[TERMINE] La main dans le sac x Skye

Les bras chargés de livres et d’un sac contenant quelques affaires médicales, je pousse du pied la porte de mon cabinet difficilement ouverte avec le coude. J’aurai pu demander de l’aide, ça aurait été plus sensé que de se tortiller en risquant de faire tomber ce que j’ai dans les mains, mais quand on est une bourrique comme j’en suis une, on préfère faire les choses toute seule. Je pose tout ça au hasard sur le bureau, avant de tout étaler sur le meuble pour avoir une meilleure visibilité de ce que je vais devoir ranger, et savoir où je vais mettre tout ça. On dirait pas forcément, comme ça, mais bordel, j’aime quand tout est parfaitement rangé là où ça doit l’être. Je suis pas maniaque, loin de là…mais j’aime que chaque chose soit à sa place, ni plus, ni moins. A un endroit bien précis, choisis avec soin. Je lance une playlist au hasard sur mon portable, avant de ranger les quelques livres dans ce minuscule petit meuble qui fait office de bibliothèque. Je sais pas trop si j’aurai l’occasion de feuilleter de nouveau un jour ces livres qui m’ont suivi au cours de ma formation à l’hôpital, mais…j’ai pas pu me résoudre à les jeter, sans trop savoir pourquoi. Un vieux lien sentimental à la con, j’imagine, une bribe de mon passé pourtant pas si lointain.

Il me reste encore pas mal de boulot pour trouver une place à tout ça, mais un besoin pressant se fait ressentir, du genre de ceux auxquels on peut pas résister. Je quitte la pièce, et me glisse dans la salle principale, où une musique suave, lascive, emplit tout l’espace. ”-Je suis juste de passage, faites pas attention à moi !” Et se disant, je me faufile entre les deux frangines derrière le comptoir du Naughty pour me faire un long café, noir que je regarde couler avec attention, comme si ça avait un côté hypnotique plutôt sympa. Une fois la tasse pleine, je tends un billet à l’attention de Mara, accompagné d’un clin d'œil, avant de me poser sur un tabouret haut, pour en boire quelques gorgées. Ô douce caféine, que je t’aime. Les mains vissées autour de la tasse chaude, j’en profite pour couler un regard sur la salle, pas très fréquentée en cette après-midi.

Les clients sont peu nombreux, deux sont en train de cuver gentiment dans leur coin, les autres ont la langue pendue devant les danseuses en plein show, mais ça a l’air d’être bon enfant…au moins pour l’instant. De toutes façons, je doute pas que les sœurs derrière le bar sauront botter le cul des nazes qui tenteraient quoi que ce soit. Je plisse les yeux en voyant une petite ninja se faufiler entre deux tables, et disparaître aussi vite qu’elle était apparue, sans que personne ai l’air de l’avoir remarquée. L’apparition éclair de Skye m’arrache un léger sourire, et je finis mon café en silence, avant de glisser la tasse salie dans le lave-vaisselle. Trois mots échangés avec les autres Blackened, et je retourne dans mon petit bureau, ces quelques mètres carré offerts par Charlie, mais qui représentent beaucoup à mes yeux. Et j’ai beau pas être matérialiste pour un sou, il représentera encore davantage quand il sera parfaitement conforme à l’idée que je m’en faisais jusque-là. Même si j’ai encore un peu de boulot devant moi pour ça.

Ouais…va y avoir quelques heures de rangement devant moi, j’en ai bien conscience. Un peu revigorée par le café, je me remets au boulot rapidement, me penchant sur le bordel que j’ai éparpillé sur mon bureau quand j’ai commencé à vider l’un de mes cartons fraîchement ramenés, avant que l’envie, ou le besoin, de caféine se fasse ressentir. Je commence à faire des tas à même le meuble, les médocs d’un côté, le matériel de bureau de l’autre, celui qui relève plutôt de l’aspect médical dans un autre coin. Et en récupérant une boîte de gants, je peux pas m’empêcher d’avoir un mouvement d’arrêt, alors que mon regard fouille le bureau. Mes sourcils se froncent, alors que dans des gestes un peu brusques et pas maîtrisés, je vide le contenu restant du carton sur mon bureau, farfouillant dans le tas d’affaires avec des mouvements saccadés. Je me retrouve même à me foutre accroupie pour vérifier qu’il est pas tombé par terre, et a glissé sous le meuble. Sauf qu’il est nulle part. “-Non, non, non. Il était là.” Oui, il était là, juste là, quand j’ai tout rangé hier. Je m’en souviens, j’y ai porté une attention toute particulière. Le stéthoscope offert par Diego, avec une minuscule petite lune gravée dessus, comme ce tatouage qu’on a en commun. Je l’ai jamais utilisé. J’ai jamais vraiment pu m’y résoudre, et c’est sans doute complètement débile, comme pas mal de choses que je fais au quotidien. Mais c’est pas le sujet.

Je prends une longue inspiration, les bras tendus, en appui sur le bureau, alors que le regard dans le vide, j’essaye de me souvenir précisément de ce que j’ai fait la dernière fois que j’ai vu le stéthoscope. Et j’ai beau frôler la migraine, je suis sûre de moi. Plus certaine que je l’ai jamais été dans ma vie : j’ai empaqueté cet objet avec le reste. Il devrait être là. L’affect ridicule que je porte à cet objet m’empêche clairement de réfléchir correctement, et même si j’en ai conscience, je peux pas lutter contre. Il me suffit d’être rationnelle. Juste ça. Le stéthoscope était dans le carton hier. J’ai pas touché au carton de la soirée, de la nuit, ni toute la matinée. Et je suis venue ici directement. Donc, logiquement, il devrait être là. Le stéthoscope devrait être au Naughty, avec moi. La seule hypothèse qui me vient en tête, c’est que mon matos est arrivé en même temps que moi…et qu’il a ensuite mystérieusement disparu.

Et là…ça fait tilt, presque immédiatement, quand je visualise les petites mèches roses que j’ai vu tout à l’heure, se faufiler en toute discrétion à travers le club, à la barbe des clients. Bordel de… En oubliant un instant la délicatesse, je retourne auprès du coin bar, pour demander aux filles où se trouve Skye. Aucune réponse concrète, elle pourrait être n’importe où vu qu’elle a la bougeotte et qu’elle tient pas tranquille plus de cinq minutes, et en râlant à voix haute et ouvertement devant l’inutilité de leurs réponses, je me casse, me mettant à fouiller les pièces du bâtiment pour retrouver la mini ninja. Au bout de longues minutes, trop longues à mon goût, mes pas me dirigent vers les vestiaires, et je serre les dents en remarquant cette poupée un peu flippante que la Blackened se trimballe partout. Avec un peu de chance pour mes nerfs, et la colère qui gronde dans ma poitrine, j’imagine que ça veut dire qu’elle doit pas se tenir loin.

Je pousse la porte des vestiaires, et elle est là, occupée à faire je sais pas trop quoi devant un casier, mon stéthoscope à la main. Skye met quelques secondes à s’apercevoir de ma présence, et quand elle se retourne enfin, autant dire que je suis totalement insensible à ce qui doit s’apparenter à un sourire innocent. “-Salut…vraiment ?” Mais oui, elle a raison de faire comme si de rien était ! Je m’avance un peu plus dans la pièce, jusqu’à être à quelques pas d’elle, croisant les bras sur la poitrine dans un geste qui pue l’impatience. “-J’imagine que tu l’as…trouvé, c’est ça ?” que je demande sans trop de chaleur, en pointant l’objet dans ses mains de mon index. Je la regarde un peu durement, avant de tendre la main, paume ouverte, pour qu’elle puisse me rendre mon stéthoscope. C’est pas vraiment la première fois que Skye emprunte sans autorisation un truc qui m’appartient, ou à une frangine d’ailleurs, mais ça avait jamais été un truc qui a de l’importance.

Je dois bien admettre que je suis soulagée de retrouver ce qui m’appartient, et je laisse échapper un bref soupir quand il me revient. Et si j’ai jamais été trop pénible quand mes affaires se sont par inadvertance retrouvées en possession de Skye, aujourd’hui, j’ai un peu plus de mal à laisser couler. Je regarde autour de nous, mes sourcils se fronçant au fur et à mesure, quand je remarque les casiers…et plus particulièrement celui de Mac, devant lequel elle se trouvait. “-Je peux savoir ce que tu faisais, exactement ? Tu forces les casiers des frangines, maintenant ?” J’essaye de pas avoir l’air sévère, ou fâchée, j’essaye vraiment parce que c’est difficile d’être en colère contre elle, mais elle a touché sans le savoir, sans le vouloir non plus, un point sensible, un de ceux qui me font un peu vriller, sans que je sache pourquoi. Enfin si, je sais. Sans que je cherche à lutter, plutôt.

J’aimerais dire que je suis pas du genre à m’énerver, et être plutôt de ces nanas toujours zen quelle que soit la situation, capables de relativiser, de voir le bon, le côté positif ou que sais-je encore comme conneries. Dans les faits, j’ai tendance à vite monter en pression, et à perdre tout aussi vite le contrôle de mes nerfs. C’est un des traits de caractère propre à Bambi, enfin…je crois. J’ai pas l’impression que j’étais comme ça, avant d’arriver à Downfall. A moins que ce soit l’absence quotidienne de Diego qui me fasse péter les plombs si facilement. Je sais pas. J’évite aussi d’y penser, en temps normal. J’ai pas fait les scouts, mais je sais que j’ai un badge Autruche accomplie, acquis depuis pas mal d’années déjà.

Skye a vraiment cette expression de petit chat apeuré, comme si elle comprenait vraiment pas le problème dans cette situation, ou que pour elle c’est pas si grave que ça de fouiner dans les affaires des autres, en piquant un ou deux trucs au passage. Elle finit par tendre la main à son tour pour poser dans la mienne le précieux stéthoscope, alors que mes sourcils se haussent une nouvelle fois, et que je m'emporte légèrement à ses paroles. “-Oui, hé bah…encore heureux ! J’aurai vraiment été très fâchée sinon…” Du genre…très très fâchée. C’est juste un objet, je le sais bien. Un truc matériel. Et pourtant…voilà. Je pourrais le remplacer par des tas d’autres stéthoscopes. Plus beaux. Plus chers. Plus clinquants. Mais ils seraient jamais le stéthoscope offert par Diego, avec cette petite lune gravée dessus, et auraient donc aucune valeur.

Aveuglée par la colère, j’ai l’impression de mettre une éternité à remarquer les vestiaires des frangines autour de nous, alors que je finis par me demander ce que fait Skye ici, toute seule, entourée de casiers, avec un stéthoscope dans la main. Je plisse les yeux à sa réponse, ouvrant la bouche…pour la refermer aussitôt, prenant le temps de considérer sa réponse. “-Tu as voulu ouvrir un casier avec un instrument médical ? Je vois.” Je hoche doucement la tête, sourcils légèrement froncés, sans doute un peu plus impressionnée par son imagination que je le devrais. Et je reste silencieuse, alors qu’elle m’explique avec ses mots que c’est pas si grave ce qu’elle essayait de faire, parce qu’elle connaît déjà les codes des autres Blackened, que c’est pas vraiment une effraction en bonne et due forme, et que c’est sans doute pas aussi mal que j’ai l’air de le penser. Ah ouais…y’avait même tout un plan derrière, si jamais elle réussissait son tour de passe-passe. Elle a de la suite dans les idées, je dois bien lui reconnaître ça. “-Non. Tu peux pas le garder. Encore moins après l’avoir pris alors que t’es entrée dans mon cabinet sans autorisation.” Même si j’ai aucune intention de briser ses rêves de Copperfield, il faudra qu’elle tente de les atteindre avec autre chose que ce qui m’appartient.

Je serre l’instrument sans doute un peu trop fort dans ma main, avant de jeter un nouveau coup d'œil aux casiers, puis à ma frangine. “-Amène-toi.” Et je fais ce geste débile avec mon index, qui lui indique qu’elle doit me suivre, sans vraiment lui laisser le loisir de protester. Je quitte les vestiaires, mon regard s’attardant quelques instants sur la poupée maléfique en poste dans le couloir, que j’attrape avant de me tourner de nouveau vers Skye. “-Je vais surveiller ta petite amie jusqu’à la fin de notre conversation. Tu sais, histoire que tu te sauves pas en courant avant que j’ai le temps de finir.” Que je dis en agitant doucement la poupée devant le regard de la Blackened, avant de poursuivre mon chemin, jusqu’à mon petit cabinet, toujours autant en bordel. Je fais le tour, jusqu’à me retrouver derrière le bureau, rangeant l’outil bien en sécurité des petites mains chipeuses dans mon tiroir, avant de poser la poupée sur l’autre meuble de la pièce, contre lequel je pose ma hanche, croisant une nouvelle fois les bras sur ma poitrine, m’imposant entre le jouet et sa propriétaire, comme si je faisais barrière de mon corps pour l’empêcher de la prendre et de filer. Est-ce que ça ressemble à une prise d’otage…? Oui, probablement.

Je crois que je commence à redescendre en pression, ce qui est plutôt bon signe pour la mini-ninja, et je prends quand même le temps d’inspirer lentement, avant de reprendre : “-Tu vois…ce stéthoscope, c’est un peu…comme ta Lily. Je serai vraiment très en colère, et inconsolable s’il disparaissait, et que je le trouvais plus. Je sais que tu comprends cette idée.” Ouais, j’en suis persuadée, elle se trimballe ce Chucky miniature partout avec elle, et je doute pas une seule seconde que la disparition de sa poupée lui ferait beaucoup de peine, et laisserait un grand vide. “-A force d’emprunter les affaires des personnes sans leur consentement, tu vas finir par tomber sur quelqu’un qui va vraiment s’énerver, et oublier qu’il t’arrive d’être une gamine sympa.” Et ce quelqu’un aurait presque pu être moi, aujourd’hui. Je penche un peu la tête, avant de soupirer lourdement, en avisant la pièce autour de nous : “-Tu vas m’aider à faire de cet endroit un cabinet rangé et fonctionnel. Aujourd’hui, et de temps en temps, jusqu’à ce que j’oublie que je suis fâchée contre toi. Oh non non…pas la peine de protester. Me force pas à proférer des menaces contre ta poupée.” Et je lui lance ce regard que j’ai quand je suis ultra sérieuse, et qui est pas hyper chaleureux, j’en ai bien conscience, mais qui est tout à fait appropriée à la situation.

Les petits regards que Skye adresse à sa poupée m’échappent pas, et même si je sais que je m’en prendrais jamais à celle qui doit être sa meilleure amie, je compte pas le dire à la mini ninja, pas alors que j’ai toute son attention. Et c’est tant mieux. Alberto, ce cher géniteur, a toujours insisté sur le fait que toute bêtise méritait réparation. C’est sans doute pour ça qu’on en a toujours fait si peu, Diego et moi, quand on était gosses. Parce que les réparations, comme il disait, étaient toujours bien plus grosses et lourdes que la bêtise en elle-même, et que du coup, ça passait l’envie de recommencer. Du coup, la Blackened toute penaude face à moi pourra continuer ses moues innocentes autant qu’elle le voudra, y’a pas moyen que je plie, et change d’avis subitement. Peut-être que si j’avais moins laissé l’affect prendre le dessus, j’aurai pu voir que c’était trois fois rien, ou en tout cas pas pire que la fois où elle a trouvé par inadvertance mon rouge à lèvres, ou le foulard offert par Charlie, mais j’ai pas assez de recul dans l’instant pour voir les choses telles qu’elles sont réellement.

Bon, au moins j’ai trouvé un argument auquel Skye semble être sensible, en proférant de fausses menaces sur Chucky miniature. Je plisse un peu le regard quand elle parle de Lily, comme si elle était une vraie personne, et était capable de ressentir des sentiments bien humains. Je suis un peu dubitative, mais…c’est pas parce que je comprends pas quelque chose ou que les détails m’échappent que ça n’en demeure pas vrai pour autant. Enfin je veux dire…je sais que c’est une poupée, mais si Skye croit le contraire, j’ai pas à venir foutre le bordel dans ses croyances. “-Bien. Lily est en sécurité, tant que tu tiens ta part du marché. Et une fois qu’on aura fini, toutes les deux, vous pourrez continuer à vous protéger l’une l’autre.” Ou du moins, j’imagine que c’est comme ça que fonctionne leur relation. Un léger sourire finit par trouver son chemin sur la trogne de Skye, et mes sourcils se haussent quand j’entends toutes les interrogations dont elle me bombarde, sans prendre la peine de reprendre sa respiration : “-Ca en fait, des questions…” Et j’essaye déjà de les retenir, pour pas en perdre le fil.

Je regarde donc autour de nous avec une moue pas vraiment emballée, finissant par reprendre : “-J’ai pas encore vraiment réfléchi à comment organiser tout ça. Et de toutes façons…je risque de changer encore deux ou trois trucs, après mes premières visites, si je me rends compte que j’ai pas choisi ce qui était le plus pratique…” Quand j’aurai commencé à prendre mes marques, après avoir reçu quelques patients, et fait quelques soins, je saurais plus précisément comment organiser mon matos, quoi mettre à portée de main, etc…pour faire en sorte que ce soit vraiment fonctionnel, et que j’ai pas besoin de traverser la pièce pour trouver un truc ou un autre. Mais pour en arriver là, il faut déjà ranger tout ce qui traîne, histoire d’y voir un peu plus clair. Et pour ça…ouais, y’a un peu de boulot devant nous. J’essaye de me convaincre que c’est pour la bonne cause, mais possible que je ressente une pointe de découragement. Enfin…après tout ce qu’il a fallu pour soumettre l’idée à Charlie, trouver cet endroit, rassembler le matos, demander de précieux conseils à Riley, on va pas se laisser abattre par si peu. Et puis…je suis certaine, au fond, que le caractère de Skye pourrait rendre cette étape barbante, et pourtant nécessaire, bien plus digeste.

Je pince un peu les lèvres, pensant aux autres questions qu’elle a pu me poser. Les trucs de médecins que j’ai ici ? “-Un stéthoscope, donc, qui est chasse gardée. Pas touche.” Que je redis encore une fois, au cas où elle ai pas encore tout à fait compris. Et pour bien marquer mes propos, je fais ce truc que font les grandes personnes vénères qui parlent avec des plus jeunes, quand ils les menacent de leur index brandi. Je pensais vraiment pas que je ferai un jour ce geste-là, mais bon… “-Sinon…j’ai les trucs classiques. De l’antiseptique, du sérum physiologique, des seringues, des compresses, quelques médicaments, mais sans doute pas autant qu’il en faudrait…C’est pas grand chose au final, mais avec un peu de chance, ça sera suffisant pour aider quelques personnes.” Et quand j’aurai gagné un peu de fric, je pourrais approvisionner un peu mieux cet endroit.

Je regarde de nouveau autour de nous, avant de me renfrogner un peu, grimaçant légèrement : “-Et malheureusement…non. Je pourrais pas tout faire ici. Si les blessures sont minimes, ça ira très bien ici. Mais…je serai totalement inutile si c’est vraiment grave. J’ai pas de quoi faire ne serait-ce qu’une radio, et cette pièce n’est pas stérile, alors…” Je hausse les épaules, laissant échapper un soupir qui trahit toute la frustration que m’inspire ce constat. J’aurai voulu pouvoir faire plus, bien bien plus, mais bon…j’imagine que c’est un début, aussi infime soit-il. “-Mais oui…si Lily se fait mal, elle sera entre de bonnes mains ici. J’ai de quoi lui faire un bandage, de quoi faire un plâtre, et même des points de suture si besoin. Mais dans l’idéal, on va éviter que ça arrive, d’accord ?” Et j’adresse un semblant de sourire à Skye, la colère ayant reflué. “-Et ça vaut pour toi aussi. Si t’as besoin, tu peux venir quand tu veux. Le secret médical fait que je peux pas parler de ce qui se passe ici à Emily.” Et j’hausse les épaules, avant de m’écarter finalement du meuble, pour retourner derrière le bureau, et reprendre où je m’étais arrêtée avant d’aller à la chasse au stéthoscope.

Je pose un regard sur tout ce qui est étalé sur le meuble, soupirant doucement. “-Je suis curieuse d’avoir ton avis. Tu rangerais tout ce bordel comment, toi ?” Est-ce que c’est une façon détournée d’essayer de trouver des idées ?! Noooon, pas du tout. J’ai une vague idée d’où mettre quoi. Je me demande juste comment Houdini junior organiserait le matériel, si on lui laissait l’occasion de s’exprimer. En attendant que lui vienne l’inspiration, je finis d’organiser en tas ce que j’ai vidé un peu frénétiquement sur mon bureau tout à l’heure, au lieu de tout ranger au fur et à mesure, comme je l’aurai fait normalement.

Je hoche la tête quand Skye confirme qu’elle touchera pas ce stéthoscope offert par Diego, et je murmure un simple “Bien” qui semble bien inaudible, mais peu importe. Le message est passé, et c’est le principal. Je résiste pas à lui adresser un regard légèrement blasé quand elle me reparle de cette histoire de combinaison de casier qu’elle pourrait entendre avec l’un de ces instruments médicaux, et qu’elle serait pas contre le fait d’essayer de nouveau son tour de magie. Son petit hochement de tête me laisse cependant comprendre que ça a dû lui échapper, ou qu’elle est pas tout à fait sérieuse, j’en sais trop rien. La mini ninja est parfois une énigme pour moi aussi.

En tout cas, je dois admettre que je m’attendais pas vraiment à toutes ces questions concernant le cabinet de la part de Skye. Mon idée de la faire bosser un peu ici, c’était surtout pour la réprimander concernant le fait qu’elle ai emprunté un truc qui la concernait pas du tout, mais…c’est assez sympa de découvrir sa curiosité quand même, et cette pointe d’enthousiasme. Du coup, je prends le temps de lui répondre, ce qui me permet aussi dans la foulée de faire la liste de tout ce que je vais devoir ranger, ou de ce qui peut me manquer pour que cet endroit fonctionne vraiment bien. Et je suis presque aussi déçue qu’elle quand j’admets ne pas avoir de quoi faire une radio, ce qui aurait été quand même super utile. Peut-être plus tard, si j’arrive à trouver un appareil pas trop encombrant, et qui me coûtera pas un bras. Je plisse un peu le nez à sa remarque, et à mon tour, je secoue légèrement la tête de droite à gauche. “-Promis, si j’arrive un jour à en avoir de quoi faire des radios, Lilly et toi serez mes premières patientes.” Un jour, donc…

J’hoche la tête quand Skye me remercie pour ce qui me semble être le truc le plus normal du monde, à savoir que la porte du cabinet médical lui sera toujours ouverte si besoin. “-Me remercie pas. Même si tu empruntes des affaires sans le consentement de leurs propriétaires, et que t’es une chipie, tu restes ma sœur. Et même si les sœurs se bagarrent un peu de temps en temps, elles peuvent toujours compter l’une sur l’autre.” A quelques exceptions près, quoi. Surtout les exceptions brunes, mesurant à peu près 1m60, et étant tout bonnement insupportables. Au fond, j’apprécie la mini ninja, elle a juste eu la mauvaise idée de piquer le truc qui fallait pas, celui qui fait un peu péter les plombs, parce qu’il remue trop de mauvais trucs à l’intérieur. Enfin, j’ai récupéré ce qui m’appartient, et c’est tout ce qui compte. “-Allez, assez dit de trucs nian nian, au boulot maintenant !” Parce que tout ça va clairement pas se ranger tout seul, et que j’ai une réputation de Bambi farouche à entretenir.

Par curiosité, je lui demande comment elle organiserait tout ce bordel, en me disant que ses idées m’aideront peut-être à y voir un peu plus clair dans ce chantier. Je la vois prendre une grande respiration, avant de choper un truc ou l’autre, et de le reposer, comme si ça pouvait subitement lui apporter de l’inspiration quelconque dans la façon d’organiser les choses. Les mains positionnées comme un cadre, j’hausse les sourcils en la voyant faire, et encore davantage en entendant Skye parler. Du feng shui ? Je grimace ouvertement à cette idée, parce que même si j’ai envie que cet endroit soit nickel -merci mon perfectionnisme insupportable- j’ai pas non plus spécialement envie de me lancer dans un truc auquel je suis pas certaine de croire, et qui va me prendre trois plombes.

Ma curiosité est piquée au vif quand Skye parle d’une conversation qu’elle aurait entendue -ou plutôt écoutée- et je lève de nouveau les sourcils quand elle reprend la parole d’une voix qui lui ressemble pas du tout, pas davantage que les manières employées. Son petit spectacle finit par m’arracher un sourire que je dissimule soigneusement derrière ma main, cherchant pas à interrompre cette imitation de je ne sais qui. Je sais pas si elle invente les propos, ou si y’a vraiment un sens derrière le fait de foutre une plante à l’est, ou son ordinateur je sais plus où, mais tout ça me dépasse un peu. Je préfère quand même la vraie Skye, tout aussi bizarre puisse-t-elle être parfois, que ce personnage qu’elle vient de jouer. “-T’as retenu tout ça d’une simple conversation ? C’est impressionnant…et ton imitation un peu dérangeante. Mais pas besoin de sortir ta boussole pour ranger tout ça. On va faire au plus simple, et ce sera très bien.” que je dis dans un hochement de tête, sans trop savoir où elle veut en venir avec cette histoire d’âme, dans les objets. Je jette un coup d'œil en biais à Lilly, en me demandant si elle parle d’elle, mais la mini Blackened attire de nouveau mon attention en reprenant la parole.

Mon sourcil se hausse quand elle parle d’avoir fait disparaître un truc, et je suis à deux doigts d’avoir un soupir blasé. Sérieux ? Elle fait disparaître un truc, alors que la raison même de sa présence ici, c’est qu’elle a fait aussi disparaître un truc de mon bureau sans autorisation ? C’est pas possible de pas retenir les choses comme ça. Sauf qu’au lieu de me fâcher, ses explications m’intriguent, et mes sourcils se froncent peu à peu, jusqu’à ce que mon regard se pose sur l’endroit qu’elle me montre de la main…là où se trouve mon livre. Mais… “-Je…ok…j’admets que c’est plutôt cool.” que je réponds sans défroncer les sourcils, intriguée. J’ai toujours eu du mal avec ce que je comprenais pas, et cette fois-ci déroge pas à la règle. “-Je te demanderai bien comment t’as fait ça, mais…je crois que y’a un truc qui dit qu’un magicien révèle jamais ses secrets, ou un machin comme ça, non ?” En gros, je vais devoir me démerder avec l’idée de pas comprendre comment mon livre est passé d’un point A à un point B sans que je le vois bouger.

Finalement, Skye en vient à la conclusion que la magie va pas forcément être la plus pratique pour ranger ce bordel, et j’hausse les épaules, sans trop savoir quoi répondre. Je pense pas que ce soit utile que je précise que c’était pas forcément la première idée qui m’est venue en tête pour mettre de l’ordre dans la pièce. Intriguée, je profite qu’elle soit en train de tout organiser en petits tas pour sortir une clope, alors que je vais ouvrir la petite fenêtre. Et là, adossée contre le mur, je l’observe faire, et appliquer cet instinct dont elle parlait y’a quelques minutes. Y’a des trucs plutôt logique dans ce qu’elle fait, faut bien l’avouer. Quand j’en arrive à ma dernière bouffée de cigarette, et que je l’écrase sur le cendrier sur le rebord extérieur de la fenêtre, je finis par me rapprocher de Skye, jetant un nouveau coup d'œil sur ses petits tas. “-C’est tes tours de magie qui rendent tes mouvements aussi habiles ? C’est utile en médecine, tu sais…” que je lui dis en lui lançant un regard en biais, avant d’ouvrir un sac qui trainait dans un coin de la pièce depuis quelques jours.

Dudit sac, je sors ce qui était autrefois ma blouse d’étudiante. Enfin, l’une d’entre elles. Je sais pas trop si j’aurais vraiment l’occasion de la porter ici, mais je me dis que si ça peut éviter de foutre du sang sur mes fringues, ma foi…pourquoi pas. La blouse se retrouve accrochée à l’une des deux patères présentent dans la pièce, alors que je me rapproche de Skye une nouvelle fois, les mains sur les hanches. “-Ton instinct est plutôt bon. Tout ça, ça pourrait aller au même endroit. Ça sert pour les plaies principalement, et les sutures. Je pense qu’on va mettre tout ça…ici.” et je désigne le meuble sur lequel j’étais adossée tout à l’heure, qui sera le plus proche de la table d’auscultation. “-Ca par contre, ça ira dans le petit coffre fort. C’est des médicaments. Je pense pas qu’une Blackened va venir ici sans que je sois là, mais on est jamais à l’abri qu’un client un peu fouineur vienne jusque dans cette pièce pour savoir ce qui s’y cache. Et les médocs, c’est pas donné. Surtout ceux achetés au marché noir.” Et j’apprécierai vraiment que j’ai pas la mauvaise surprise de découvrir un jour que tout a disparu du cabinet.

Ouvrant un autre carton, je finis par en sortir des petits bacs à bec de plusieurs couleurs différentes, les empilant les uns sur les autres. “-On va ranger les trucs là-dedans, en fonction des produits. Par exemple, toutes les compresses dans celui-là. Le matériel de suture ici. L’antiseptique ici. Enfin, je pense que t’as compris. C’est important de faire attention aux dates, et de mettre les dates de péremption les plus proches devant.” Et parce que je suis pas là que pour lui dire quoi faire et me tourner les pouces, j’attrape l’un des bacs bleus, et commence le remplissage, en suivant les consignes que je viens de donner. Je laisse passer un petit silence, relevant une seconde la tête vers elle, mais sans savoir si j’ai le droit de demander ce qui me vient en tête depuis quelques minutes. Et finalement… “-Dis…t’as prévu de faire de la magie ton métier ? De faire des spectacles, et tout ça ?”

Une certaine facilité pour retenir les choses ? Je crois que c’est ce qu’on appelle un euphémisme, à ce stade. J’ai jamais eu de problème de mémorisation au cours de mes études, surtout si je m’arrange pour faire de jolis schémas ou tableaux, mais elle…Skye a un putain de potentiel. Même plus que ça, si elle arrive à recracher toute une conversation qu’elle a entendu, juste une fois, sans faire preuve d’hésitation ne serait-ce qu’une seconde. Elle pourrait faire des trucs de dingue avec son cerveau éponge, et je lui adresse un nouveau regard en biais, sans faire la moindre remarque pour autant. Ce serait pas très délicat, et je saurais même pas amener le sujet sans avoir clairement l’impression que je fous les pieds dans un truc qui me regarde pas.

Et quand elle me parle de ce machin qu’elle a fait disparaître, pour le faire réapparaître à l’endroit où j’aurais d’ailleurs très certainement rangé ce livre, je dois admettre que je suis plutôt impressionnée…même si je sais aussi qu’il existe sans doute une explication logique à ce qui s’est passé. Je suis pas très douée dans tous ces trucs de magie, mais je suis quasiment certaine d’avoir déjà entendu qu’un magicien devait pas révéler les secrets de ses tours. Sauf que contre toute attente, Skye a l’air prête à m’en dire un peu plus, et mes sourcils se haussent, alors que je réprime un petit sourire à sa réponse. Un portail interdimensionnel…mais oui, bien sûr. Malgré le petit rire de la mini ninja, je lui adresse un petit regard faussement blasé, lâchant un bref : “-Je vois…un portail interdimensionnel, d’accord. Je suis encore plus impressionnée du coup.” Et j’ai un hochement de tête qui se veut convaincu, même si dans les faits…mouais…un portail interdimensionnel quoi…

En tout cas, on finit par se mettre au boulot pour de vrai, et Skye commence à faire des petits tas avec des gestes rapides, et qui laissent peu de place à l’hésitation, alors pourtant que la plupart de ces trucs, elle devait pas les connaître avant, ou en tout cas, pas les avoir manipulés. Je suis impressionnée par la dextérité de ses gestes, alors qu’elle m’explique que ce sont effectivement les tours de magie qui lui ont permis de développer cette habileté manuelle. J’imagine que l’explication tombe sous le sens, et que c’est sans doute comme ça que son tour de tout à l’heure à réussi, parce qu’elle a fait en sorte que je regarde précisément un truc pendant qu’elle en faisait un autre. Un portail interdimensionnel… “-Des années de tours, hein ?” Tu m’étonnes qu’elle soit douée, si elle pratique depuis des années. A sa remarque, je lève un sourcil, avant de hausser tout bonnement les épaules : “-Aucune idée, je t’avoue que j’ai jamais essayé de faire le moindre tour de magie…” Je crois pas que j’aurai assez de patience pour ça, et que j’aurai même tendance à être frustrée assez vite si après plusieurs essais, les trucs fonctionnent pas comme je le veux. De toutes façons, la magie aurait sans aucun doute été un truc trop fantaisiste aux yeux du paternel pour qu’il nous autorise à nous y adonner, Diego et moi. Et au fond, je suis certaine que j’ai eu le droit de faire de la danse que grâce à ma mère.

Je finis par sortir les bacs à bec pour ranger dedans le matériel médical, Skye m’accordant suffisamment de son attention pour écouter les quelques consignes que j’ai à lui donner, et elle se met au boulot hyper rapidement. C’est cool, j’ai plus besoin de jouer les méchantes Blackened. De mon côté aussi je me mets à vérifier les dates, et à ranger tout ça dans l’ordre indiqué, laissant les pensées vagabonder dans mon esprit…et notamment autour de la magie, qui a l’air d’être sacrément présente dans la vie de Skye. Enfin, je le savais que la magie c’était son truc, je crois que toutes les frangines sont au courant, parce qu’un jour ou l’autre elles ont participé à un tour, pas toujours de manière très volontaire d’ailleurs, mais je savais pas que c’était à ce point. Et forcément…j’en viens à lui demander si elle compte en faire son métier.

Je vois son sourire à ma question, et à sa réponse, je me contente dans un premier temps de hocher lentement la tête, en lâchant un très vague : “-Je vois.” Comme je connais rien à son univers, je peux que la croire sur parole, quand elle me dit qu’elle a encore des choses à apprendre pour parfaire sa technique. J’espère quand même pour elle que si c’est ce qu’elle veut, elle y arrivera. Parce que pas pouvoir faire de son métier un truc qu’on aime vraiment, au fond de nos tripes, pour lequel on a pas peur de passer des heures et des heures à s’entraîner, qui nous fait du bien, pour lequel on est douée…ben c’est naze. Et ça fait chier.

Je viens à bout de mon premier bac de rangement quand Skye reprend la parole, et je pose une fesse sur le bureau, alors que je l’écoute parler. J’ai un léger froncement de sourcils quand elle m’explique ce tour qu’elle a en tête, et je finis par laisser une légère moue étirer mes lèvres. Changer des vêtements en un claquement de doigts ? L’idée d’un club de striptease c’est qu’à la fin, des vêtements, y’en ai plus tant que ça. Mais j’imagine que ça pourrait être une idée…de changer de tenue à chaque fois, pour un truc de plus en plus révélateur ou affriolant : “-Hé bah…si ça te tient à coeur, tu devrais en parler avec Charlie ou Grace. Elles seront les mieux placées pour te dire si ton idée peut marcher ou pas, elles connaissent les habitudes et les goûts des clients.” Ce qui est pas forcément mon cas. Encore moins concernant le Carnival, puisque j’y ai jamais bossé, et qu’à chaque visite, j’y étais juste une simple cliente, moi aussi.

Je relève la tête une nouvelle fois de mon bac quand la blondinette reprend la parole, et impossible de passer à côté du fait qu’elle est pas du tout sûre d’elle concernant un intérêt potentiel de la part des autres Beauties. J’ai un bref soupir, avant de reprendre : “-Y’a qu’un moyen de le savoir, mini Houdini. Si t’es sûre de ce que tu proposes, et que tu maîtrises bien ton tour quand tu feras une démo aux frangines, ça peut fonctionner. Ça peut apporter un peu de nouveauté aux shows que proposent les filles.” que je dis en haussant encore une fois les épaules. Je refuse de lui promettre que les filles vont adorer et qu’elles vont faire la queue pour que Skye leur apprenne comment se changer en un claquement de doigts, pour la simple et bonne raison que j’en sais rien, et que je veux pas qu’elle soit déçue, ou un truc comme ça.

Je range encore quelques paquets de compresses, avant de souffler doucement, à mi-voix. “-Tu sais quoi ? Je te propose un truc. Tu travailles sur ton numéro, et si tu veux, tu me feras une démonstration avant d’aller voir Grace ou Charlie. Et je te dirai honnêtement ce que j’en pense. Ça te va ?” que je propose, les sourcils un peu haussés. Je suis pas très calée en tours de magie, et c’est pas peur de le dire, mais je sais dire si un truc est sympa, ou si je me suis ennuyée comme un rat crevé. De toutes façons, j’aurai même pas besoin de dire quoi que ce soit, ça se verra tout de suite sur ma tronche. “-Tu sais faire quoi, comme tours, à par ouvrir des portails interdimensionnels pour que mes livres se rangent tous seuls ?” Ouais, j’admets que maintenant qu’on a un peu discuté de ça, je suis passablement curieuse de connaître les talents de Skye.

Maintenant qu’on en parle, je me dis que j’aurais donné cher pour voir la tronche du paternel si je lui avais dit que je voulais me lancer dans la magie. Je vois d’ici l’air désapprobateur qui aurait trouvé place sur son visage, alors qu’il m’aurait dit de m'asseoir sur le canapé, et qu’il m’aurait fait la leçon comme lui seul savait le faire, pendant une éternité, à agiter son index devant mon nez avec cet air sérieux qui me donnait toujours envie de rire. Il était déjà pas hyper joyeux quand je me suis lancée dans la danse, mais là, je crois que ça aurait été le summum de la déception. Quoique…je m’avance peut-être un peu vite. Il voulait m’avoir dans sa poche pour reprendre la gestion de sa boîte à sa retraite, et au lieu de ça, et de poursuivre mes études de médecine, j’ai claqué la porte à l’avenir plutôt pas mal qui me tendait les bras pour devenir serveuse et danseuse dans un club de striptease, alors qu’il m’arrive de vendre mes charmes pour quelques clients qui paient bien. Ouais…ce vieil enfoiré à tellement d’à priori et de préjugés que je saurais pas dire quoi de la magie ou de ma nouvelle vie à Downfall lui causerait le plus de déception. Mais l’avantage de m’être barrée, et de m’être enfermée ici, dans le quartier, c’est que j’ai plus à me poser ce genre de questions.

Quoi qu’il en soit, je m’attendais pas vraiment à ce que l’aménagement de mon petit cabinet prenne cette tournure…mais c’est pas un mauvais moment pour autant. Loin de là. Même si elle a tendance à trouver des trucs qui étaient pourtant parfaitement rangés, Skye est d’agréable compagnie. Bon…pour sa poupée des enfers, je suis pas aussi sûre de moi, mais tant que Lilly reste tranquille, ma foi…tout le monde est content. Je vois bien à la façon de parler de la mini ninja que la magie est importante pour elle, que c’est une part non négligeable de sa vie, et je comprends plutôt le ressenti du coup. Elle en fait depuis pas mal de temps maintenant, et on voit que c’est un truc qui la passionne à la façon dont elle en parle, ou à cette manie qu’elle semble avoir d’essayer de caser des petits trucs magiques un peu partout, même dans un truc aussi barbant que de ranger un bureau.

Je peux pas lui dire que son idée de changements de tenues en un clin d'œil va obtenir l’adhésion immédiate de Grace, de Charlie, ou d’autres Blackened Beauties, parce que j’en sais foutrement rien. L’idée est sympa, c’est vrai, mais je me rends pas forcément compte de ce que ça peut donner sur scène, avec le regard des clients. Et leurs attentes, aussi, parce que mine de rien, c’est pas mal important. Et je crois que y’a que les gérantes du Carnival ou du Naughty qui sauront dire si ce genre de shows peut plaire, voire ramener du monde, ou si au contraire ça risque de faire un flop. Du coup, la seule chose que je peux faire, c’est encourager Skye dans son idée, la pousser à aller au bout du truc, et lui proposer de jouer les cobayes, si elle a envie de montrer son spectacle à quelqu’un avant de faire une démo aux frangines. Ça me coûte pas grand-chose, juste un peu de temps, et si ça peut l’aider un tant soit peu, autant y aller. J’ai un petit hochement de tête quand la blondinette finit par dire qu’elle va bosser sur un petit show, pour qu’on puisse se faire une idée précise de ce qu’elle souhaite proposer. “-Bonne idée.” que je lâche sobrement dans un clin d'œil, avant de poursuivre le rangement des bacs à bec.

Sauf qu’une idée en entraînant une autre aussi dans ma caboche, je tarde pas à lui demander ce qu’elle a d’autre en réserve dans sa manche, un peu piquée par la curiosité. Comme je le disais, la magie est un univers qui m’est totalement inconnu, et j’ai jamais spécialement eu l’occasion non plus de regarder des spectacles à la télé. Machinalement, mes gestes ralentissent avec de se stopper quand Skye énumère ce qu’elle sait faire…et j’avoue que j’ai un léger bug, incapable de faire le tri dans toutes ces infos, de faire la part du vrai, et du bluff. C’est elle aussi, qui a commencé à m’embrouiller l’esprit avec ses histoires de portail interdimensionnel !

J’ai un bref sourire en coin quand je la vois sortir un paquet de cartes de je ne sais où, comme si elle en avait toujours un sous la main, pour les situations de démonstration. Ça m’amuse, et forcément, ça attire aussi presque aussitôt mon attention. Je délaisse mes précieux bac pour l’observer faire, répondant le plus naturellement du monde que le dos des cartes est bleu. Franchement, ça quand même…ça va, ça semble à ma portée. Les cartes sont retournées, et nouvelle question, avec la réponse qui fuse bien vite, indiquant à la magicienne que les cartes sont blanches. Okay, je suis carrément intriguée maintenant, et même Skye doit pouvoir s’en rendre compte. Elle a ferré le poisson, comme on dit. Skye fait je sais pas quoi avec ses cartes, en apparence rien de plus que de les ordonner dans un nouveau tas bien rangé, alors que des figures et des chiffres se mettent à apparaître…et les couleurs, à changer subitement. “-Tu…” Mes sourcils se froncent, alors que je m’installe un peu plus, et je me retiens de pas lui dire que si si, j’ai pourtant été hyper attentive à sa démonstration. Je la comprends juste simplement pas. Je crois que je suis quelqu’un de plutôt terre à terre, du genre à aimer penser que chaque chose à une explication logique et rationnelle. Un truc qu’on peut expliquer par 1 + 1. Et je suis sûre aussi que c’est le cas dans son petit tour de magie. Mais comme je comprends pas ce que c’est…y’a une petite part de moi qui est passablement frustrée.

Et la mini ninja s’arrête pas là, agitant son paquet, s’éventant avec, faisant je sais pas trop quoi jusqu’à ce que les cartes changent encore…comme ma tronche sans doute d’ailleurs, qui passe clairement du “hein ?” au “c’est quoi ce bordel ?!” Encore une fois, c’est pas bien compliqué de voir que Skye adore ce qu’elle fait, et qu’elle doit avoir un lien un peu particulier avec ces cartes, sans que ce soit aussi fusionnel qu’avec Lilly. Je sais pas combien d’heures de travail et d'entraînement il faut pour arriver à ce résultat, mais le tour de magie est maîtrisé, y’a pas à hésiter sur le sujet. Je hausse les sourcils en prenant une inspiration, avant de me pencher légèrement vers la blonde : “-Si j’ai mal à la tête ce soir à force d’essayer de comprendre ce qui vient de se passer, je viens te botter les fesses.” que je lui lance d’un ton qui se veut sérieux, même si elle peut facilement deviner que c’est juste une façon de parler. Pour autant, et même si ça me frustre de pas comprendre, je lui demande pas d’explications. Je suis certaine que ça pourrait gâcher un peu le tour. J’imagine qu’elle a dû faire un truc comme tout à l’heure, attirer mon attention quelque part, pendant qu’elle faisait autre chose en même temps, mais bordel…j’y ai vu que du feu ! Et pourtant, je suis pas mal observatrice comme nana !

Je suis assez bluffée par son tour, je dois bien l’admettre, et c’est sympa de la voir comme ça à fond dans son univers. C’est toujours beau de voir quelqu’un expliquer ou montrer quelque chose qui lui tient vraiment à cœur, pour lequel il ou elle a une passion. Ça donne toujours ce petit éclat particulier dans le regard, et plutôt sympa à regarder. En revanche, je peux pas retenir un léger sourire quand elle me parle de vaudou, alors qu’un similaire se dessine sur son visage de chipie. “-Oh, le vaudou ça peut m’intéresser. J’ai une liste de quelques personnes à qui je planterai bien une aiguille ici ou là.” Le ton est peut-être un poil sadique, mais étrangement, l’idée est plutôt tentante. Parce que c’est bien ça le vaudou, nan ? On fait une petite poupée à l’effigie de la personne contre qui on a une dent, et après…on se lâche dessus. Genre le bide, les pieds, un œil -voire les deux-, bref…l’autoroute du kiff. Et ouais, y’a bien des prénoms qui me viennent tout de suite en tête, avec qui je serai prête à voir si ça existe pour de vrai ou pas. Est-ce que mon père est en tête ? Ha ha HA. Bien évidemment. “-Merci pour la démonstration. C’était plutôt cool !” Et je lui adresse un nouveau clin d'œil, récupérant les bacs remplis pour aller les ranger à leur place dans le meuble. Voilà…on va pas très vite, mais on commence à y voir un peu plus clair, tout doucement, et c’est tout ce qui compte.

Du gentil vaudou ? Ça existe, ça ? Je plisse le nez légèrement, secouant à peine la tête à la réponse de la mini-ninja. Mouais, je vais éviter de lui dire que je le vaudou auquel je pensais moi, c’était plutôt un vilain vaudou, du genre qui fait tomber les dents, casse les doigts, et tord de douleur. Un peu à l’instar de la magie, je suis pas certaine de croire au vaudou…je suis pas certaine non plus que s’il existait, j’aurai vraiment envie d’y recourir. Même contre Alberto, que je pense pourtant détester avec chaque cellule de mon corps, et de mon coeur, je pense pas que je me lancerai dans ce genre de vengeance. Et bordel…si y’a bien une personne qui me vient en tête quand je m’imagine planter consciencieusement des aiguilles dans une poupée de chiffon pour faire mal, c’est bien lui. Je m’en veux tellement de lui laisser avoir encore autant d’emprise sur moi, malgré la distance qui nous sépare, et le temps qui s’est écoulé depuis la dernière fois que je l’ai vu. C’est ridicule…et pourtant, mon cher paternel revient tellement souvent dans mes pensées que s’en est affligeant. Je laisse quand même un léger soupir quitter mes lèvres, adressant un bref hochement de tête à Skye : “-Du gentil vaudou…ça veut dire que quand tu plantes une aiguille dans un bras ou une jambe de poupée, ça fait un truc mignon genre…des chatouilles ?” Le ton est un peu ironique, mais recèle bien un fond de vraie curiosité, alors que je me demande ce qu’elle veut dire par là.

En tout cas, je dois bien admettre que la blondinette a donné à cette après-midi une tournure que j’aurai jamais pu prédire. Je pensais que j’allais simplement m’enfermer dans le bureau avec mes cartons et mon bordel, et en ressortir tard le soir, quand j'aurais rangé tout ce que je venais d’amener, ou tout ce qui traînait encore, sans avoir parlé à grand-monde au cours des heures écoulées. J’irai pas jusqu’à dire que c’est une bonne chose qu’elle ai chipé mon stéthoscope, faut pas déconner quand même, mais j’ai vraiment apprécié ses démonstrations, même si elles me laissent avec une légère pointe de frustration due à l’incompréhension. Mon sourire s’étire un peu plus à sa réponse, alors que j’ajoute presque aussitôt : “-Je sais. Ça se voit quand tu fais tes tours de magie…que ça te rend…heureuse. Ou un truc qui s’en rapproche pas mal.” que j’ajoute après une brève seconde de pause, pendant laquelle je cherchais mes mots. Les gens ont toujours ce petit quelque chose en plus quand ils parlent d’un truc qu’ils aiment vraiment, ou qu’ils font le truc en question. C’est assez beau à voir.

Les bacs fraîchement remplis finissent par être rangés dans le meuble à cet effet, alors que je remercie Skye pour le coup de main. Je finis par intervertir deux bacs dont j’estime que l’ordre sera plus approprié, mes gestes ralentissant au fur et à mesure des paroles de la blondinette. Délaissant totalement le rangement, je me redresse lentement en observant la frangine, alors que mes sourcils se froncent légèrement, et que mon regard fait brièvement l’aller retour entre la poupée démoniaque et la jeune femme. “-Lilly a eu un bon instinct.” Ou Skye, inconsciemment. Heureusement d’ailleurs, sinon elle serait peut-être plus là pour me raconter cette anecdote pour le moins dérangeante. Je vois son regard qui s’attarde plus que de raison sur les seringues, et si je comprends pas vraiment ce qui se passe exactement à cet instant précis -et encore moins dans la tête de la magicienne- je sens pourtant qu’il se passe quelque chose.

J’ai le regard qui se pose un peu partout autour de moi, jusqu’à repérer un bac dans lequel on a encore rien mis. Je l’attrape, et me rapproche de Skye, lui tendant le bocal : “-Tiens, on a qu’à les ranger là-dedans. Ce sera très bien ici.” Et je penche la tête, sourcils légèrement froncés, en me demandant si cette intervention sera suffisante pour l’arracher à la contemplation de ses seringues, ou aux pensées qui semblent l’accaparer à cet instant. Je crois que je suis pas trop le genre de nanas à être curieuse. Enfin…la plupart du temps, je pose aucune question, parce que j’en ai un peu rien à carrer. Mais là…je crois bien que c’est différent. Et en même temps…j’ai pas trop envie de brusquer la mini-ninja en jouant les indiscrètes, au risque de la mettre mal à l’aise, ou qu’elle se renferme brusquement. “-On appelle ça une embolie gazeuse. Quand de l’air est injecté dans les veines ou une artère, je veux dire. Le sang arrive plus à circuler à cause des bulles de gaz. Et ça peut effectivement être très grave si on s’en occupe pas très vite.” Ouais…je sais pas pourquoi c’est ça qui me vient en tête, là, tout de suite. C’est même pas comme si elle m’avait demandé des explications, ou quoi que ce soit. C’est juste moi, et ma connerie, incapable de réagir correctement au truc qui se passe sous mes yeux.

Je sais pas trop quelle spécialité j’aurais choisi si j’avais pas lâché mes études. Farfouiller dans les corps humains me dérange pas vraiment, je crois même que j’aime ça…ça me dérange par contre beaucoup plus de farfouiller dans les esprits, ou dans les psychées. Peut-être parce que j’ai déjà du mal à me démerder avec le bordel qui règne dans ma propre tête. Peut-être aussi parce que je sais que quand on remue un peu trop dedans, il peut en ressortir des trucs pas très cool. En tout cas, j’aurai pas pu être psy. Parce qu’il faut une patience infinie, et pas se la jouer bulldozer comme j’ai parfois tendance à le faire. J’ai tout le loisir d’observer Skye qui est en pleine contemplation des seringues, et après de longues secondes, je finis par poser la question qui a trouvé son chemin bien rapidement dans mon esprit, même si j’ai un peu peur de comment elle pourrait réagir. “-Tu…il t’arrivait souvent de jouer avec des seringues quand t’étais petite ?” Je crois que je pourrais même pas m’offenser si elle me dit que je dois m’occuper de mon cul, et que la réponse me regarde pas. Et en plus de ça, elle aurait raison la mini-ninja. Mais j’aime pas trop la voir comme ça. C’est à des années lumières de la Skye pleine de vie et d’entrain qui trouve sans faire exprès les affaires des frangines pour mieux leur rendre plus tard. Ou se faire choper en plein tour de magie, donc.

Boop sur le nez ? Bordel, cette gamine est trop chou pour Downfall, c’est un fait. Fait assez exceptionnel pour être noté, je surenchéris pas en précisant que Lilly a pas besoin de planter des aiguilles dans qui que ce soit, ou quoi que ce soit, je me porte volontaire entièrement, corps et âme pour elle. J’adore me dévouer si ça peut rendre service à mon prochain. Je suis comme ça, toujours le cœur sur la main. Je crois que c’est la première fois de ma vie que je pense à comment ça aurait pu être, si j’avais eu une petite soeur. Je sais pas trop pourquoi c’est maintenant que me vient cette pensée. Je sais que je pouvais être une frangine casse pied pour mon aîné, même si on avait une relation hyper fusionnelle, et qu’on était vraiment très proches, Diego et moi. Il était…un putain de merveilleux grand frère. Il l’a été pour moi, et je sais sans l’ombre d’une hésitation qu’il l’aurait été si on avait eu une petite sœur. Moi…? Franchement, je sais pas trop. Tout comme je sais pas pourquoi la question me vient, aujourd’hui en particulier.

Quoiqu’il en soit, on poursuit dans nos tâches, et c’est là que Skye se tape un fixe chelou sur les seringues qu’elle était en train de ranger, comme si d’un coup, y’avait trop d’idées dans sa tête, ou au contraire, comme si y’avait des trucs précis qui lui viennent en mémoire. Pour le coup, je m’attendais pas à cette espèce d’anecdote sur son enfance, sa façon aussi détachée de raconter cet épisode avec la seringue, la bulle d’air, et l’intuition de Lilly. Est-ce que ça amène plusieurs questions ? Evidemment. Est-ce que je me sens en droit de les poser ? Bof, pas vraiment…je voudrais vraiment pas la brusquer, ou raviver des trucs dont elle a pas envie de parler. Du coup, sans trop savoir pourquoi, je me lance brièvement dans une courte leçon sur ce qui peut arriver quand on vide pas complètement une seringue de l’air qu’elle contient avant d’appuyer sur le piston. J’ai un petit sourire en coin à sa remarque, à peine marqué, alors que j’hoche la tête : “-Le corps humain est un puits de mystères. Il est capable de faire des trucs incroyables.” que je lui réponds, avant de hausser les épaules sans m’étendre plus sur le sujet. En réalité, j’imagine sans peine que quand je parle de médecine, je dois avoir plus ou moins la même tronche qu’elle, quand elle parle de magie.

Comme je suis une bourrique, je finis quand même par aborder le sujet des seringues, guettant les réactions de Skye au passage, prête à embrayer sur un changement de sujet au besoin. Je la vois tourner la tête vers sa poupée des enfers, comme si elle espérait que c’était elle qui lui soufflerait la réponse. A croire qu’elle lui échappe. Et finalement, quand j’entends les paroles de la mini-ninja, je pourrais presque croire qu’elle a vraiment parlé avec Lilly, comme si y’avait un espèce de lien télépathique entre elles. Bien sûr que je sais que c’est pas possible ! Même si bon, pour le coup, y’aurait quand même moyen de se poser vraiment la question. “-D’accord…n’en parlons plus, alors.” que je dis à Skye…avec de me tourner vers la poupée, comme si, elle aussi, je voulais la mettre au courant du fait que je comptais plus aborder le sujet avec la blondinette. Ouais, je sais…c’est con. C’est juste une poupée.

J’attrape un truc qui traîne sur le bureau plus pour m’occuper les mains qu’autre chose, et même si je lui ai dit qu’on en parlait plus, possible que mes pensées s’attardent encore un peu sur le sujet, malgré moi. Enfin…jusqu’à ce que la Blackened Beauty aborde un nouveau sujet, qui me fait sourire en coin. Cache-cache, son jeu préféré ? Sans déc. “-Ah oui ? Je parie que t’étais douée !” Enfin…vu sa capacité à apparaître et disparaître aussi vite, sans que la majorité des personnes, parfois moi incluse, la remarque, franchement…j’imagine qu’elle déchirait tout à ce jeu. Est-ce que pendant une poignée de secondes, je me demande réellement comment elle parvient à jouer à cache-cache avec Lilly ? Oui, évidemment. Fin…normalement faut être deux pour jouer, non ? Deux personnes distinctes, pour que la partie ait un réel intérêt, non ?

J’ai pas le temps de me pencher trop sur le sujet que la ninja me pose à son tour une question qui me fait froncer un peu le nez. Mon jeu préféré ? Genre maintenant, en l’état actuel des choses, alors que je suis une femme adulte ? Nan, franchement…je crois que Skye veut pas connaître la réponse à cette question. Et franchement…je me vois pas lui expliquer comment ce jeu en question, avec un mec ou une nana, sans fringues de préférence, fait partie de mes préférés. A la place de ça, je fais l’effort de plonger dans mes souvenirs, quand bien même elle l’a dit tout à l’heure, le passé appartient au passé. Et finalement, je peux pas m’empêcher de grimacer un peu. “-On jouait pas trop, avec mon frère. Mon père était très strict, et…on avait pas vraiment de jeux de société par exemple, tu vois. Par contre, on a appris à jouer aux échecs. Ça compte comme un jeu ?” Pas sûr. Et puis, y’avait un but derrière. C’était pas vraiment pour le plaisir de faire une partie, mais plutôt pour développer la stratégie, et ce genre de conneries. Encore un délire de mon cher paternel. Mais maintenant que j’ai foutu le pied dedans, je me perds dans mes souvenirs d’une enfance désormais lointaine, et ça réveille pas mal de trucs.

Je fais tourner le stylo entre mes doigts quelques secondes, alors que je suis plus dans cette pièce, au Naughty, à Downfall, avec Skye. Je suis des années en arrière, haute comme trois pommes, à courir après Diego. Penser à lui fait toujours un putain de mal de chien, mais repenser à ce genre d’instants atténu quand même la morsure du chagrin. “-Moi, j’étais nulle à cache-cache. Je finissais toujours par rire, alors mon frère me trouvait trop facilement.” J’ai un semblant de sourire, et la gorge qui se noue en même temps, et bordel, je déteste ça. Je finis par me relever pour marcher un peu dans la pièce, et me donner une contenance que je suis pas certaine d’avoir à cet instant. “-On a vite eu des activités qui remplissaient nos emplois du temps, et laissaient peu de place pour les jeux. Diego, c’était l’équitation. Il adorait ça, alors que moi, je flippais des chevaux. C’était tout juste si j’arrivais à m’approcher. De mon côté, j’ai commencé à faire de la danse, et ça a fini par nous prendre vraiment beaucoup de temps.” Je suis pas certaine qu’on puisse vraiment appeler ça des jeux, mais je sais que ça nous épanouissant, et que ça nous rendait vraiment heureux. Et…c’est tout ce qui compte, non ?

Je retiens pas un petit sourire en coin quand avec une moue proche de la fierté, Skye affirme être encore douée pour cache-cache. J’en doute pas. Avec son habileté à se déplacer sans qu’on la remarque, ce mini-ninja en herbe doit faire des miracles quand il s’agit de rester planquée, et d’échapper aux yeux des autres. On était pas trop parties de cache-cache avec Diego, même si je me souviens de deux ou trois après-midis mémorables où mon frère me trouvait en moins d’une minute parce que j’étais tout bonnement incapable de m’empêcher de rigoler, alors même que je savais que c’était ce qui allait le conduire tout droit à moi. Ça a toujours été plus fort que moi, sans que je sache vraiment ce qui me poussait à rire à ces moments-là.

Une chose en entraînant une autre, je me mets à raconter à Skye de quoi étaient faites nos journées avec mon frère, quand on était pas à l’école, évidemment. On a vite eu des tas d’activités extrascolaires, certaines carrément barbantes, d’autres qui sortaient parfois ponctuellement du lot. Notre père a donc décidé de nous enseigner les échecs, chacun à notre tour, et on a eu ensuite droit à notre partie hebdomadaire, comme une espèce de tradition qu’a instauré le vieux De Souza. Celui qui réussissait à le battre pouvait lui demander ce qu’il voulait. J’ai jamais réussi à gagner une seule fois de mon côté, parce que j’arrivais pas à m'investir vraiment, ni à prendre du plaisir dans la partie quand je savais que c’était imposé, et pas juste pour penser à autre chose le temps de quelques instants. J’ai jamais été très douée ou impliquée pour faire les trucs qu’on m’imposait, comme si c’était une forme de rébellion inconsciente.

En tout cas, Skye a l’air de trouver qu’on peut dire que les échecs c’est un jeu, et cela même si on risque pas de se payer le moindre fou rire en y jouant. J’ai de nouveau les sourcils qui se haussent quand je la vois bidouiller je sais pas trop quoi avec son index en l’air, avant de reprendre la parole. J’ai une esquisse de sourire quand je me rends une nouvelle fois compte des merveilles dont semble capable son cerveau. “-Je peux t’apprendre, si tu veux. Bon, tu deviendras pas une génie des échecs grâce à moi, mais au moins, tu connaîtras les bases, et les déplacements de chaque pièce.” Non parce que moi, je suis loin d’être une As en la matière. Je crois que j’ai pas la patience pour. Ou qu’une fois encore, le fait que ce soit le jeu de mon père, avant d’être le mien, instaure de sacrées barrières, bien malgré moi.

A côté des échecs, et des autres trucs barbants dont je préfère éviter de me souvenir, y’a vite une activité qui s’est démarquée du lot, et que j’ai commencé à faire par réel plaisir, plus qu’autre chose. Ma mère m’a très vite encouragée dans cette voie que mon père aimait pas trop d’ailleurs. Mais c’était pas si important. J’avais l’impression de faire un truc que j’aimais vraiment pour la première fois de ma vie, et c’était hyper exaltant. Danser est devenu une vraie passion. Pour Diego, c’était le cheval, même si j’ai jamais compris son enthousiasme face à ces bestioles du démon. Encore aujourd’hui, je crois que je serais pas hyper relax à l’idée d’approcher l’un de ces canassons. Une chance que ça court pas les rues à Downfall. En tout cas, l’enthousiasme dont fait preuve Skye me fait hausser une nouvelle fois les sourcils. “-Ah oui, je vois ce que tu veux dire…ça m’a l’air plutôt périlleux. Et ces satanés chevaux seraient capables de te faire tomber, et de te faire un salto sur le dos si tu leur en laissais l’occasion. Et me regarde pas comme ça. Je sais que c’est pas possible, mais quand même. