[Terminé] C'est dans le pire qu'on est les meilleures x Emily

Je crois que je m’en sors pas trop mal chez Pop’s, pour l’instant. Enfin…je crois que j’ai aussi dit ça de mon boulot juste avant…et celui encore avant. Et quand on voit comment ça s’est terminé…ouais, faudrait peut-être que je veille à pas trop m’emballer. Même si en soit, le job ressemble à des tas d’autres que j’ai fait avant, l’équipement est juste à peine différent, mais on s’y adapte vite, et le fonctionnement du diner est assez similaire à ce que j’ai pu voir dans d’autres resto, ou fast food. L’équipe est composée de personnes qui ont sensiblement le même âge que moi, à quelques années près, et l’ambiance est pas trop pourrie. J’ai toujours un peu de mal avec les deux autres nanas, les deux autres serveuses, mais je crois que c’est juste parce que j’essaie pas de faire ce qu’il faut pour intégrer leur petit duo. Au fond…je suis pas vraiment venue me trouver des potes, juste un taff, et de quoi payer les factures à la fin du mois. Avec les mecs en cuisine c’est plutôt facile, entre ceux qui sont blagueurs, et ceux trop défoncés à longueur de journée, le relationnel passe plutôt bien. Et le Boss…ben…c’est le Boss, quoi. Des fois il est bien luné, d’autres fois un peu moins, mais on fait avec. Tant qu’il vient pas me chatouiller d’un peu trop près, moi ça me va. Et il paie les heures supp. Et ça c’est un sacré bon point pour lui.

Je suis toujours la première à sauter sur lesdites heures supp. Mes collègues assimilent ça à de la lèche, au fait que je veuille me foutre le patron dans la poche, et me faire bien voir parce que je suis la petite nouvelle, et je crois que le patron lui-même voit ça comme ça. Perso, je m’en fous. Je préfère qu’ils s’imaginent tous ça, plutôt qu’ils sachent qu’en réalité, j’ai besoin de chaque dollar que je peux gagner, et qu’ici au moins, j’arnaque personne, et me met pas potentiellement à dos des personnes qui chercheraient à me retrouver pour me faire payer. Ici, j’ai juste à feindre un super sourire, à rigoler aux blagues pas drôles des clients, et voilà, le tour est joué. Quelques dollars en plus dans ma poche, et la certitude que je m’attire pas d’ennuis. Ce qui explique que j’ai terminé un peu plus tard que prévu aujourd’hui, même si la satisfaction est bien là quand je passe mon badge dans la pointeuse, et que je file aux vestiaires pour virer cet uniforme à la con. Un coup d'œil dans le miroir pour détacher mes cheveux, et je file en passant devant le comptoir, où les deux serveuses me regardent en chuchotant je sais pas quoi. “-A demain les Morues.” J’ai droit à un doigt d’honneur en guise d’au revoir, ce qui m’arrache un sourire, et j’imagine que c’est aussi pour ça qu’on deviendra pas forcément copines avec les deux autres. Mais je m’en fous.

La vieille caisse de Raoul dont j’ai hérité quand il s’est barré démarre presque du premier coup, il me faut juste insister trois ou quatre fois. Et vraiment, c’est assez peu pour que je le souligne. Un jour, ce vieux tas de ferraille va clamser, et je vais devoir vendre un rein pour le faire réparer. Et franchement…je crains ce jour depuis que j’ai hérité de ladite voiture. Quoi qu’il en soit, la voiture me ramène jusqu’à Van Nuys, où je dois rejoindre Emily pour déjeuner. Bon, il est 14h00 passé, mais quand on est amie avec quelqu’un qui bosse dans la restauration, les horaires décalés pour manger, ça devient une habitude. J’atteins vite ma destination, gare la voiture, avant de rentrer un peu comme si j’étais chez moi dans l’armurerie, pas même arrêtée par les autres nanas de son groupe, qui m’ont déjà vue. Perso, c’est pas du tout mon kiff, les armes à feu, ou les armes tout court d’ailleurs, m’enfin…chacun son truc. Celle que je suis venue chercher est juste là-bas, et je m’avance en m’annonçant assez fortement, sachant que trop bien que la prendre par surprise est pas l’idée du siècle. “-Mais ne serait-ce pas la ravissante, souriante et merveilleusement aimable Mademoiselle Bates ?!” Ouais, j’entends déjà son "va mourir" dans le regard blasé qu’elle m’adresse, et j’en ricane un peu, alors que j’avance à sa hauteur. Mais pas trop près quand même, Emily a de sacrés réflexes, et je préfère rester éloignée de ses poings, parce que je suis certaine qu’ils font mal. “-T’es prête ? J’ai la dalle. Et je suis sûre que tout ce corps, là à aussi besoin de manger.” que j’ajoute, en désignant cette silhouette sur laquelle je découvre parfois des muscles dont j’ignore s’ils existent chez moi.

J’ai une franche grimace quand en arrivant à hauteur d’Emily je vois l’arme dans sa main. Brrr, les armes à feu…quelles cochonneries. J’ai jamais été à l’aise avec, et je crois bien que je le serais jamais non plus. Je crois que j’ai associé ça aux gangs depuis que je suis gamine, et qu’on se jetait par terre en criant quand on entendait au loin les coups de feu. Le regard noir de la Blackened a au moins le mérite de chasser l’image du truc mortel dans sa main, alors que je lui adresse un grand sourire gamin, juste pour la faire chier. Bien sûr que tout le monde a besoin de manger. Mais chez certaines personnes, ça semble plus vital que chez d’autres…genre, chez Em, je suis sûre que son corps pourrait commencer à s’auto digérer, avec tous ces muscles, si elle mangeait pas à des horaires réguliers. Mais…vu que j’ai loupé pas mal de cours de sciences humaines, y’a des chances que j’y connaisse pas grand-chose à tous ces machins-là. Et j’ai pas vraiment envie de débattre avec Grincheuse.

Au lieu de ça, je l’observe finir de remonter l’arme à feu, des compétences que je lui envie pas du tout, même s’il semble clair à la voir faire qu’Emily sait ce qu’elle fait, et manque pas de savoir faire. Et je pense pas juste ça parce qu’une pichenette de sa part pourrait m’envoyer droit contre le mur derrière moi. Quand son travail est terminé, et qu’elle demande de façon rhétorique si on peut y aller, je me contente d’hocher la tête, avant de souhaiter une bonne journée à la nana qui reste à l’armurerie, alors que nous on en sort. Une fois dehors, j’ai une grimace à sa nouvelle question, avant de soupirer légèrement. “-J’ai vu pas mal de trucs fermés en venant. Je crois que certains restaurateurs ont mis la clé sous la porte, au moins temporairement, à cause de l’embargo. Ça limite pas mal les choix.” Chez Pop’s aussi, y’a des trucs qu’on est plus en mesure de pouvoir proposer aux clients, parce qu’on est plus livrés, ou que certains produits se font rares. Je sais pas trop combien de temps encore va durer cette situation, et je sais que je suis pas la seule qui flippe pour son boulot. Je crains le jour où le Diner devra à son tour arrêter de fonctionner, faute de matières premières, et la perte de salaire qui y sera associée.

Depuis que je traîne avec Emily, j’ai inconsciemment pris certaines habitudes, qui me viennent toutes seules, maintenant, vis à vis de ses soucis d’audition. Comme d’articuler un peu mieux, ou juste de la regarder en face quand je parle. Ca me coûte pas grand-chose, et si ça peut aider, ma foi… “-J’ai repéré une pizzeria ouverte, à quelques minutes d’ici. Je sais pas ce qu’elles valent, mais je me sens assez aventurière pour essayer.” Tu parles…comme si c’était si incroyable que ça, d’essayer un nouvel endroit. J’ai pas trop l’occasion de manger dehors, pour des raisons plutôt évidentes que j’évite d’exposer au monde entier, et parce que ça a un côté un poil gênant d’être la nana qui boit toujours que de l’eau, prends le plat le moins cher du menu, et se passe systématiquement de dessert. “-Après, on est dans ton quartier, tu connais mieux le coin que moi.” Même si le salon de beauté de la tia se trouve pas très loin d’ici.

