. Comme beaucoup, il venait et revenait de loin. Une mère toxico constamment négligente et régulièrement maltraitante, des trottoirs trop dangereux pour être sillonnés à six ans seul, de mauvaises rencontres et des mauvais choix, l’échappatoire puis l’impasse de la drogue. Et il lui avait fallu gouter au baiser de la mort pour infléchir cette courbe existentielle et la faire repartir. Depuis dix-huit mois, il vivait une autre vie ; une vie à laquelle il ne s’était jamais permis de croire, faute de l’avoir même envisagée. Alors que c’était possible, à Skid Row même. Il en avait la preuve. Il en était la preuve.

Un sourire étira les lèvres du libraire qui ne prenait pas vraiment la mesure de l’échange qu’il avait avec la gérante du Fight Club. Assez naïvement, Sohan pensait que sa dette de 1 500 dollars saurait être remboursée en des délais allongés. Il n’avait pas gardé en mémoire les clauses de cet emprunt, peut-être parce que Maddy n’avait rien spécifié à l’époque. Mais si elle n’en avait rien dit, c’était peut-être parce qu’il existait des « pratiques » implicites à ce genre d’accord, comme devoir rembourser l’argent tant de temps après, avec une éventuelle majoration ; des « pratiques » de « bon sens » qui, pour le coup, échappaient au trentenaire. Aussi, il guetta les réactions de sa créancière d’un regard anxieux lorsqu’il demanda un délai, gageant d’à peine lui rendre 100 à 200 dollars le mois prochain. Pour compenser, il s’engagea à donner de son temps.
Maddy, dans sa grande mansuétude, lui confirma que le paiement pouvait encore attendre un peu. Sohan griffonna rapidement le prénom de l’Irlandaise sur un bout de papier promu en note. A la manière dont elle lui accordait ce délai, Oz crut comprendre qu’il accumulait un retard qui pourrait devenir ennuyant, principalement pour sa librairie et lui. Les mots de « danger » et de « pression » avaient alerté son esprit pas toujours assez vif à ce genre de détails. Mais il ne s’appesantit pas sur l’éventuel sous-texte et retrouva son sourire quand Maddy lui dit qu’elle lui enverrait des gens, tant pour être aidés à remplir des papiers que pour trouver un bon bouquin à lire. D’ailleurs, elle l’autorisa à quitter son comptoir pour chercher dans le rayonnage « L’investisseur intelligent ». « Par contre, je crois que c’est une réimpression datant des années 80 » annonça-t-il à travers le petit local, s’éloignant de ses trois invités.

Arrivé en face du rayon « économie » - qui se composait d’une vingtaine de bouquins -, Sohan saisit celui de Graham et l’ouvrit à la recherche de la deuxième de couverture. Cette édition datait en effet de 1983. Le temps avait d’ailleurs jauni ses pages, mais il était globalement en bon état. Il épousseta néanmoins chaque surface du livre, tout en laissant son regard se balader sur les autres titres qu’il avait. Peut-être qu’il pouvait lui proposer un second ouvrage. « Ah, j’ai aussi « The Automayic Millionaire » de David Bach. Le titre est racoleur mais le contenu reste vraiment qualitatif et traite de façon intelligente et stratégique de l’investissement et des finances personnelles. » Peut-être que lui-aussi pourrait en apprendre des choses dans ce livre, genre comment réussir à garder un peu des thunes pour vivre plus que survivre. Et rembourser ses dettes. Ellroy prit l’ouvrage par la tranche et en observa rapidement la première puis la seconde de couverture : « Celui-là date de 2016. C’est plus récent, et donc peut-être plus applicable à notre société. Bien que Downfall soit hors-normes, mais j’imagine que… » Le libraire se tut au moment où il entendit Sunny aboyer à nouveau. Décidément, il était bien pénible ce soir. Tournant la tête en direction du comptoir, Oz vit Maddy faire un pas en arrière, visiblement indisposée par l’attitude agressive du chien. Claquant la langue – comme le faisait souvent sa demi-sœur, India, dont il avait copié malgré lui le tic -, il sortit du rayonnage et revint vers le comptoir, des yeux furieux braqués sur le canidé. « C’est n’importe quoi là ! Allez, viens ici, au pied. Je vais te mettre dehors ! » le menaça-t-il. Et cela eut un effet sur le chien qui perdit de son aplomb et coula un regard désespéré vers son maître. L’Irlandaise se plaignit cette fois-ci ouvertement de Sunny, le décrivant à juste titre comme « pas très accueillant », puis lui demanda s’il le gardait souvent dans la librairie. « Oui. En fait, c’est un peu sa niche aussi. J’habite au-dessus mais on m’a dit que c’est bien de mettre des limites à un chien et de ne pas partager tous les espaces avec lui. Du coup, la nuit, il dort dans la librairie. En journée, il peut sortir faire sa vie, et il vient balader avec moi quand je dois bouger. C’est un chien qui a été abandonné : il a des réactions un peu bizarres, mais ce n’est pas un méchant chien. Vraiment. Je ne comprends pas pourquoi il en a après toi comme ça... Peut-être une odeur sur tes vêtements ? » Tandis qu’il parlait, Ellroy s’était approché de Sunny et l’avait attrapé par le collier. « Il y a autre chose dont tu voulais me parler ? » ajouta-t-il, un sourire qui se voulait poli sur les lèvres. Il sentait bien que la tension entre Maddy et le chien ne se dissiperait qu’une fois leur proximité interrompue, et donc l’Irlandaise partie.

