Event #4.2 - Happy Birthday [SUJET]

Un an, putain.
Une année au pouvoir. Comme une année aux galères. Envisagée, voulue, savamment orchestrée, finalement obtenue… mais fatigante. Cleveland s'était vu catapulté à la tête de la ville du jour au lendemain. Après des élections à peine salies par l'argent du trafic d'armes - juste ce qu'il faut -, une campagne honteusement consensuelle et l'absence totale de candidat sérieux en face, le jour des résultats - chaleureux pour l'ego - ne l'avait pour autant pas fait tomber de sa chaise. D'une certaine façon, il savait que c'était sa "destinée". Son dû, pour toutes ces années de loyaux services à cette ville pourrie. La petite cerise sur son gâteau de réussite sociale. Son objectif de vie pour la suite. C'est vrai qu'après toutes ces années passées à la direction des Baneshadows, à jouer des coudes chaque jour pour garder sa place, inspirer ses hommes, et accessoirement éviter de se faire dessouder... on se lasse. On vieillit. On a besoin de sa petite routine sans grand danger, que voulez-vous... On est tous humains… Alors passer du statut de baron de la pègre locale - ce qui ne va pas sans son lot de joyeusetés, il faut le dire, face à des détraqués de la première heure dans le genre de Flynn ou Phillmore... - à celui de principal notable de la Ville, forcément, c'est confortable. Un nouvel embranchement sur la route du pouvoir. Un chemin sans trop d'embûches au menu, et la même perspective de s'en mettre plein les fouilles sans en glander une... avec service protocolaire et tout le toutim! Le pied, non? Mais très rapidement, et comme toujours depuis son premier souffle entre les murs de cette ingrate cité, les emmerdes l'avaient rattrapé. Il était pourtant fait pour ça. La preuve en était des résultats de l'élection! Tout le monde le voyait siéger à la Mairie. Tout le monde le voulait. Tout le monde se fiait, ou pensait vaguement pouvoir se fier, à sa bonne trogne de "mec sympa", de voisin qu'on invite à tous les barbeuks et qui fait l'hilarité générale des petits et des grands, à son charisme naturel et son sens prodigieux des affaires qui roulent. Sans lui donner le Bon Dieu sans confession, on lui prêtait au moins l'enfer en concession. L'affaire de quelques années... pour commencer.

Quoi qu'il en soit, pour la première, d'année, un petit bilan intermédiaire s'imposait. Déjà, il avait bien pris ses marques. S'était très vite habitué à ce petit écosystème de mensonges et de flagorneries qui constituait l'unique théâtre politique de la ville. A l'extérieur, il aimait tout le monde : sortait des vannes en réunion du conseil municipal, complimentait ses assistants pour leur digne service de l'intérêt général, se préoccupait de la réussite et de l'épanouissement de chacun et allait même s'enquérir des résultats du fils de la Madame Pervenche du rez-de-chaussée à ses examens terminaux. Quant au reste de la plèbe, il n'avait même pas ressenti le besoin de se questionner une seule seconde. A l'intérieur, il vivait un rêve de gosse. Un opéra quotidien, dans lequel il était le personnage pivot qui récolte les honneurs sans lever le petit doigt. Qu'on adule mais qui vous méprise derrière son sourire commercial. Un petit roi au milieu de sa Cour. Avec des courtisans en guerre permanente pour ses faveurs. Oserait-il leur murmurer qu'il n'a d'yeux que pour sa réussite, et celle, par extension, de sa famille... Pour sûr, celle-ci vit dans le même luxe que lorsqu'il occupait ses précédentes fonctions. Madame mène un train de vie de tsarine quand le fruit de ses entrailles se retrouve au centre de toutes les attentions à chacune de ses apparitions à l’Hôtel de Ville. Tout son petit monde gazouille et pioupioute dans le meilleur des mondes. Alors de quoi se plaindre?

Déjà, les problèmes des autres. Au début c’est mignon, on se sent le Superman de la situation, mais une fois qu’il paraît inévitable de devoir se consacrer à ça, et rien qu’à ça! … Non, c’est juste chiant. C’est vrai que sur le principe c’était un peu le B-A-BA de la fonction. Sur le papier. Mais était-il vraiment nécessaire qu’on vienne le trouver lui pour le moindre petit tracas du quotidien, lorsqu’un coach de vie ou un labrador aurait fait l’affaire? Il était Maire de la ville, pas curé, merde!

Les derniers préparatifs étaient enfin bouclés par les services municipaux, qui s’étaient vus renforcés de pléthore d’autres intervenants bruyants et gesticulants qui leur coûtaient une blinde mais n’avaient pas leur pareil pour assurer le banquet, la déco et le reste de la sauterie. D’ailleurs, le tailleur qu’on lui avait personnellement foutu dans les pattes finissait justement sa dernière retouche. Dans un énième soupir râleur. Cleveland n’était pourtant pas homme à s’impatienter…

Rachel se tient devant la fenêtre, divine apparition auréolée d’une lumière d’or sur ses formes impies. C’était une déesse et elle le savait. Elle en avait toujours joué, derrière ses airs de biche à peine sevrée. Jack avait toujours fait semblant de croire à ce personnage qu’elle s’était construit. Et peut-être même qu’aujourd’hui, elle-même y croyait aussi. Allez savoir… Ce qui se passe dans la tête de cet ange…

Glissant dans son dos, il lui décroche un compliment affligeant de banalité auquel elle répond avec le même détachement. La même habitude. Toutes ces formalités bourgeoises qu’ils s’étaient empressés d’adopter, parvenus qu’ils étaient, pour se frayer un chemin dans la société. Leur accession à la Mairie n’avait rien arrangé. Un bref échange au sujet de leur progéniture, qui était – il faut le dire – le cadet de leurs soucis à cette heure. Et Madame embrayait sur ses angoisses. Elle donnait une curieuse impression d’aimer les gens d’un amour sans borne – et Jack savait que ce n’était là encore qu’une facette de son masque soigneusement façonné – et, en même temps, de les craindre… Pourquoi la plèbe l’effrayait tant, alors qu’elle s’était toujours débrouillée pour vivre sa vie bien loin de celle du tout-venant? Jamais elle n’avait eu à se confronter de plus près aux membres de la caste « plancton » qu’au cours de l’inauguration de telle ou telle œuvre de charité. Alors pourquoi, aujourd’hui, redouter leur venue? Ils n’étaient qu’un amas informe de vie grouillante sur leur parvis. Sitôt arrivés, abreuvés et distraits par les festivités, ils repartiraient dans leurs terriers respectifs sans broncher. Et sans constituer la moindre menace.

Finalement l'heure du discours arrive. L'entrée principale de l'Hôtel de ville ouvre sur une immense terrasse enclose de marbre taillé. De larges escaliers s'écoulent jusqu'à la plèbe. Mais le couple municipal - quasiment royal dans cette ville que l'on ne pouvait pas exactement qualifier de démocratique, républicaine ou tous ces qualificatifs à la mode dont la populace de Downfall n'entendait parler qu'à la télé - ce couple princier, noble et fier, restera au haut de son promontoire ensoleillé, à la merci de tous les regards. C'était déjà beaucoup donner au vulgum pecus. Ils resteraient donc en haut des marches, sur cette immense terrasse richement agrémentée de tout ce qui pouvait flatter, d'une manière ou d'une autre, les égos des puissants. Les puissants, c'étaient bien sûr le couple au pouvoir, figures emblématiques de la ville, mais aussi bien sûr le pouvoir financier. L'on pouvait apercevoir dans cet écrin de marbre et de fleurs le gratin de toutes les plus grosses fortunes locales : assurances, en la personne de Judith Moore, la banque de Downfall Invidia Corp., tenue par le russe et antipathique - peut-être plus antipathique que russe d'ailleurs - Viktor Loukianov, William Evans, le promoteur immobilier, et l'élégante Siobhan O'Mara, reine de la nuit et des jeux. Tous richissimes, cupides et intouchables. Du moins le croyaient-ils. Invités ce jour en tant qu'investisseurs potentiels, ils ne laissaient pour autant aucun doute quant à leurs motivations réelles : tenter de redorer leur image d'irrécupérables vautours, se montrer dans l'entourage immédiat du pouvoir pour se faire une place visible dans l'histoire de la ville, ou bien simplement trouver des profits dissimulés sous les traits de la charité. Une chose était certaine dans cette ville hideuse : aucune oeuvre de charité n'était une oeuvre de charité. Il y avait toujours du blé à se faire, partout.

Les invités de marque trônent tous fièrement auprès des Cleveland. Le Champagne coule à flot et les petits fours circulent parmi les convives, proches du bâtiment, et le reste de la population. Un vent frais soulève les jupes et les sourires. Tout est en ordre, parfaitement à sa place, et les conditions idéales pour entretenir sa gloire.

- Citoyennes, citoyens!

Monsieur le Maire marque une pause, le temps que chacun finisse sa conversation ou ce qu'il avait dans la bouche. Pas question de laisser ces rustres ternir son heure de gloire avec leurs piallements de café du commerce.

- La ville est aujourd'hui en paix. En paix avec l'Etat, en paix avec les Etats-Unis d'Amérique, et en paix avec le monde! Il ne tient qu'à elle de trouver la paix avec elle-même... Nous sommes, toutes et tous, les enfants d'une ville qui ne laisse pas de place à la pitié ou à la charité. C'est une ville sans compassion, dans laquelle nombre d'entre nous périssent chaque jour, sous l'assaut des balles des narcotrafiquants ou des terroristes de tous bords. A Downfall, ceux qui s'en sortent ne doivent leur salut qu'à eux-mêmes, à la force de leur volonté et de leur compétence.

Il a un regard périphérique pour les ordures en col blanc sereinement installées auprès de lui. En une Cour hypocrite de charognards qui n'ont pas hésité une seule seconde à se hisser tout en haut de l'échelle en écrasant le reste de la ville. Jack le sait, il est de cette trempe comme beaucoup beaucoup d'autres... mais il a préparé un discours plus épique! La vérité, ça sonne moins bien à l'oreille.

- Les autres ont seulement le droit de subir les morsures de cette douloureuse et impitoyable machine, celle de cette ville corrompue et stérile, qui n'offre ni travail ni protection face aux risques de la vie. Une vie précaire dès le plus jeune âge, et qui s'avère être un véritable fléau pour nos séniors, incapables de se défendre face à la terreur! ... C'est pour cette raison qu'aujourd'hui, pour le premier anniversaire de ce mandat, après une année de plannification et de réflexion sur les grands projets structurants de la ville, toute l'équipe municipale souhaite vous annoncer l'investissement de 50 millions de dollars dans des travaux pour la rénovation de nos services publics et l'ouvertures de nouveaux établissements voués à servir chaque jour votre quotidien. Entre autres, le lycée Kennedy, l'hôpital et le Palais de Justice connaîtront d'importants travaux de rénovation et de mise à neuf, grâce à la généreuse contribution de riches mécènes ici présents, et sous la forme de partenariats publics-privés qui n'alourdiront pas d'un seul centime la charge fiscale pour les contribuables.

Grosso modo, un discours simple, comme si tout était aussi évident et que personne jusque-là n'avait su trouver ces solutions. C'était un peu le cas, pour ainsi dire. Jack était un fin négociateur, et s'il n'en faisait pas état publiquement, il avait forcément fait un geste envers ces mécènes salvateurs... Restait à savoir lequel.

Le nouveau Maire se débrouillait plutôt pas trop mal. Du moins en avait-il l'impression.
Sous un tonnerre d'applaudissements, il embrassait la foule et laissait à Rachel, si elle en ressentait le besoin, le soin de prendre la parole pour, elle aussi, avoir droit à sa minute de gloire.