[TERMINE] What am I to think of all this now ~

J’ai mis les bouchées double pour arriver à l’heure. Then again qu’est-ce que vraiment arriver à l’heure quand la personne qu’on est censé retrouver n’a pas d’horaire fixe. Ou si peu. Et d’ailleurs elle n’est pas censée savoir que je vais arriver pour la retrouver. Même si ça a tendance à se répéter dans le temps. Enfin, ce n’est pas pour autant qu’elle n’y a vu autre chose que du feu. Ou une simple coïncidence. Oui, appelons cela ainsi. Alors pourquoi je me dépêche ? Allez savoir.

J’ai fini tard. Une énième urgence à régler. C’est un peu le concept même de cette partie de l’hôpital, on est d’accord. Mais en tant que psy je ne suis pas censée y passer autant de temps. Certes, c’est en partie de ma faute (c’est un bien grand mot, je vous le concède ; il n’en reste pas moins véridique). Forcément, vu le degré de poisse que je me ramasse depuis quelques semaines (je pourrais dire années mais cela risque de ne pas plaire à karma et vu le froid qui règne entre nous, autant éviter de tourner les couteaux dans les plaies – des inconnus font ça très bien pour nous dans la plupart des ruelles de Downfall), donc la poisse tout ça tout ça, eh bien vu comme je m’en trimballe quand même pas mal dans mon sillage ; je me suis dit qu’il serait bien temps de se mettre à quelques cours de premiers secours pour les nuls (voire même l’étape au-dessus). Et comment mieux apprendre que sur le terrain ? Avec des pros qui ne demandent pas un rond pour partager leurs connaissances. La plupart me les refilerait même bien avec le plus grand plaisir si cela pouvait les dédouaner de la suite. Mais le serment d’Hippocrate hein …
Tout ça pour dire que j’ai encore traîné ma carcasse bien trop longtemps dans les couloirs des urgences et je n’ai évidemment pas vu le temps passer. Enfin un peu quand même, mais on ne se barre pas d’une intervention quand ça nous stitch. Oui okay, moi j’en ai le droit le plus stricte, mais ça ne se fait pas ! Même pas en Downfall !
Et donc (on va y arriver !) je suis arrivée en retard. Même s’il est difficile de déterminer en retard de quoi, on est bien d’accord. Mais le résultat reste sensiblement pareil : Love n’est plus nulle part dans les parages. Et j’ai bien du mal à cacher mon semblant de moue lorsqu’une de ses sœurs finit par me confirmer qu’elle a quitté le Carnival quelques minutes avant mon arrivée. Je me maudis intérieurement de ne pas avoir couru plus vite. Et en même temps d’avoir couru. Si j’avais su … mouais, j’aurais quand même tenté. On est d’accord.

Une des barmaids me propose un truc à boire. Enfin, pas exactement. Elle m’invite plutôt à la consommation ou à libérer la place. Pas que j’avais vraiment décidé de rester ici encore un temps, mais après tout … pourquoi pas ? De toute évidence, qu’est-ce que j’ai à perdre ? Non non, inutile de répondre, je finirai bien par le découvrir par moi-même assez rapidement.

Elle me sert un cocktail assez light (c’est que je dois rentrer seule du coup, et même si ce n’est pas très loin …) que je règle immédiatement (pour souligner que un ça suffira ce soir – ce dont elle ne croit pas un mot et ça se voit, mais elle arrive à garder sa langue ce qui est déjà une victoire en soi) avant de m’éloigner du comptoir. Trop de monde. Trop de bruit. Trop de plein de choses dont je n’ai pas vraiment envie ce soir. Tandis qu’habituellement cela me dérange à peine. Allez comprendre.

Je m’éloigne un peu de la foule. Ce qui n’est pas facile vu l’endroit. Je finis néanmoins par trouver un coin un peu plus reculé. Trop à l’écart que pour voir danser les filles sous le bon angle. Et trop éloigné du bar que pour réussir à attirer l’attention du personnel qui s’y affaire à servir un maximum de monde dans un temps record. Par contre on peut observer pas mal de choses et pas qu’observer. D’ailleurs ça m’étonne que ce coin soit si peu peuplé ce soir. À moins que finalement il ne soit pas encore si tard que ça ? Et que j’ai juste joué de mauvaise chance ?

- « Bonsoir. »

Que je balance plus par réflexe que par réelle envie. Je n’ai d’ailleurs pas regardé à qui je l’adressais. J’ai juste remarquer une autre âme errante du coin de l’œil, tandis que mon horloge interne tente de se mettre au diapason avec la réalité. Ce qui semble plus difficile à faire qu’à dire. Il faudrait vraiment que j’arrive à dormir quelques heures cette nuit. Mais seule ça risque d’être plus pénible à mettre en œuvre …

- « Ça ne vous dérange pas que je vienne partager votre petit coin de quiétude ? »

Grand bien même ça le dérangeait, il n’a qu’à bouger lui.
Ce n’est pas mon problème.

Je sirote mon verre (si on veut, c’est plutôt que je trempe timidement mes lèvres dans l’alcool) tandis que du regard je parcours une dernière fois la scène. Je ne m’attarde pas vraiment sur les corps en mouvement. Il va sans dire qu’il n’y a pas celui que je cherche à y trouver. On dit que l’espoir fait vivre. Auquel cas il parait que l’attente fait mourir. Est-ce pour autant une bonne soirée pour finir dans un caniveau avec la gorge tranchée ? Y’a-t-il seulement une bonne soirée pour cela me demanderez-vous. Probablement que oui. Ah non ? De toute évidence, ce ne sera pas pour ce soir. Pas si on me demande mon avis. Et comme personne ne le demande, ma foi.

J’en venais presque à oublier l’autre âme en perdition. Presque.
Plus encore quand sa tournure de phrase m’incite à me tourner en sa direction. Pendant un instant j’ai vraiment cru tomber sur un vieux pervers (stéréotype et cliché obligent) et il était hors de question de lui offrir mon dos (pour ne pas dire autre chose) en pâture. Sauf que voilà, déjà ce n’est pas un vieux. Pour le côté pervers, c’est un peu trop tôt que pour juger. Je garde néanmoins une certaine distance. Rien contre lui en particulier, mais à force de traîner à Downfall on apprend à se méfier. Et Love serait la première à me dire que le Carnival ne fait pas exception à la règle. Fichtre, comment elle fait pour déterminer au premier coup l’œil si ça vaut la peine ou pas. Même si, m’est avis que ça ne vaut jamais la peine. Mais qui suis-je dans l’histoire hein ? Je me surprends à lever les yeux au ciel/slash/plafond à cette petite pensée anodine et à me secouer légèrement la tête tandis qu’un soupire s’exfiltre par mon nez. Décidément, j’ai beau essayer, je n’arrive pas à la comprendre.

Mais passons. Vaut mieux ne pas couper le contact visuel trop longtemps. Il pourrait en tirer des conclusions tout droit sorties de la cuisse de Jupiter. Les gens ont tendance à aimer faire ça. Mon côté psy trouverait à justifier ce comportement pour x ou telle mécanisme du subconscient, mais là dans l’immédiat je l’emmerde ce côté-là. J’ai presté assez d’heures aujourd’hui (et les jours précédents) que pour me permettre un break. Même si, je vous le concède, c’est plus facile à dire qu’à faire. Je force donc un peu la main.
Et lorsque je repose mon attention sur mon autoproclamé interlocuteur de la journée, c’est pour constater qu’il vient de reculer encore plus dans son coin. Oh c’est sympathique ça dites donc. Il peut tout aussi bien être cash et me balancer que je pue. Bon c’est probablement qu’il s’attendait à quelqu’un de plus jeune, ou du moins qui bosse ici. Bingo, voilà-t-il pas qu’il me pose carrément la question ! Pour une fois qu’on ne devine pas mon job rien qu’en fixant mon front … Et même si j’ai l’impression de passer à l’interrogatoire (ce n’est pas la première fois), j’accepte d’y répondre. Allez comprendre pourquoi.