Penché au-dessus de Sunny qu’il tenait fermement par le collier, Sohan déposa les deux livres d’économie sur le comptoir. Il ne comprenait pas pourquoi son chien était aussi agité et ouvertement hostile vis-à-vis de Maddy. Cette dernière s’était d’ailleurs crispée à la suite du dernier aboiement agressif du canidé. Elle demanda à l’un de ses hommes de prendre les livres, ne désirant pas se risquer à faire un pas en direction de l’animal. Et à raison. Sunny refusait de se calmer. Après avoir jeté un regard désespéré à son maître, il s’était remis à fixer l’Irlandaise, avec une agressivité que Sohan ne lui connaissait pas. C’était la première fois que Sunny se montrait aussi belliqueux. Sa queue était basse, presque rentrée entre ses pattes arrière, et son poil s’était hérissé sur son échine. Oz tenta de lisser le pelage de sa main libre, en vain. Aussi, il se rendit à l’évidence : il fallait que cette rencontre s’achève au plus vite. Ellroy réalisa qu’il était stupide de mettre le chien dehors plutôt que Maddy, car celui-ci attendrait sur le perron, prêt à attaquer quand elle sortirait. Ainsi maintenu par son maître, Sunny n’osait pas sauter. L’animal avait largement la force pour bondir sur l’Irlandaise malgré la prise de son maître. Donc, s’il ne le faisait pas, c’était bien parce qu’il y consentait. Or, une fois Sunny mis dehors, Sohan n’aurait plus aucune autorité sur lui, même pas celle affective ; celle-là même qu’il possédait en cet instant en étant au contact de l’animal.

Ainsi, il demanda à ses invités, et surtout Maddy, s’il y avait un autre sujet à aborder. L’Irlandaise jugea que non, il n’y avait pas d’autres points dont elle voulait traiter avec lui. Elle fit une synthèse de ce qu’ils s’étaient dit, et rappela qu’en qualité d’habitants de Skid Row, ils pouvaient – devaient ? – pouvoir compter l’un sur l’autre et se rendre quelques services. Elle lui annonça qu’elle repasserait, entre-autre pour lui rendre les livres. Ce serait également l’occasion de récupérer un premier versement de son argent, si le libraire était parvenu à conserver quelques billets. Elle l’invita même à passer au Fight Club dans ce cas, histoire de lui épargner la route d’une part, et de venir visiter le lieu réhabilité d’autre part. Sohan parvenait enfin à une double lecture de ce que Maddy pouvait lui dire. Il s’inspirait des romans policiers et mafieux qu’il avait pu lire, sachant pertinemment que le risque d’une telle vigilance portée à chaque mot était celui de la paranoïa. Et il se posait à présent la question : devait-il se méfier de la jeune femme ? Jusqu’à une minute auparavant, Sohan aurait répondu que non, parce que l’Irlandaise défendait de nobles idées. Pourtant, maintenant qu’il écoutait autrement ce qu’elle lui disait, il avait l’impression de deviner des menaces dissimulées. Pourquoi aurait-il des ennuis avec le voisinage ? Cela faisait bientôt six mois qu’il avait ouvert, et il n’avait rencontré aucun problème, si ce n’était quelques tags faits au feutre par des gamins. Était-ce par ce que Maddy voulait qu’il en soit ainsi ? Contrôlait-elle à ce point les rues de Skid Row pour décider de ce qui s’y passait ou non ?

Sans s’en rendre compte, le trentenaire se mit à plisser des yeux, empêtré dans ses réflexions. Il lui fallut quelques secondes pour s’en extirper et saluer ses invités : « Je n’y manquerai pas ! Et tu peux garder les livres, je te les offre. » Ce n’était pas ainsi qu’il se ferait de l’argent, mais le but de sa librairie solidaire n’avait jamais été la rentabilité financière. Est-ce qu’il arriverait à garder pour autant une place dans le territoire que O’Connor tentait de maitriser ? « Faites attention sur la route, le bitume est particulièrement glissant quand il est trempé comme ça. » Dehors, le vent avait fait taire un instant la pluie.
Sohan salua les trois individus de sa main libre et attendit que Maddy et ses hommes soient sortis, et que la porte se soit refermée dans leur dos pour le lâcher. L’animal se jeta évidemment en direction de la porte et aboya à trois reprises, la queue cette fois-ci haute et fière, fouettant l’air avec panache. « Arrête Sunny, c’est ce genre d’attitude qui peut vraiment contrarier les gens... » Il avait parlé d’une voix basse. Ellroy avait beau être naïf, il savait qu’il existait des personnes à Downfall qui ne devaient pas être contrariée.