Le salon de beauté…qui est d’ailleurs l’une des destinations où je vais l’entraîner aujourd’hui, même si je sais que c’est pas le genre d’endroit où Emily met les pieds de sa propre volonté. Sauf que depuis son sale coup de l’autre jour, et cette putain de frayeur qu’elle m’a fait en me faisait croire qu’on allait se prendre un arbre, je prépare ma petite vengeance. Je sais qu’elle sait que ça tombera sur son nez, à un moment ou à un autre. Sauf que j’ai pris le parti de la faire mariner un peu, avant de lancer ladite vengeance. D’abord on mange, et quand sa vigilance aura baissé, à cause de la digestion, je passerai à l’action, telle une ninja. Ou un truc comme ça. “-Je te propose pas d’aller chez Pop’s…pas trop envie de revoir mes collègues avant demain…” que j’ajoute d’ailleurs bien vite dans une grimace, même si je suis sûre qu’elle comprendra.

Chez Serena ? Aucune idée, le nom me dit rien, mais pour le coup, j’ai pas trop fait attention quand je roulais, à essayer de repérer le nom de l’endroit. Je hausse les épaules, relevant les yeux vers Emily, je l’écoute me vanter les mérites de la pizzeria, avant de rétorquer sur le même ton : “-Va pour les pizzas de Serena, alors !” Si la Blackened Beauty connaît l’endroit, je lui fais confiance sans remettre sa parole en doute une seule seconde. Et puis, ça fait bien longtemps que j’ai pas mangé de pizza, alors je vais certainement pas rechigner face à sa proposition. On marche côte à côte en direction du restaurant donc, alors que j’hausse les sourcils à la question d’Emily, sans même réfléchir au fait qu’elle attende une réponse ou non. “-Ben…oui ? Tu fais quoi de tes soirées, si tu sors pas ? Une petite soupe et au dodo ? Dis-le si ta vie sociale laisse à désirer, je viendrais y mettre un peu plus de piment.” Et je lui adresse un petit ricanement, sous-entendant à peine qu’elle devient une mamie, au lit à 20h00.

En tout cas, mieux vaut chez Serena, ou nulle part ailleurs, plutôt que chez Pop’s. Oh, la nourriture est plutôt pas mal, j’ai eu l’occasion de la goûter pendant mes shifts un peu trop longs, mais bon…si je peux éviter de voir mes collègues quand je suis en repos, je suis plutôt partante. Mon sourcil se hausse à la proposition, et même si je vois son petit sourire, je sais qu’elle est qu’à moitié sérieuse. Mes pensées s’éloignent pourtant très vite du diner où je bosse pour se tourner vers un grand blond à l’air à peine menaçant couvert de tatouages. Est-ce que je songe vraiment, pendant l’espace d’une brève seconde, à lui demander si elle peut pas plutôt faire peur à Tattooman ? Ouais…ce serait un mensonge de prétendre le contraire.

L’idée m’effleure l’esprit pendant un bref instant, avant que je la chasse bien vite. Hors de question de mêler celle qui est devenue mon amie à mes emmerdes, et de la mettre sur le chemin du tatoué. Je finis quand même par me secouer pour me reconnecter à l’instant présent, alors que je finis par lui répondre : “-En fait…ça se passe pas si mal, chez Pop’s. A par le gérant, on est une équipe de jeunes, on a tous plus ou moins le même âge. Franchement, l’entente est plutôt bonne. Y’a deux autres nanas, et même si on partage pas vraiment les mêmes…intérêts dira-t-on, elles sont plutôt inoffensives, et on devrait pouvoir se supporter sans que t’ai besoin de venir exhiber tes biceps.” que je finis par raconter dans un haussement d’épaules, même si je viens sans doute de la bassiner avec toutes ces explications à la con. “-Enfin…merci. Je garde quand même ta proposition sous le coude, au cas où.” Et je lui adresse un clin d'œil, alors qu’on arrive à destination.

Alors qu’on entre, je laisse mon regard parcourir les lieux qui me sont encore inconnus, appréciant la décoration, salut d’un léger signe de tête la jeune femme présente dans la salle. Par réflexe plus qu’autre chose, je suis Emily jusqu’au comptoir, avant de jeter un coup d'œil vers la cuisine, dont on a un très léger aperçu depuis la petite fenêtre ronde de la porte communicante entre les deux espaces du restaurant. Je peux pas retenir un léger mouvement de surprise quand la brune me lance qu’elle m’invite, alors que mon froncement de sourcils trahit forcément le fond de ma pensée. “-Em…” Mais je vais pas plus loin, sentant bien que c’est pas la peine d’essayer de négocier, qu’elle a déjà pris sa décision. “-Merci.” que je lâche quand même du bout des lèvres, en détournant le regard, soudainement pas très à l’aise. Je sais bien qu’elle est pas bête, et qu’elle a compris certaines choses, même si elle a la délicatesse de pas m’en parler ouvertement. Ouais, je viens de mettre Emily et délicatesse dans la même phrase, même moi je trouve ça un peu drôle. Mais j’apprécie vraiment l’attention, et qu’elle fasse jamais allusion à ce qu’elle a deviné toute seule.

Je jette un bref coup d'œil à la carte, sachant d’avance sur quoi mon choix va se porter. La question se pose pas vraiment, même si c’est pas moi qui paye ce soir. “-Je vais prendre une margarita et un verre de coca. Merci.” Et une fois qu’Emily a passé commande à son tour, je nous entraîne vers une table un peu à l’écart des hauts-parleurs, pour que la musique gêne pas notre conversation, ou l’audition de la Blackened Beauty. C’est cosy, et si c’est aussi bon que l’a laissé entendre la jeune femme, on pourra sans doute revenir à l’occasion. Enfin…si Emily accepte encore d’être mon amie d’ici la fin de la journée…mais ça…mangeons, d’abord, avant toute autre chose. “-Alors…quoi de neuf, depuis la dernière fois ? T’as pas causé de nouvel arrêt cardiaque ?” Rancunière, moi ? Nan, si peu…

Je suis jamais très à l’aise quand mes problèmes d’argent, et ceux de ma famille, sont visibles par d’autres personnes. Enfin, je suis pas du genre à crier sur tous les toits que les fins de mois sont durs -enfin, les milieux aussi-, et que je cumule deux boulots officiels, parfois même un troisième, pour me faire plus d’oseille, et qu’une partie de cet argent est donné de bon coeur à mes parents. Du coup…je suis plutôt pas mal reconnaissante à Emily de jamais avoir ouvertement abordé le sujet, même s’il est clair qu’elle a compris le truc. Je sais que c’est mon amie, mais…je sais aussi que ça aurait jeté un petit froid, bien malgré moi. Sans doute ma fierté, ou…ou j’en sais rien, d’ailleurs. J’ai pas honte d’être née dans une famille avec des moyens financiers limités, c’est pas ça non plus. Je crois que je saurais pas mettre de mots exacts, mais quoi qu’il en soit, je suis contente qu’elle dise pas ce qu’elle a deviné toute seule.

Pour autant, j’aime pas forcément inspirer de la pitié à mon entourage. Enfin, en l'occurrence, je sais qu’Emily offrant le repas de ce midi c’est clairement pas de la pitié, mais d’autres pourraient être tentés par ce sentiment détestable, et vraiment, je préfère éviter. De toutes façons, elle lâche déjà que c’est non négociable, et je me contente de lever un peu les yeux au ciel, en marmonnant dans ma barbe. Elle passe sa commande, elle aussi, et je nous choisis une table où on s’installe pas bien longtemps après, alors que je prends déjà des nouvelles de la Blackened Beauty. J’ai les sourcils qui se haussent légèrement quand elle me parle de ces deux trois gars à qui elle a foutu les chocottes, de ses propres mots, et je finis par secouer légèrement la tête, non sans essayer de réprimer mon petit sourire, notant quand même au passage qu’elle m’a pas vraiment répondue : “-Pauvre gars…vous payez les thérapies de ces types chez les Blackened, quand leur cheffe de la sécurité les malmène un peu trop ?” Je sais bien que non. Et en même temps, si j’en crois certaines histoires que m’ont raconté Emily ou même la tia, je comprends le besoin de remettre certains de ces abrutis à leur foutue place. “-Ils ont fait quoi ces types pour mériter le courroux de DarkEm ?” Et je lui adresse un petit sourire amusé, parce que je sais qu’Emily énervée peut être sacrément impressionnante. Enfin…encore plus que quand elle se contente d’être juste Emily, quoi.

J’attrape la carte des desserts qui traîne là, par pure curiosité, alors que je fronce une seconde les sourcils. J’ai envie de lui parler de ce type qui a débarqué chez moi. J’en ai envie, parce que c’est pas comme si je pouvais en discuter avec ma famille, et leur dire que j’ai volé pas mal d’argent à un type, et que maintenant, on a des emmerdes tous les deux, ce pauvre type et moi. Sauf que là, c’est pas mon père, c’est Em, et…même si elle me tapera peut-être sur les doigts pour ma connerie, au moins, je pourrais un peu vider mon sac. Je suis sûre que ça me ferait du bien d’en parler à quelqu’un, je pourrais même avoir son avis sur la question, et il se pourrait qu’elle m’aide à y voir plus clair…non ? Je prends une inspiration, en réfléchissant à comment lui présenter la situation…et…au dernier moment, je me dégonfle. “-Hé bah…pas grand-chose, tu sais. J’essaye d’être une employée modèle pour garder mon job cette fois-ci. Enfin…pas à vie, j’espère pas, mais…un bon moment quand même.” Ouais…j’ai jamais trouvé de réponse à la question : ”Tu veux faire quoi quand tu seras grande ?” Fut une époque, j'aurais simplement répondu “être en vie”, et quand je voyais les jeunes hispanos qui mourraient dans des histoires de gangs autour de moi, ça me semblait pas si déconnant comme objectif. Maintenant…maintenant franchement, je me pose plus vraiment la question. Mon job m’épanouit pas, mais il paye les factures, alors ça fera l’affaire pour le moment. “-Le train-train quotidien, vraiment.” Dégonflée. Même si à part la visite surprise de Tattooman chez moi, chaque journée de ma vie se ressemble avec une rigueur parfois flippante.

Du coin de l'œil, j’aperçois la serveuse qui revient vers nous, un verre dans chaque main, mais la question d’Emily finit par me détourner d’elle pour me concentrer sur mon amie. J’hésite entre deux réactions à avoir suite à cette question, et pour la millième fois depuis qu’on se connaît, je me fais la remarque que j’apprécie vraiment la franchise de la Blackened Beauty. Je vais pas faire semblant de pas voir de quoi elle parle, me montrer choquée par sa remarque, feindre que je vois pas du tout ce qu’elle essaye d’insinuer. Pas de ça entre nous. Em et moi, on sait très bien comment ça fonctionne, notre petit jeu : une blague de l’une est systématiquement suivie d’une blague de l’autre. On le sait quand on se lance, que l’autre répliquera forcément, que c’est un cercle sans fin, qu’un prank en appelle un autre…mais ça nous empêche pas de foncer à chaque fois, tête baissée.

Pour le coup, je prends le temps de boire une gorgée de mon coca après avoir remercié la serveuse, alors que j’hausse les épaules d’un air nonchalant : “-Sois pas si pressée, Em.” Je repose mon verre sur la table, avant de relever la tête vers la brune, alors que je parviens à garder un sérieux qui m’étonne même moi. “-Ta dernière…blague mérite une vengeance à la hauteur de ma frayeur. Pour l’instant, je prends mon temps pour trouver l’inspiration, et mettre au point le plan parfait.” Est-ce que je prends un air de conspiratrice en disant ça…oui, complètement. Et est-ce que je la fais marcher, alors que ma vengeance est en fait déjà parfaitement planifiée ? Une fois encore, je plaide coupable. Mais la faire mijoter, ma foi…c’est vachement mieux que de lui dire que même en restant sur ses gardes, je me considérerai vengée avant la fin de notre journée ensemble.

J’ai pas l’occasion de la narguer encore un peu que nos pizzas arrivent déjà, alors que je retiens pas un commentaire à l’égard de la serveuse, étonnée par cette rapidité. Ça tombe bien, j’ai sacrément faim. “-Bon app !” que je lance à la Blackened en attrapant une part de pizza, mordant dedans avec appétit, avant de froncer subitement les sourcils. Je fais mine de me dépêcher de mâcher, comme si un truc venait tout à coup de me revenir en tête, et qu’il fallait que je lui pose la question, là, tout de suite, avant d’oublier de nouveau. “-Tu m’as jamais dit si t’avais des limites. Pour nos pranks, je veux dire.” Bien sûr que j’ai pas l’intention d’aller jusque-là…juste de la faire baliser encore un peu en la laissant penser que je pourrais aller loin dans mes idées de vengeance. Je ferai jamais un truc qui mettrait l’une de nous deux en danger, même ma connerie a ses limites. Et l’air de rien, comme si je venais juste de lui demander où elle avait acheté son pull, je mords de nouveau dans ma part de pizza, réprimant le sourire qui menace de m’échapper.

Je pose ma part un peu à la hâte quand je sens mon téléphone vibrer dans mon sac collé contre ma cuisse, m’essuyant les doigts puis la bouche rapidement. Je récupère mon téléphone, et fronce de nouveau à peine les sourcils quand je vois qu’Elena est en train de m’appeler. Je m’excuse auprès d’Emily, décrochant dans la foulée : “-Hola tia ! Ça va ?” J’aime pas trop que ma tante m’appelle en cours de journée, parce qu’en règle générale, elle est occupée dans son salon, et que j’ai pris l’habitude de faire rimer ce genre d’appels avec mauvaise nouvelle. Sauf que…non, c’est pas du tout le cas. Elle a juste un paquet pour ma mère, et souhaiterait que je passe à Preciosas pour le récupérer. “-Je suis à Van Nuys avec Emily, je viendrais tout à l’heure, d’accord ? [...] Vale, hasta luego.” Et je raccroche, faisant disparaître le téléphone dans mon sac, aussi vite qu’il était apparu. Bon sang, ce coup de téléphone tombe à point nommé…parce que c’est justement au salon de beauté de la tia que j’ai prévu de prendre ma petite revanche. Même si, pour l’heure, j’en montre rien à Emily. Au lieu de quoi, je prends une gorgée de coca, lâchant le plus naturellement du monde : “-Elena te passe le bonjour !” Et en plus de ça, même pas besoin de mentir, ma tante apprécie vraiment Emily.

J’adore Emily, même si je lui ai certainement jamais dit en ces termes, parce que quand même…faut pas déconner. Même si elle renvoie cette image de dure à cuire qu’il faut pas trop chatouiller sous peine de se prendre une rouste, je sais qu’elle est plus que ça. L’image de la version féminine de Grincheuse qu’elle donne, c’est pour ceux qui prennent pas la peine d’apprendre à la connaître, à voir plus loin que son visage fermé, Je sais que c’est une nana sur qui je pourrais toujours compter, même si je me foutais dans la plus noire des galères -ah nan, ça, c’est déjà fait. Et je sais aussi que ses sœurs spirituelles, fraternelles, ou je sais pas comment on dit quand on a adhéré aux Blackened Beauty, le peuvent aussi. Si un type vient foutre le bazar à Van Nuys, je sais qu’Em répondra présente pour renvoyer ce petit con chez sa mère, la queue entre les jambes. Et en plus…elle fait ça sacrément bien, protéger ses frangines. Je le sais, je l’ai déjà vu faire. Et même si ce jour-là, pour le coup, j’étais sage comme une image et j’avais strictement rien fait, même moi j’ai eu un peu chaud et je me suis dit que je devais filer encore plus droit après qu’elle ai expliqué le sens de la vie au mec en question. Ouais, ses biceps sont une force de dissuasion massive. Em, elle déconne pas avec la sécurité.

Notre repas arrive rapidement, et c’est pas plus mal, parce que j’ai vraiment la dalle. La nana qui nous apporte nos pizzas s’attarde pas trop, et on attaque vite, à croire qu’Em a autant faim que moi. Je rebondis bien vite sur sa question précédente, et j’admets que l’idée de la laisser mariner sur ma revanche à venir est plutôt tentante. Même si dans les faits, j’espère pouvoir assouvir ma vengeance dans l’après-midi. Mais ça, la Blackened Beauty le sait pas, et…peut-être que je pourrais prévoir ça la semaine prochaine, à la place, et me contenter de faire des tas d’allusions, d’ici là. Je vois bien, en plus, qu’elle est pas hyper relax maintenant que le sujet a été abordé. Et est-ce que j’ai envie de la rassurer un tant soit peu ? Ha ha HA. Non, absolument pas. Bien au contraire. Si elle pouvait flipper ne serait-ce qu’un tout petit peu, j’y trouverais une certaine forme de réconfort par rapport à son prank précédent.

Alors…ouais, possible que je joue un peu les connes, en lui demandant si y’a des limites que je dois pas franchir, pour que ça reste réglo. En réalité ? Je ferais jamais rien qui risque de la mettre en danger, et je sais que c’est pareil pour elle. On a beau être dans la surenchère constante, et vouloir toujours faire plus, et mieux que la farce d’avant, aucune de nous risquerait l’intégrité physique de l’autre.  Pour ce qui est de l’intégrité morale, Em a démontré que c’était largement secondaire, quand elle a failli me provoquer un arrêt cardiaque avec sa connerie. Bref, tout ça pour dire que je prends une mine ultra sérieuse quand elle me répond, alors que j’hoche doucement la tête. “-En vie, et entière. Hum…j’imagine que ça inclut toutes tes phalanges ? Ouais…je vois bien à ta tête que oui, pas touche aux phalanges. C’est noté.” Et je croque dans ma part de pizza avec appétit, comme si on avait la conversation la plus normale du monde.

Je dois quand même reconnaître qu’elle avait raison, et que ma pizza est vraiment bonne. Je sais plus de quand datait la dernière fois que j’en avais mangé une…ou même que j’étais allée au resto à vrai dire. La dernière pizza doit dater d’un soir où j’ai gardé les Minimoys, et ils ont dû en manger les trois quart à tous les deux, mais je m’en fous. Je pourrais sauter des tas de repas juste pour qu’ils puissent manger à leur faim, tous les deux. Je fronce un peu les sourcils à son injonction contre les tatouages, affichant une mine faussement déçue. “-T’es chiante, tu le sais ça ? Je suis sûre que je pourrais te dessiner un super truc. Genre toi, à bord d’un tank, en train de mettre la misère à un type qui t’a saoulée. Super projet. Dommage, tu sais pas ce que tu loupes.” Bien sûr, qu’elle sait ce qu’elle loupe. J’ai déjà montré à Em deux ou trois de mes graffitis, ici ou là dans Downfall. Alors ouais, même si c’est clairement pas digne d’un Picasso, j’ai quand même fait quelques progrès depuis l’époque de mes premiers bonhommes bâtons. Et je suis sûre que j’aurais vraiment pu dessiner un truc pas dégueu. Je suis quand même nettement moins sûre sur le fait qu’elle aurait accepté de se le faire tatouer.

On est interrompues dans notre conversation sur ma revanche par l’appel de la tia Elena, qui m’appelle rarement en journées, sauf cas exceptionnels. Genre me demander de venir remplacer l’une de ses filles, qui est malade, ou autre. Elle sait qu’avec le Diner, j’ai des horaires parfois décalés, et que si je peux rendre service -et ramasser quelques billets au passage- y’a peu de chance que je dise non. Elena le sait pas encore, et Emily encore moins, mais c’est à Preciosas que j’ai prévu de rendre à la Blackened Beauty la monnaie de sa pièce…avec les intérêts. A vrai dire, ma prank est pas si terrible que ça. Nan, vraiment. Elle est même gentillette. Mais je sais qu’elle va tellement soûler Em que j’ai même pas songé à un plan B au cas où je puisse pas l’emmener là-bas. Mais si j’arrive à mes fins…ouh, ouais…si j’arrive à mes fins…Je peux déjà imaginer la tête furax de la brune, et ça…ça a pas de prix. Finalement, peut-être que c’est moi, qui vais me retrouver sous le tank.

Quoi qu’il en soit, ma conversation avec Elena dure pas très longtemps, elle avait juste un paquet à me donner pour ma mère. Faut dire que ça arrive souvent que je fasse l’intermédiaire entre les deux, même si elles se voient genre tous les dimanches. Je m’en fiche un peu, au fond. J’adore la tia, alors c’est toujours avec plaisir que je peux rendre service si besoin. Surtout que là…ça me coûte vraiment pas grand-chose. Et ça arrange carrément mes plans. La conversation avec la gérante du salon de beauté dure pas bien longtemps, et après m’avoir demandé de transmettre son bonjour à la brune de sa part, la tia raccroche, avec la certitude que je passerais la voir un peu plus tard. Ça fait quelques temps que les deux se connaissent maintenant, et Elena apprécie Emily de son propre aveu. Elle manque d’ailleurs jamais de le dire devant la principale intéressée, ce qui me fait toujours glousser un peu. La tia est persuadée qu’Em a une bonne influence sur moi, parce qu’elle a l’air plus sérieuse. Et j’ai beau dire à Elena qu’elle est pas sérieuse, mais qu’elle tire juste la tronche, ma tante a des idées bien arrêtées sur le sujet. Si elle savait à quelle petite guerre on se livre, Emily et moi…

Comme promis, je dis donc à mon amie qu’elle a le bonjour de la tia, alors que cette dernière tarde pas, sans aucune surprise, à annoncer qu’elle lui redonne. “-Hm, je lui dirai. Ou tu pourras lui dire toi-même si tu veux. Je dois passer au salon de beauté, si tu sais pas quoi faire de ton aprem.” Le ton se veut ultra désinvolte, comme une proposition jetée en l’air, dont la réponse, qu’elle soit positive ou négative, sera reçue de la même façon. Au fond ? Je guette quand même un peu la réaction de la cheffe de la sécurité des Amazones, parce que ça arrangerait quand même pas mal mes plans qu’elle vienne de son plein gré chez Preciosas, comme ça, sans savoir ce qui l’attend. “-Tu veux goûter ma pizza ?” Ouais, j’essaye de noyer le poisson, pour lui éviter d’avoir à penser trop longtemps à ma tante, au salon de beauté, à cette prank imminente qui va lui tomber dessus.

Je finis une nouvelle part que je fais descendre de quelques gorgées, avant de poser la main sur mon estomac, déjà bien rempli. Y’a deux autres personnes qui sont arrivées dans la petite pizzeria y’a quelques minutes, et la serveuse s’occupe déjà d’eux, tout sourire. Je suis sûre que si je souriais autant, chez Pop’s, je finirais par me faire une contusion de la mâchoire. Une déchirure. Une vilaine entorse. Un truc comme ça quoi, déplaisant au possible. Je souris, pourtant, faut pas croire. Mon pourboire en dépend. Mais à ce point, quand même…Je finis par détourner le regard de Little Miss Sunshine pour retrouver la tronche bien moins souriante d’Em, mais qui me semble pourtant beaucoup plus authentique. “-Alors…quoi de neuf au quartier des bombasses ?” Bien sûr que je sais que c’est hyper réducteur comme mot pour désigner les Blackened Beauty, mais Em sait aussi que je suis pas sérieuse pour un sou. Au fond…j’envie un peu ce groupe de nanas badass qui ont réussi à imposer leurs règles dans tout un quartier, et qui ont l’air d’être soudées comme les doigts de la main, et présentes les unes pour les autres. Je sais aussi que j’ai pas l’étoffe pour les rejoindre, mais ça m’empêche pas de les zieuter de loin -en tout bien tout honneur évidemment- et d'échanger quelques mots avec celles qui passent entre mes mains au salon de beauté.

Je retiens pas un ricanement face à la réplique d’Emily, qui me promet déjà que si je continue dans mes idées, c’est moi qui finirait sous les roues du tank qu’elle pilotera. Franchement ? Le contraire m’aurait étonnée ! “-J’aurai pu prédire cette réponse ! Et je dois dire que j’aurais été déçue et peut-être aussi un peu inquiète, si j’avais pas eu droit à une menace concernant mon intégrité physique. Mais soit. Entière, toutes phalanges incluses, et pas de tatouage.” En soit…rien que du très logique, quoi. J’ai aucun désir de la blesser, de l’amputer d’une partie de son corps, ou d’y rajouter des choses permanentes et indélébiles qu’elle désirerait pas avoir. Et puis franchement…un tatouage d’elle–même aux commandes d’un tank en train d’écraser un individu, moi ou une tierce personne, y’a franchement mieux. “-Je désespère pas, je trouverais bien quelque chose à la hauteur du prank que tu m’as fait.” Enfin…à la hauteur +, parce que quand même, faut pas déconner. En tout cas…c’est ce que je lui fais croire, parce qu’en réalité, j’ai déjà trouvé ce que je vais lui faire, à cette brave petite Emily.

On est coupées dans notre conversation par mon téléphone qui sonne, alors que la tia me demande bien vite de lui rendre un petit service, dont je compte bien m’acquitter avec plaisir. Le salon de beauté est littéralement dans le coin, à quelques pâtés de maisons d’ici, et ce serait franchement une flagrante mauvaise foi -ou volonté- de ma part de refuser d’aider. On discute pas longtemps, j’aime pas trop rester au téléphone une éternité alors que je suis avec quelqu’un, et après avoir découvert que j’étais avec Em, Elena me demande de lui passer le bonjour, elle qui aime bien la Blackened Beauty, et cette fausse voix de la sagesse qu’elle s'imagine qu’exerce la cheffe de la sécurité des Sirènes sur moi. Espérant accrocher les wagons de mon plan pseudo-diabolique, je propose à mon amie de se joindre à moi pour mon passage chez Preciosas, histoire qu’elle puisse rendre son bonjour à ma tante, et qu’elle puisse discuter un peu. Est-ce que ça va faciliter mon plan si Em accepte de s’y rendre d’elle-même ? Oh ouais…grandement. Est-ce que je compte lui dire maintenant ? Certainement pas, je veux pas prendre le risque de gâcher la surprise.

Pour noyer le poisson, et essayer de faire passer mes paroles pour une espèce de proposition en l’air, je propose bien vite à la Blackened Beauty si elle veut goûter ma pizza, un stratagème -pas très évolué certes- destiné à lui éviter d’avoir trop à réfléchir sur l’invitation. Je la regarde faire en silence quand je la vois glisser l’une des parts de sa pizza dans mon assiette, et en prendre une de la mienne, comme si c’était un truc qu’elle faisait depuis longtemps, une sorte d’habitude. Je hausse légèrement les sourcils mais me passe de toutes remarques. J’ai un petit frère et une petite sœur, je sais très bien que le moment des repas réserve parfois quelques surprises, ou habitudes, propres à chacun. M’enfin, puisque j’ai l’occasion de goûter sa pizza aux fromages, je vais clairement pas passer à côté, et en mets déjà un bon morceau dans ma bouche, en hochant la tête pour manifester mon approbation et le fait qu’elle a bien choisi.

Je suis toujours occupée à kiffer sa part de pizza quand Em reprend la parole pour me laisser entendre qu’elle est pas du genre à s’ennuyer ferme en attendant que le temps passe, et je la crois sur parole. Je sais pas trop ce que ça implique d’être la cheffe de sécurité de toute une sororité, et d’avoir un quartier entier à surveiller, mais j’imagine sans peine que ça doit bien remplir un emploi du temps. Et puis…elle doit aussi passer pas mal de temps à faire du sport, si j’en crois la taille de ses bras. J’ai un sourire en coin à ses nouvelles paroles, alors que je rebondis bien vite dessus. “-Une tentative de kidnapping, rien que ça ? Et moi qui pensais que tu acceptais de passer du temps avec moi par simple plaisir.” Je voudrais essayer de me la jouer dramaqueen hyper blessée dans mes intentions, mais…je sais d’avance que c’est peine perdue. J’ai jamais réussi, et je réussirai jamais à surjouer ce que je ressens, encore moins face à une amie.

Le repas suit son cours, et entre une bouchée et une gorgée, je finis par lui demander ce qui se passe de nouveau dans son quartier. Je suis pas hyper friande des ragots et tout ce bordel, et il faut dire que bosser trop d’heures par jour, trop de jours par semaine ça laisse pas trop la place pour savoir ce qui se passe ailleurs qu’au Diner. Je suis qu’à moitié surprise par sa réponse, alors que je me mets à ricaner doucement. Ouais, sûr qu’Emily et les potins, ça fait deux. Mais pour le coup, c’est pas vraiment les ragots qui m’intéressaient, juste de savoir comment ça allait dans le quartier des Beautés, enfin, chez elle quoi, par extension. Je connais quelques autres BB, dont certaines qui viennent parfois manger un morceau chez Pop’s, mais j’entretiens avec aucune la relation que j’ai avec Emily. Et pour le coup, je parle pas que des pranks. On a beau être hyper douées pour se faire des crasses l’une l’autre, il en reste pas moins que je sais que je peux parler de pleins de trucs avec la brune assise à mes côtés.

J’accorde toute mon attention à mon verre de coca, avant de faire une grimace quand elle me relance sur cette histoire de potins, et le fait qu’on puisse en découvrir pas mal à Preciosas. “-Ouais, tes sources sont plutôt fiables. Les clientes piaillent tellement pendant qu’elles se font coiffer, ou qu’on leur fait les ongles. Je te jure, une horreur. Le pire dans tout ça, c’est que la tia veut qu’on entretienne la conversation quand les nanas se mettent à parler. Tu me vois, moi, en train de demander plus de détails sur ce qu’elle me raconte et en faisant semblant de m’intéresser ? Je sais pas comment elles font pour pas voir que je me force, et que c’est pas du tout naturel quand je les relance sur l’histoire de Brian qui a couché avec Sydney alors qu’il sort avec Brittany, alors qu’ils sont fait gauler par Courtney. Mais tu te rends compte ?!” Est-ce que j’ai pris une voix nasillarde et bien niaise que j’ai pas en temps normal pour dire ça ? Ouais, carrément. Et je me rends bien compte aussi que je suis à la limite de la caricature, mais peu importe. Je suis pas douée pour les conversations de comptoir et les blabla de bas étages. Ça m'intéresse pas. Je dirais même que ça me gonfle rapidement. Je bois une nouvelle gorgée, avant de hausser les épaules : “-C’est pour ça que j’ai demandé les massages, les jours où je vais bosser. Au moins, comme ça, c’est 60 minutes de silence. Du pur bonheur pour la cliente, et pour moi.” Elle, parce qu’elle se fait masser, moi, parce que j’ai la paix. Je suis une femme tellement facile à combler.

Une nouvelle gorgée de coca, et je finis par repousser légèrement mon assiette, en m’avouant vaincue. “-Tu peux finir si tu veux, j’ai plus de place pour avaler quoi que ce soit !” Est-ce que je viens de lui proposer de finir la pizza qu’elle m’a gentiment offerte ? Oui…certes. Mais bon, ça part d’une attention sympa, c’est pour pas jeter. Je profite du fait d’avoir fini mon assiette, enfin d’avoir mangé pour ma faim plutôt, pour regarder autour de nous une nouvelle fois. “-T’as bien choisi. Si notre amitié résiste à ma vengeance, on pourra revenir.” que j’ajoute en la fixant de nouveau, lui adressant un petit sourire en coin taquin. En vrai ? J’ai hâte qu’on bouge et qu’on se mette en route pour le salon de beauté de la tia, et que ma revanche commence. A croire qu’aujourd’hui je meurs d’envie de me faire botter le cul par 1m70 de muscles en colère.

Évidemment qu’elle en doute pas. Vu la longue série de pranks qu’on se traîne déjà, Em sait de quoi je suis capable depuis le temps. J’ai déjà essayé de me souvenir de comment on en était arrivées là, à se faire des crasses à tour de rôle depuis une éternité, mais je me souviens pas. J’arrive pas à me rappeler de qui a lancé les hostilités la première, et de la réponse de l’autre. Je sais juste qu’un jour on a commencé, qu’on s’est jamais arrêtées depuis, et qu’on a enchaîné les revanches à tour de rôle, jusqu’à…bah, jusqu’à aujourd’hui, en fait. Jusqu’à mon plan pour la traîner chez Elena, où je compte exercer ma petite vengeance. Pas de peur pour Musclor, je compte rien faire qui puisse lui causer la moindre crise cardiaque, mais je sais d’avance qu’elle va voir rouge, et c’est peut-être même ma motivation première.

Et finalement, tout semble concorder pour que parvienne à mes fins aujourd’hui même. Le coup de fil de la tia était pas du tout prévu au programme, mais il arrange carrément mes affaires. Surtout quand Emily semble partante quand je lui propose l’air de rien de m’accompagner à Preciosas, sous couvert qu’elle salue elle-même ma tante, qu’elle connait. Franchement, cet alignement des planètes, si c’est pas un signe qu’il faut que je me lance aujourd’hui, je vois pas ce que c’est. Une chance que ma Poker face soit à l’épreuve de beaucoup de choses, et que j’arrive à résister à cette envie qui me prend au ventre de rigoler. Possible que j’anticipe un peu beaucoup la réaction de DarkEm et que ça me fasse déjà beaucoup trop marrer. Une vraie gosse. Mais en même temps…ô ouais, en même temps, elle mérite largement ce qui lui pend au nez. J’ai un grand sourire quand elle me dit qu’avec moi on sait jamais, comme elle le dit si bien, et je me rends compte que cette phrase pourrait s’appliquer à tellement de trucs, que je me marre encore plus. “-Au moins, on s’ennuie pas avec moi.” Tu m’étonnes, vu le nombre de conneries que je suis capable de faire, et même de dire.

Par contre, malgré ce qu’elle a l’air de penser, c’était pas une de mes légendaires conneries quand je lui demandais des nouvelles de son quartier, de ce bout de Downfall dont elle a hérité de la sécurité. Je sais qu’il s’est passé des choses pas jolies jolies là-bas, et même si on en parle pas vraiment entre nous, je sais qu’il est arrivé des trucs horribles à d’autres Blackened Beauties, à ses frangines de sororité. Sauf qu’Em prend le parti de partir sur tout à fait autre chose, et de me lancer sur les ragots, ces trucs dont j’ai jamais rien eu à foutre, et qui pourtant m’entourent quand je vais bosser chez Elena…ou même au Diner, d’ailleurs. C’est tellement facile d’entendre des petits bouts de conversations ici ou là, en déposant un plat, en débarrassant une assiette. Je me fous de la vie des gens, mais…je peux pas les empêcher de raconter leurs histoires aux personnes avec lesquelles ils viennent manger, ou leur demander de se taire quand je passe à côté.

Je suis sûre qu’on devrait me décerner un prix. Genre…l’award de la nana qui fait le mieux semblant au monde. Ouais, possible que ça vexe légèrement mes anciens mecs, mais peu importe. En vrai, je me sais douée pour ça. Déjà, parce qu’il suffit de voir la tronche des clientes de Preciosas qui me racontent leurs histoires avec une telle volubilité, s’imaginant que j’en ai sans doute réellement quelque chose à carrer de leurs problèmes existentiels qui n’en sont pas vraiment. Je me demande comment s’arrangeraient ces nanas face à la pauvreté, les factures qui s’accumulent, les règlements de compte entre gangs, la maladie. Je dis pas qu’elles ont toutes une vie rose, je me permettrais pas. Je sais qu’on peut cacher beaucoup de choses quand on veut pas que d’autres soient au courant, derrière un sourire, une fausse bonne humeur, ou un détachement à l’épreuve de tout. Mais certaines comprendraient peut-être que ce qu’elles voient comme des trucs insurmontables, impardonnables, et j’en passe est en fait loin d’être une montagne, et à peine une petite butte. Ensuite, je sais que bon nombre de mes arnaques reposent sur ma capacité à faire semblant. A convaincre. A manipuler, certains diraient. Un oscar, il me faut au moins ça. Par contre, le sourire amusé que j’adresse à Em en réponse à son intervention est authentique, j’ai pas besoin de le feindre.

En attendant, ma pizza m’a blindée, et c’est tout naturellement que je propose à la brune de finir ce que j’arriverai pas à manger. J’ai été élevée dans une famille où le gâchis était strictement interdit, et où on jetait jamais rien. Alors forcément, du haut de mes vingt-huit ans, c’est un truc dont j’ai gardé l’habitude. Et puis…faut bien que tous ces gros muscles partout sur le corps d’Em mangent, alors…elle peut y aller, et se faire plaisir. J’ai quand même une petite expression vaguement choquée qui pointe sur ma tronche, alors que je lui réponds : “-Genre, c’est cette mini pizza qui reste là, qui te fait peur, et qui va t’arrêter, toi ? Emily fooking Bates, qui fait peur aux gens rien qu’en les regardant. J’y crois pas.” C’est dans ces moments-là que je me dis que c’est vraiment con que les arnaques à base de pures conneries fonctionnent pas, parce que là, j’aurai eu de la thunes à revendre.

Pendant qu’Emily se concentre donc sur ce qu’il reste de pizza sur la table, la sienne, la mienne, la nôtre, j’accorde mon attention à ma boisson, que je sirote à petites gorgées, alors que j’observe autour de nous. J’étais jamais venue ici, mais vu que je peux compter le nombre de restos que je me fais dans une année sur les doigts d’une main, c’est pas vraiment étonnant. En tout cas, j’aime bien. C’est mignonnet. Loin du style de chez Pop’s, mais sympa malgré tout. Convivial, mais sans prétention. Ça donne envie de revenir en tout cas. Mais peut-être pas avec la nana à mes côtés, si elle décide de me rayer purement et simplement de sa vie après ce que je m’apprête à faire. D’ailleurs, quand elle me répond, je retiens pas une grimace, alors que j’hausse une épaule : “-Tu sais que je te manquerai trop.” Et peut-être que pour la première fois depuis que mon idée a germé dans ma petite tête, je me pose vraiment la question de savoir si je peux aller trop loin dans mes pranks, et risquer l’amitié d’Em. Au fond…elle sait que c’est juste pour le jeu, j’en suis persuadée, et que si demain il fallait choisir entre l’avoir en amie, et continuer cette guerre des pranks, le choix serait vite fait. La question serait vite répondue, comme a dit je sais plus quel grand philosophe.

Finalement, la Blackened est vaincue par la pizza, alors qu’il reste une malheureuse part dans mon assiette. J’aime pas trop l’idée de me dire qu’elle ira à la poubelle…et j’aime pas non plus celle d’emballer cette part devant Em en me disant que ça fera mon repas du soir comme ça. Alors, à contre-cœur, je me lève à mon tour, et emboîte le pas de la brune, alors qu’on se retrouve rapidement dehors, après un au revoir à la serveuse. “-Ouais, on peut. Le salon est qu’à quelques rues si je me repère bien.” que je dis en me tournant vers la droite et la gauche pour me situer dans Van Nuys, avant de me mettre du bon côté d’Em. Avec un geste suffisamment lent pour qu’elle voit ce que je fais, et m’éviter ainsi de me prendre une mandale, j’étire le bras jusqu’à attraper son épaule opposée, que je serre brièvement dans ma main, genre à peine 1 ou 2 secondes, avant de la relâcher. “-Merci pour le repas.” Je voudrais pouvoir lui dire que c’est à charge de revanche, mais bon…j’aime pas mentir.

De nouveau côte à côte, on rejoint donc le salon de la tia discutant des minimoys, dont Emily a pris quelques nouvelles. Bennie et Sofia ont pas souvent eu l’occasion de voir la brune, mais je me souviendrais toujours de la tête de mon petit frère quand il a vu Em la première fois, et cette expression peu rassurée qu’il avait. C’était très drôle. Maintenant, il manque jamais une occasion de brainstormer avec moi pour embêter tata Em. Ses propositions sont toujours tellement mignonnes…bien trop mignonnes pour cette guerre dans laquelle on s’est lancées. On en vient finalement à parler de Skye, que j’ai l’impression de pas avoir vu depuis un moment déjà, et qui m’a parfois aidée dans ma guerre contre sa grande sœur de cœur. Et finalement, comme on l’avait prédit, on arrive au salon d’Elena en quelques minutes, alors qu’elle nous accueille de son habituel sourire, les bras grands ouverts. “-Holà tia. Je te ramène Emily, il parait que ça faisait longtemps que vous vous étiez pas vues.” Est-ce que je sais que je m’expose à ce que la tante Elena se mette à me faire la morale, en me disant que je devrais être un peu plus comme mon amie ? Oh oui, certainement. Est-ce que je m’en fiche un peu ? Oh ouais, encore plus. Parce que quoi qu’il advienne maintenant, le plan est définitivement engagé, et je suis sur le point de me venger. It’s on.

Je réponds rien, et me contente de lever une épaule quand Em me répond que ça lui fait plaisir. Celle a qui ça fait surtout plaisir, c’est moi. Mais c’est compliqué de le verbaliser, alors je me contente de presser son épaule dans ma main avec un peu plus de fermeté, en me disant que la brune me connait assez pour savoir que je suis pas douée pour parler de ce genre de trucs, et que de toutes façons, j’aime pas ça. Je relâche la pression sur son épaule, et pendant qu’on se dirige vers le salon de la tia on discute de nos frères et sœurs, de ceux qui font nos quotidiens, avec leurs caractères, et tout le bon qu’ils nous rendent tous les jours. J’aime bien Skye, elle me met toujours de bonne humeur, comme si c’était une sorte de…super pouvoir, ou une connerie comme ça. Elle est super chouette comme gosse. Enfin…même si elle en est plus vraiment une, le fait qu’elle soit plus jeune -de quelques années- me pousse à continuer de l’appeler comme ça par moments.

J’ai pas l’impression que ça faisait si longtemps que ça qu’on s’étaient vues, Em et moi, et pourtant, y’a des tas de choses qu’on se raconte, comme si ça faisait des semaines. Pour autant, je trouve pas le courage de lui parler du truc qui me soulagerait vraiment, et allégerait mes épaules. A la place, on parle de tout le reste, jusqu’à arriver au salon de beauté, où se trouvent quelques clientes, aux mains de mes collègues esthéticiennes. Enfin, de vraies esthéticiennes, pour le coup. Moi, tout ce que je sais faire, c’est la tia qui me l’a appris, le plus souvent sur le tas, en l’observant faire avec d’autres nanas. Pour la petite anecdote, c’est auprès d’elle que j’ai chopé pas mal de ces phrases bateau que je sors quand je suis en rendez-vous, et dont les nanas qui viennent ici sont assez friandes. De manière générale, il suffit souvent de juste recentrer la conversation sur ces filles pour que la discussion continue sans temps mort.

En tout cas, Elena est ravie de nous voir, sans que je sache si elle est plus contente de me voir moi, ou Emily. Au final, peu importe, je sais que la tia aime bien la Blackened Beauty, qui selon elle a plus la tête sur les épaules que moi. J’ai un rictus un brin moqueur quand je vois la courte étreinte entre ma tante et mon amie, sachant que cette dernière est pas hyper fan de ce genre de démonstration d’affection, alors qu’elles font partie intégrante du langage de la vieille hispanique. J’y suis rompue depuis que je suis haute comme trois pommes, mais…on refuse jamais un câlin à tia Elena. Tout comme on refuse jamais une tasse de café, que la gérante du salon est d’ailleurs déjà partie faire couler. Je capte le regard d’Em, et retiens pas un léger sourire en coin, alors que je secoue légèrement la tête de droite à gauche. Je suis quasi sûre qu’elle va aussi sortir des petits gâteaux, ou des chocolats. Elle est comme ça, toujours à vouloir faire plaisir à son entourage. Elle le faisait déjà quand elle avait pas grand-chose, et maintenant que sa situation s’est améliorée, Elena continue de partager avec les autres. “-Attends, laisse moi t’aider tia.” que je propose, en la voyant essayer de caler une boîte en fer sous son bras, alors que trois tasses à café fumantes sont devant elle.

J’en récupère deux, dont l’une que je tends à Emily, alors qu’Elena nous propose déjà de nous installer. La Blackened Beauty proteste, prétextant qu’elle risquerait de prendre la place d’une cliente, et j’ai un sourire en coin qui m’échappe alors que je me dis que ça y est, c’est le moment…Em vient de me tendre une perche monumentale. Une que je suis obligée de saisir. “-A vrai dire…je crois que tu devrais tout à fait t’installer sur le fauteuil client…” que je dis avec un grand sourire, avant de me tourner vers la tia sans marquer de pause. “-Emily a accepté que tu essaies sur elle cette idée de manucure dont tu m’as parlé la dernière fois. Elle a dit qu’elle serait même plus que ravie, et que ça lui ferait plaisir de te rendre ce service. Hein, Em ?!” Oh non, Emily est d’accord pour rien du tout. Et encore moins pour se retrouver affublée de vernis à ongles rose ultra pétant avec des paillettes, longue tenue qui plus est.

Je fixe mon amie d’un grand sourire de tête à claque, avant de me tourner vers Elena, qui attend depuis longtemps de pouvoir faire ça, et qui s’emballe déjà. “-Oh c’est vrai ?! Oh mi niña merci à toi, c’est si gentil. Viens par ici, je t’installe.” Et c’est parti. Elena attrape Emily par le bras, l'entraîne vers un siège, et la pousse à s'asseoir, alors que je tente de cacher mon petit sourire derrière ma tasse à café. En vain, sans doute. “-Tu ne peux pas savoir comme cela me fait plaisir. Muchas gracias hijita.” ajoute même Elena, en tapotant la joue d’Em, avec un immense sourire d’une oreille à une autre, plus que ravie. Ma vengeance repose sur l’affection que la Blackened Beauty peut porter à ma tante, et l’entrain qu’elle va devoir briser si elle refuse de se laisser faire par la tia. C’est pas impossible, hein…mais dans la mesure où j’ai tout misé sur le fait qu’Em resterait docilement assise à se laisser faire pour pas décevoir Elena, ma foi…j’espère avoir vu juste.

J’aime beaucoup la différence d’expression sur les visages d’Emily et d’Elena. L’une comprend que dalle à ce qui se passe, se montre interrogative, passablement dépassée aussi, alors que l’autre est en train de trépigner comme une ado à qui on vient d’annoncer qu’elle va rencontrer son idole. Tandis que le regard d’Em s’assombrit de seconde en seconde, au fur et à mesure qu’elle comprend ce qui est sur le point de lui arriver, celui d’Elena s’allume de mille paillettes, alors qu’elle sort tout le matériel dont elle va avoir besoin pour mener à bien son projet de manucure. Maintenant qu’elle est installée, et que la tia a commencé à concrétiser son idée, je peux me détendre un peu, et remercier silencieusement l’affection d’Em pour ma tante, celle grâce à qui je peux mener à bien mon projet de vengeance.

Et pendant les minutes qui suivent, je m’installe à mon tour sur un siège aux côtés d’Elena et DarkEm, sirotant mon café sans me départir de mon sourire. Et il faut dire qu’à chaque nouveau regard noir de mon amie, ou ronchonnement de sa part, le sourire s’agrandit encore un peu plus. Quand la tasse est vide, je la pose à côté de moi, avant de me pencher sur le travail que fait ma tante, si concentrée qu’elle ne remarque pas l’expression qu’arbore la brune, qui m’aurait déjà tuée une paire de fois si les regards étaient mortels. En même temps…c’est le jeu, et Em a mis la barre sacrément haute la dernière fois, il fallait bien que ma riposte soit au moins à la hauteur…voire même un peu plus haute. Et si j’en crois son expression, et la fureur qui suinte par tous les pores de sa peau, j’ai plutôt bien réussi mon coup dans le jeu de la surenchère. Je lui adresse un énième sourire qui doit surement lui donner envie d’essuyer sa chaussure sur ma tronche -avec un poil de violence- et en passant à côté d’elle, je pousse même le vice jusqu’à lui demander à l’oreille : “-C’était peut-être pas une si mauvaise idée le tatouage finalement…hein ?” Parce qu’elle sait que j’aurais jamais cherché à lui imposer un truc débile qu’elle aurait sur sa peau, à vie. Ca, la manucure, elle va me maudire pendant trois semaines, et elle passera à autre chose, comme toujours.

Comme Elena est occupée, comme les autres filles d’ailleurs, je m’occupe d’accueillir la nouvelle cliente, la conduisant vers les lavabos pour lui laver les cheveux. Je sais pas couper -enfin si, mais pas assez bien que pour ça donne pas un rendu absolument dégueulasse-, mais puisque toutes mes collègues sont déjà avec quelqu’un, et que j’ai rien de particulier à faire en attendant que la tia finisse la manucure d’Emily, je prends l’initiative de faire le shampoing à la nouvelle venue, prenant le temps de bien faire mousser le savon, et poussant même à lui faire un bref massage du cuir chevelu, un truc dont nos clientes sont friandes. Et je comprends pourquoi. Quand ses cheveux sont propres, et qu’un petit soin y a été appliqué, je lui pose une serviette sur les épaules pour absorber l’excédent d’eau, alors qu’après un échange de regards avec nos deux coiffeuses, je vais installer la femme d’un certain âge sur l’un des sièges, lui proposant une boisson pour patienter un peu.

Et finalement, elle a pas besoin d’attendre bien longtemps, puisque l’une des filles finit en quelques minutes ce qu’elle faisait, et je m’occupe d’encaisser la cliente sur le départ, histoire que l’autre puisse passer directement à la nouvelle coupe. Je sais que dans les faits je travaille pas. Enfin, je suis pas censée, quoi. Mais puisque tout le monde est occupé, et que je suis là, je vais quand même pas me tourner les pouces. Peut-être que j’aurai pu le faire, ailleurs, dans l’un de mes autres taffs. Mais ici, on est pas n’importe où, et la gérante est pas n’importe qui pour moi non plus. Du coup, dès que les dollars ont intégré la caisse enregistreuse, je retourne auprès de ma tante et de mon amie, qui a pas décoléré si j’en crois son expression. “-Waouh, tia, ça c’est du papillon ! Comment tu le trouves, Em ?” Je lui adresse un sourire narquois, parce que je sais d’avance qu’elle doit le détester…tout comme ce rose pétant, et ces paillettes. Décidément, Elena a vu les choses en très très girly sur ce coup. Et je n’en  suis que plus reconnaissante.

Quand la manucure arrive à sa fin, je me dépêche d’attraper mon téléphone, ouvrant vite l’appareil photo. “-Attendez les filles, on va immortaliser ce moment. Allez, un beau sourire. Em…tu veux bien montrer tes mains, ça fera de la pub pour le salon de beauté !” que j’ajoute en souriant encore davantage face à l’enthousiasme d’Elena, alors qu’Emily me trucide de nouveau dans sa tête au moins pour la millième fois depuis notre arrivée. C’est le jeu. Je sais que même si elle est en colère, ça durera pas, parce qu’elle, comme moi, on sait que ça fait partie des règles de cette petite guéguerre dans laquelle on s’est lancées y’a un petit moment déjà. J’ai du mal à étouffer un rire franc quand je vois le regard que porte la brune à ses ongles, et je me contiens simplement pour éviter que mon amie explose purement et simplement en plein milieu de chez Preciosas. Y’a quand même quelques clientes, alors on va éviter de faire mauvaise réputation au salon de la tia.

D’ailleurs, en parlant d’Elena, elle résiste pas à l’envie d’attraper la main d’Emily pour y jeter un nouveau regard admiratif. Au fond…elle est pas moche, sa manucure…même si elle est clairement pas pour tout public, et pas pour la Blackened Beauty et moi, c’est une certitude. Mais je suis quand même certaine que pas mal de nanas vont apprécier. Surtout que ça doit pouvoir facilement se décliner avec d’autres couleurs. Je suis sûre de toutes façons qu’Elena nous apprendra à faire la même chose d’ici peu, quand elle aura rôdé sa propre technique. Quoiqu’il en soit, la vieille hispanique finit par s’éloigner pour revenir avec le fameux paquet que je suis censée remettre à ma mère, et heureusement qu’elle y a pensé, parce que moi, tout à ma victoire, j’avais plus du tout en tête cette histoire.

Après une nouvelle embrassade, Emily et moi on finit par quitter le salon de beauté, avec la promesse de revenir bientôt. C’est pas trop difficile pour moi, je suis censée travailler ici dans trois jours, alors autant dire que je vais revoir la tia hyper vite. Em…pas sûre qu’elle remette les pieds ici avant un bon moment, et si elle le fait, ce sera sûrement avec des moufles aux mains. D’ailleurs, on s’est à peine éloignées du salon de ma tante qu’une première menace quitte les lèvres de mon amie, alors que je ricane bêtement en l’entendant. “-Ouh…tu me donnes dans le Espinoza…on rigole plus, alors !” Est-ce que je me marre alors même que je dis ça ? Évidemment. Mais c’est plus fort que moi, il me suffit de tourner le regard vers la brune pour que l’envie de rire me torde de nouveau le bide. Em en rajoute d’ailleurs une couche, alors que je dois me pincer fort les lèvres l’une contre l’autre pour pas rire. “-Oh, arrête…tu vas faire des jalouses, je te dis !” Et cette fois, je m’éloigne de la longueur de son bras, pour éviter tout geste brusque qui pourrait lui échapper.

On s’éloigne de plus en plus du salon de beauté, retournant sur nos pas, et donc vers ma voiture, alors que la Blackened à mes côtés est toujours en train de ruminer son mécontentement. “-Est-ce qu’on pourrait s’arrêter cinq petites minutes sur l’efficacité de ma vengeance ? La façon dont j’ai amené ça, tout en subtilité, à tel point que t’as rien vu venir ?” que je demande, écopant d’un énième regard tueur pour toute réponse : “-Ah…je vois que c’est encore un peu trop tôt…je garderai ça pour la prochaine fois qu’on se voit alors !” Enfin…si Em m’a pas trucidée d’ici là !