- « J’espérais retrouver quelqu’un, mais je me suis trompée. »

D’endroit.
De fille.
De vie.
Pick one.

- « Je travaille à l’hôpital. »

Ce n’est un secret pour personne. Au moins la trois quart de la population de Downfall a déjà dû passer au moins une fois dans sa misérable vie par la case des urgences ces quatorze derniers mois. Il y a donc une forte probabilité que j’ai déjà croisé bon nombre des gens qui se trémoussent ici ce soir. Même si ce jeune homme en question ne m’évoque rien. Et cela semble réciproque. Un but partout. Balle au centre. Au même on commence le match avec les mêmes pénalités.

Il détourne le regard pour le poser sur un de ses bras. Puis sa main. Il ne semble pas lui-même savoir ce qu’il veut faire, voire carrément qui il est … euh, c’est moi où je les attire à moi ces énergumènes-là ?
Il me bombarde quelques questions supplémentaires. Je ne sais pas immédiatement où il veut en venir. Et peut-être bien que je devrais écouter mon instinct et juste prendre congé de lui. No bad feelings, but stop. Sauf que voilà, moi et mon instinct de survie on est un peu en froid pour le moment. Comme moi et cette bitch de karma (en tout bon tout honneur, promis juré craché si je mens je vais en enfer – ce n’est pas comme si je n’avais pas déjà mon ticket d’entrée tout prêt à se faire cramer). Tout ça pour dire que …

- « Bonsoir Lennox, je m’appelle Mickaëla. »

Eh bien oui, je lui réponds. Et tant qu’à faire, autant faire les choses bien non ?

- « Non ce n’est pas la première fois. »

J’aurais pu dire ma ; mais il était là un lapsus bien trop révélateur à mon goût. Qui ne lui était d’ailleurs absolument pas destiné. Qui n’était destiné à personne tout court. Alors on va dire qu’il n’a même jamais eu l’ersatz d’un doute de quoi que ce soit. Times.

- « Est-ce la vôtre ? »

À dire vrai je m’en fous pas mal, mais au moins ça fait la conversation. Peut-être que Love finira par se pointer. Ou peut-être pas. Et je me contenterai de finir mon verre de bulles avant de rentrer à l’appartement pour m’occuper de Bob. Et de Ada. Ou de Bob avec Ada. Allez savoir.

- « Vous attendez quelqu’un ? »

On peut toujours attendre ensemble.
Y’a peu de chance que je gagne.
Mais qui sait.
Ça tombe on va poireauter tous les deux comme des cons jusqu’à la fermeture.

Il n’y a pas à dire, il est plutôt sympa. Il semble d’ailleurs s’amuser de la situation bien plus que moi. Déjà il espère que je vais trouver la personne que je cherche. Ça m’étonnerait. Enfin, de la retrouver ici. Et encore ce soir. Au pire on se chopera à l’appartement aux petites heures. Enfin, si du moins elle daigne rentrer avant que moi je ne reparte. Je me demande vaguement si je bosse demain matin. Ce ne serait pas la première fois que je me pointe à l’hosto un jour où mon agenda prétend que je suis en repos. Repos, ha la bonne blague. Comme si on était jamais en repos avec le métier que je me paie. Comme si le monde moderne pouvait se permettre que les psys prennent un peu de temps pour eux plutôt que pour tout ce qui les entoure. On aura décidemment tout entendu. Mais passons, je zieuterai sur le calendrier du réfrigérateur en rentrant. Et comme je ne suis visiblement pas prête de rentrer.

Maître-chien donc. Tiens, c’est original. Et à première vue je ne lui aurais clairement pas collé ce profil. Un point pour lui. Au moins il arrive à faire dans la discrétion. Enfin, j’espère pour lui que c’est le but sans quoi … mais passons. Je ne suis pas là pour dresser un profil psychologique. Et lui clairement pas en attente de se voir refiler un rapport complet et détaillé. Encore une fois, un point partout – balle au centre. Il faut croire qu’on va jouer les prolongations si on continue sur cette lancée.

Je ne relève pas la partie qu’il veut cacher sous silence. Après tout, chacun ses secrets. Chacun ses démons. Et comme précité, je ne suis pas payée assez que pour faire des heures supp autre part qu’aux urgences. Déjà que je ne suis pas rémunérée pour les faire à cet endroit-là. Puis si jamais les bruits de couloir se propagent quant à mes consultations sauvages au Carnival … bonjour les dégâts (et le remplissage d’agenda). Inutile de préciser que le potentiel de patients qui se trimballent (et trémoussent) par ici est une mine de diamants bruts. Et, ma foi, s’ils ont de quoi glisser des billets dans les sous-vêtements des danseuses. Mais assez de cela. Ce n’est pas non plus comme si je manquais de fric. Et ce n’est pas lui qui va empêcher ma santé mentale de vaciller. Pour autant que cela est encore possible.

Je hausse un sourcil et reviens à la réalité à ses prochains mots. Comment ça c’est bien que ce n’est pas ma première fois. Je plisse un peu les yeux pour voir s’il se moque de moi ou … ah ben non, il le pense vraiment. Il n’a pas dû comprendre le sous-entendu. Et tant mieux quelque part. Ça impliquerait un aveu de ma part que je nierai devant un tribunal. Au lieu de quoi je me concentre une nouvelle fois sur mon interlocuteur improvisé. Celui-là même qui vient de me poser une question (que j’aurais pu présumer rhétorique devant tout autour public que ce jeune homme un peu paumé) avant de me relâcher du regard pour se perdre un peu partout ailleurs. Je suis aussi sceptique que dubitative, pesant le pour et le contre de continuer cette conversation. Je ne suis même pas certaine que lui a réussi à déterminer sa préférence sur le sujet. Mais comme je n’ai fichtrement rien de mieux à faire si ce n’est postposer quelques instants de plus le moment fatidique où je vais devoir rentrer seule à l’appart …

- « Simple curiosité. »

Non ça ne l’est pas vraiment, vu que je m’en tape un peu de sa réponse ; mais c’était la suite logique à sa propre question. À croire qu’il l’avait lui-même déjà oublié au passage.
Faites que ce ne soit pas quelqu’un que je vais devoir ramener aux urgences pour un bilan neurologique, s’il vous plait.

- « Non merci. C’est très gentil de votre part, mais je peine déjà à terminer le mien. »

Et je joins le geste à la parole en lui levant mon verre de bulles dont on ne remarque même pas que je l’ai déjà siroté. Avant de reporter mon avant-bras vers le bas.

- « Vous voulez qu’on sorte ? »

Pas vous voulez sortir ?. Non, vous voulez QU’ON sorte. Je me secoue intérieurement la tête, voire carrément me fout une gifle. Je ne sais même pas pourquoi je lui ai proposé ça. Peut-être bien parce qu’il me fait un peu pitié à sembler aussi perdu dans une aussi grande pièce. Et encore, la pitié n’a jamais vraiment été mon truc. Ça ne devrait d’ailleurs être le truc de personne. Mais bon, ce qui est fait est fait. Ce qui es dit, est dit.

- « Moi aussi j’ai un chien. »

Je ne cherche même plus à comprendre. On pourrait toujours mettre ça sur le contenu de mon verre. Ou, à l’inverse, sur le fait que je n’ai pas encore assez bu de la soirée.

- « Je n’aimerais pas le savoir seul sans surveillance dans une ville comme celle-ci. »

Car son chien se trouve bien à l’extérieur, non ? C’est ce qu’il vient d’avouer. Puis pourquoi n’aurait-il eu de cesse de regarder les fenêtres sinon ? À moins que tout était planifié d’avance ? Et que je suis juste une cruche qui vient de marcher dans le panneau ? Oh et puis merde. Love n’a qu’à être plus présente si elle veut m’empêcher de faire autant de conneries qu’elle !

Moi aussi j’ai un chien.
Mais putain Micka, tu pensais à quoi là ? C’est la porte ouverte à tous les siphonnés du bocal de la ville ça ! Autant ouvrir les bras et crier OPEN BAR au beau milieu de la rue ! J’aurais mieux fait de lui refiler mon portefeuille et mon téléphone portable avant de me barrer. C’est vraiment du grand n’importe quoi. JE fais vraiment du grand n’importe quoi. Pourquoi je ne pouvais pas juste me contenter d’avaler mon verre cul sec et de rentrer à l’appart ? Pourquoi est-ce qu’il a fallu que je passe par le Carnival dans un premier temps ? Non mais sérieux, je m’attendais à quoi en venant me perdre ici ? À trouver Love ? Et puis quoi encore ? Lui demander de rentrer avec moi ? La priver d’une bonne paie ? Ou carrément la voir quitter les lieux au bras d’un mec qui n’essaie même pas de voiler les intentions ? … mouais, j’suis vraiment juste une grosse masochiste dans l’âme. Et ça fout un coup supplémentaire au moral de s’en rendre compte.
Mais était-ce pour autant une raison de proposer à un total inconnu (même en ayant échangé nos supposés prénoms) de sortir voir son chien.

À coup sûr il va penser que c’est un langage codé pour autre chose. Et comment lui en blâmer ? Je me gifle mentalement. Je pourrais contenter de juste me secouer un bon coup, mais fait est d’admettre que ça ne fonctionne pas. Been there. Done that. Soooooo not working. Alors peut-être une bonne vieille gifle virtuelle? Qui sait. Qui ne tente rien, n’a rien. Même si là pour le coup le mal est déjà fait et la claque arrive trois ans après la guerre. Reste désormais à découvrir la définition et l’étendu dudit mal.
Oui car notre ami Lennox ci-présent semble tout cela très … SUPER.

Une nouvelle fois, je hausse un sourcil. Et cette fois-ci j’avale même carrément la moitié de mon verre de bulles. Ce n’est pas censé se boire ainsi. OSEF !
Je dépose mon verre sur une table haute et vais pour le suivre. J’aurais pu emporter le reste de mon verre, mais à quoi bon ? Pour le boire dans une ruelle sombre ? Pour lui jeter à la figure si jamais ça venait à dégénérer ? Pour me protéger de son chien qui va me sauter à la gorge ? Ma foi, c’est de loin l’option la plus prometteuse que j’ai eu le plaisir d’imaginer depuis bien longtemps déjà. Sans vouloir offenser personne. En commençant par mon acolyte de la soirée ET son chien.

Une dizaine de pas plus loin, nous sortons au grand air. Le vent me gifle le visage (à défaut de la main de ma coloc, on fera avec) et je prends un instant pour fermer les yeux et inspirer la fraîcheur nocturne. Même si ça ne sent pas spécialement l’eau de rose, ça reste quand même vachement plus plaisant que NY, LA ou toutes ces autres grandes villes monopoles et monopolisées. Moins de trafic. Moins de bruit. Moins de meurtres. Ah non, pas celui-là. Mais à première vue il n’y a pas de cadavres dans les environs. Alors si on pouvait continuer sur cette lancée, ce serait mentir que de prétendre que ça ne m’arrange pas. Non merci, j’ai donné.

Quand je reviens à moi, c’est pour voir Lennox me faire un signe de le rejoindre. Il m’invite à caresser son chien. Hors contexte, cette phrase prêterait tellement à sourire. Je suis certaine que je ferai la soirée de Claudia quand je lui raconterai l’absurdité de cette situation, voire même de cette rencontre. Mais on est à Downfall, plus rien ne devrait m’étonner.

Je finis par m’accroupir pour un câlin canin … qui l’eut cru. Bob va tellement faire son jaloux quand je vais rentrer (non en fait il n’en aura strictement rien à kitsch et ça va me vexer à moi). Cette réalité me frappe et je me secoue légèrement la tête tandis que le canidé se laisse docilement faire. Lorsque je reporte, après quelques instants, mon regard sur son maître – celui-ci semble tout à coup vachement moins à l’aise (déjà qu’il ne l’était pas à l’intérieur). Il m’adresse la parole, tout en me tournant le dos. Je me redresse lentement après une dernière tapote à son fidèle ami à poils.

- « Pourquoi ne serais-je pas gentille avec toi? »

Il aurait préféré que je l’insulte ou que je l’attaque ou quoi ? Et que son chien m’attaque pour de bon pour obtenir une sorte de sensation de supériorité ? Pitié mec, on n’invite pas quelqu’un à voir son chien pour en arriver là. Même si, j’en conviens, c’est moi qui ai lancé l’invitation.

- « Quelque chose ne va pas? »

Mauvaise question Micka, tu le sais. C’est ouvrir la porte de Pandore. Que voulez-vous, chassez le naturel blah blah blah.

- « Tu veux en parler? »

Mauvaise question bis. Il est où ce foutu interrupteur psy ?!!

- « Tu veux qu’on retourne à l’intérieur ? »

Ah c’est déjà mieux.
Au moins il y aura des témoins.
Au moins il y aura de l’alcool.
Pil poil ce qu’il faut pour se noyer.
Dans tous les sens du terme.

Avec son dos toujours tourné vers moi, j’ai tout le loisir de scruter les environs en quête d’une autre âme qui vive. Sauf que voilà, je fais un peu chou blanc. À droite, des ruelles mal éclairées et probablement peu fréquentables. À gauche, la porte qu’on vient de passer, qui s’est entre-temps refermée. J’aurais beau crier de tout mon soul si la situation venait à le justifier, que personne ne viendrait à mon secours. Bon, ça se serait même le cas si quelqu’un pouvait effectivement m’entendre. Les bons samaritains, ça n’existe que dans la science-fiction. Et non pas car ils n’ont jamais existé, mais parce que ce sont les premiers qui passent sous le couteau. Trop bon, trop … bref, vous voyez le tableau.

Il ne me reste plus qu’à soupire tout en reportant mon attention sur le dénommé Lennox (du moins est-ce le nom qu’il m’a confié – et je n’ai vraiment pas envie de me prendre la tête à découvrir s’il a dit vrai ou autre). Il active son moulin à paroles. Il se fait un point d’honneur à répondre à toutes mes questions, d’une seule traite. J’en viendrais presque à me demander s’il a réussi à respirer entre deux points de ponctuation – pour autant qu’ils aient été intégrés dans l’histoire. C’est assez impressionnant quand on y regarde d’un peu plus près. Mais pas trop non plus. Expérience oblige. Et à en déduire de son body language, quelque chose me dit que le naturel va bientôt surgir … et que mon radar psy ne m’a pas fait défaut. Quand je vous dis que je les attire !

Il m’en dévoile beaucoup sur lui-même. Et sur son cruel manque d’amour-propre. Et pourtant je ne lui ai pas révélé mon job. Du moins je n’en ai pas souvenir. Preuve supplémentaire de la théorie que je viens tout juste d’avancer.

Je ne sais pas trop ce qui se passe ensuite. Il me regarde. Je le regarde (ça me semble logique vu le look qu’il me balance). Il s’avance. Me regarde encore plus intensément. J’arque un sourcil, tentant de comprendre ce qu’il essaie de me communiquer (à défaut de mettre plus de mots encore sur son comportement, peut-être bien qu’il venait de tomber à court après avoir ouvert le robinet si abruptement ?). Puis il scrute les environs. Un peu comme moi juste avant. Sauf que ça n’a pas vraiment l’air d’être pour les mêmes raisons. Ensuite il s’éloigne, ce qui me permet de respirer à nouveau normalement (je ne m’étais même pas rendue compte que j’avais cessé de). Il entraîne son chien un peu plus loin et l’attache. Euh … okay …
Puis, tout à coup, le revoilà tout près de moi. Et quand je dis près, c’est vraiment près. Genre tout près. Genre très près.

Il commence à se mordiller la lèvre et là, tout de suite dans l’immédiat, je me sens comme un gros morceau de viande crue pendue à une corde et agitée sous le nez d’un chien affamé. Ce même chien qu’il ramène au-devant de la scène. Non mais franchement, il a cru que c’était une tactique de drague ou quoi ? Et il est hors de question que je ramène quelqu’un chez moi. Ou chez Bob. Sauf Love bien sûr. Mais elle n’est pas là. Il paraît que les absents ont toujours tort. Permettez-moi d’en douter pour le coup. Celui-là même qu’il espère se payer ce soir.

Je vais pour gentiment le remettre en place quand … bordel de merde, c’est moi où il vient juste de … gémir ? Mec, tu fais grave flipper là ! Et d’instinct je recule d’un pas. Pas trop non plus, pour ne pas éveiller un réflexe animale ou autre – mais juste assez que pour ne pas être à portée de main s’il venait à tendre le bras. Du moins pas totalement. Pour cela j’aurais dû reculer davantage et comme il y a un mur dans mon dos, je préfère quand même éviter de me foutre moi-même dans le pétrin. Même si c’est en grande partie ce que je viens de faire en l’inviter à sortir du Carnival. J’aurais vraiment dû me contenter d’un verre et de rentrer. Ou de ne pas passer par ici dans un premier temps. Ça m’apprendra …

- « C’est ce que je constate oui … »

Bon, on va se la jouer cool et décontractée. Je ne le connais ni d’Eve ni d’Adam donc je ne peux qu’anticiper d’éventuelles réactions de sa part. Certaines personnes réagissent mieux au rejet que d’autres. Et je n’en sais pas assez à son sujet pour savoir où le caser exactement sur cette échelle.

- « Écoutez Lennox … »

Et un petit vouvoiement dans l’histoire, un!
Je joins le geste à la parole en relevant mes deux mains en signe de trêve (et de bouclier improvisé et pas très convaincant) :

- « Je pense qu’il y a un malentendu. Je ne travaille pas ici. »

Ça au moins, ça me semblait évident.

- « Je suis navrée si d’une quelconque manière je vous ai induit en erreur quant à ma proposition de sortir. Je voulais vraiment juste voir votre chien et prendre un peu l’air par la même occasion. Mais cela s’arrête là. N’y voyez rien de personnel. »

Enfin si, un peu quand même.

- « J’ai déjà quelqu’un. »

Ce n’est pas vraiment un mensonge.
C’est juste que elle, elle l’ignore.
C’est tout.

Ça m’aurait limite arrangé qu’elle se pointe là tout de suite maintenant. Un peu comme dans les films à l’eau de rose où la bonne personne arrive pil poil au bon moment. Mais bon, on sait tous que ça relève uniquement de la fiction. Ce n’est pas pour autant que je n’ai pas lancé un regard vers la porte qui mène au Carnival. Non mais j’espérais quoi au juste ? Qu’elle débarque ou pas ? Car si elle l’avait fait, eh bien je ne donne pas cher de la répartie de ce cher Lennox. Bien que, puisses-je me targuer de l’adjectif cher vu ce qui vient de se passer à l’instant.
Oh bordel Micka, mais pourquoi tu ne peux pas juste te contenter de rester seule dans ton coin en attendant que la tempête passe ? Bah vous n’avez qu’à poser cette question à Patrick Swayze tiens !

Je reviens à moi à travers les excuses de mon interlocuteur.
Ah ben, au temps pour moi. Déjà il n’a pas mal pris mon refus, mais en plus il a pris ses distances. C’est que ça devenait un peu oppressant tout ça. Pas qu’un peu d’ailleurs.

Et là, dans la logique des choses, je me retourne et je prends congé du lui afin de retrouver ma solitude aberrante auprès d’un verre de bulles. Ou je me décide enfin à quitter ce bled pour aller voir si l’herbe n’est pas plus verte ailleurs.
Oui, c’est exactement ce que la logique voudrait. La logique globale. La logique humaine. La logique tout court même. Toute logique qui existe en ce monde … sauf la mienne. Oui parce que la mienne elle ne trouve rien de mieux que de prendre ce pauvre garçon en pitié. Worst idea in the world. I. Know. Et pourtant … c’est plus fort que moi. Chassez le naturel, blah blah blah. Tiens, je ne vous ai jamais dit que la psychiatrie c’est vraiment une vocation chez certains ? Accessoirement, certaines ?

Je ne réponds pas à ses félicitations. Il faut dire qu’elles n’ont pas vraiment lieu d’être vu que la relation évoquée n’existe jamais que dans ma tête. Et encore. Mais elle vient de me sortir d’un pétrin assuré donc je ne vais pas cracher dessus. Quant à y mettre un terme, ça attendra que je sois sortie d’ici.
Pour l’heure je me contente de le regarder s’éloigner encore un peu avant de se laisser glisser à terre, le dos contre un mur. Ça aussi ça fait vraiment très stéréotype. Vous voyez que je les attire. Pire qu’une lanterne au beau milieu d’un essaim d’insectes. Je vais finir par aveugler quelqu’un à cette allure. Mais passons.

Je pèse le pour et le contre de répondre honnêtement à sa question. Il profite du silence pour attirer son chien à lui et rajouter une couche à l’expression de son plus profond malheur. Désolée, mais parfois c’est vraiment pathétique. Et je ne vais pas aller jusqu’à le qualifier de tel, mais c’est tout comme. Alors pourquoi est-ce que je fais un pas en sa direction tandis que tout me crie (et me hurle même) de me barrer en courant ? Qui sait, je dois sûrement être masochiste dans l’âme. Et trop empathique pour ce monde. Même si la plupart n’irait clairement pas jusqu’à me décrire comme tel. Et je ne pense pas à quelqu’un en particulier en pensant ça. Ha. Ha.

- « On est tous un peu étranger à notre façon. »

Plus encore à Downfall.
Surtout à Downfall.

Voilà, je suis assez proche. M’avancer davantage ne ferait que contredire mes précédentes paroles. Je ne suis toujours pas intéressée. Je ne suis toujours pas celle qu’il aimerait probablement que je sois ce soir. Je ne suis toujours pas à ma place ici. Mais n’aies-je pas juré devant tout un bataclan de hauts pontes de toujours prêter assistance à personne en danger ? C’est d’ailleurs punissable par la loi de s’en dédouaner non ? Est-ce pour autant le cas à Downfall ? Cette question mérite assurément débat !

- « Je suis certaine que de nouvelles personnes vont entrer dans votre vie. »

C’est une évidence même. Ça arrive toujours. Non-stop. Pas toujours celles qu’on veut. Généralement pas celles qu’on espère. Mais il ne l’a pas précisé. Alors mes paroles n’équivalent en rien à un quelconque mensonge.

- « Par contre il faudrait peut-être un peu revoir votre approche sociale. »

Non parce que là ça fait vraiment peur et ça risque de terminer en altercation avec les forces de l’ordre. Ce qui est une façon comme une autre de se rapprocher des gens. Et peut-être qu’une nuit en cellule lui remettrait les pendules à l’heure. Ou peut-être pas vu le profil qui se dépeint bien malgré lui de ce zigoto. Pas sûr qu’on arrive à apprécier un tel comportement derrière les barreaux. Ou, au contraire, un peu trop.

- « Le chien ça peut fonctionner très bien, mais uniquement s’il ne sert pas d’excuse pour autre chose. »

Parce que s’il continue comme ça, un jour ça va vraiment mal finir son histoire.
Et il ne pourra pas dire qu’on ne l’a pas prévenu.