Sidewalk magic || Alba

Roy s'était foulé la cheville deux jours plus tôt, et le spectacle avait dû être un peu réécrit pour lui permettre de rester assis. Une chaise avait été transportée avec le reste du décor. Le vide-grenier du quartier avait isolé toute une zone piétonne et les gamins en tiraient avantage ; ils avaient demandé la permission, bien sûr (leur professeur avait insisté) et s'étaient installés entre le dernier stand et la baraque à frites. Les passants qui faisaient la queue pour manger observaient du coin de l'oeil leur performance passionnée, en se demandant un peu pourquoi tout le monde sautillait en tous sens, sauf ce gamin assis dans un coin qui haussait la voix comme s'il avait peur de ne pas être remarqué.

Le professeur Luwian avait pris place en retrait, il jouait "le méchant" et n'arriverait qu'en temps et en heure, et en attendant il prenait du recul pour admirer les progrès de sa classe. Bien sûr, les résultats étaient inégaux. A cet âge, certains étaient déjà de petits adultes chargés de famille et d'autres étaient encore des gamins immatures. Les uns avaient un don pour retenir leur texte par coeur, d'autres pour le projeter avec conviction. Les costumes étaient faits à la main et certains étaient un peu trop élaborés, d'autres pas assez. Le tout donnait un joyeux chaos. Et il était prêt à parier que personne ici ne connaissait l'oeuvre qu'il avait adaptée.

Ses patrons l'auraient sûrement connue. C'était un roman russe de l'ère soviétique, adapté pour la télévision et la comédie musicale, et qui incorporait des éléments de magie. Il en avait profité pour enseigner aux jeunes gens quelques tours de prestidigitation. Ici, l'art de faire beaucoup avec pas grand-chose était précieux. C'était un encouragement pour ces gosses pris entre la pauvreté et la criminalité. Il suffisait d'un peu de malice et d'imagination pour faire apparaître tout un monde, illusoire mais réconfortant.

Roy jouait un écrivain persécuté par la censure du régime pour avoir, après une interview avec le diable, réécrit l'histoire de la mort du Christ selon les indications de ce témoin crucial. Les agents de la censure l'avaient tant tourmenté qu'il avait brûlé son manuscrit, disparu dans la nature, oublié jusqu'à son nom, et terminé à l'asile. Il se rappelait vaguement d'avoir aimé une femme qui admirait son oeuvre et qui l'encourageait. Cette femme, de son côté, n'avait aucune idée de ce qu'il était devenu. Dans son désespoir, elle envisageait d'assassiner ses tourmenteurs. Elle était à son tour approchée par les messagers du diable, un assassin professionnel, un intellectuel extravagant et un chat noir doté de la parole. Entraînée par leur soutien amical, elle commençait à pratiquer la sorcellerie. Au terme d'un voyage incroyable, elle était invitée à danser avec le diable lors d'une nuit de grand bal aux Enfers, ce qui lui permettait de faire un voeu...

Le vol de la sorcière déclencha des applaudissements parmi la foule. L'étudiante transportée sur les mains tendues de ses camarades tout vêtus de noir avait réellement l'air de voler au-dessus des décors, qui défilaient derrière elle pour donner l'impression de survoler une ville nocturne. Kenyon ressentait une fierté presque paternelle en les regardant exécuter la chorégraphie avec assurance. Bientôt la sorcière arriverait à destination, et il serait temps pour le diable d'entrer en jeu... Il n'avait aucun scrupule moral à interpréter ce rôle ; au final, dans cette histoire, le diable était sans doute le moins méchant de tous. Un air mêlé de valse et de tango, choisi par les élèves pour son étrangeté rythmique et son orchestration mystérieuse, s'éleva dans le lointain, et il apparut sur la scène accompagné d'une servante vampire, pour accueillir son invitée de marque. Le décor figurait à présent les fastes de son palais. C'était amusant de se dire que tous ces objets brillants avaient été récupérés à la décharge, et bricolés avec des bouts de ficelle.

Au terme de la danse, qui avait servi à présenter les différents damnés invités au bal, il demanda solennellement à sa cavalière de faire un voeu. Elle hésita. Une des damnées lui avait fait beaucoup de peine et elle réclama que son âme soit délivrée. Le diable rit : c'était une sorte de farce sinistre qu'il lui avait jouée, personne n'était réellement malheureux ici. Mais elle avait mérité de faire désormais un véritable voeu, et elle souhaita de retrouver son compagnon disparu. Le diable les réunit, mais ce n'était que le début de l'aventure. Pour que l'écrivain retrouve ses esprits, il devait écrire la conclusion de son manuscrit et, lui-même, délivrer ses personnages ; ce qu'il écrirait sur la page s'accomplirait dans la vraie vie. Le pardon final accordé par le Christ à ses bourreaux. Etrange jugement dernier, inversé comme tout le reste de cette histoire. C'était si impossible que la destination annoncée n'était pas aux Enfers, mais sur la Lune.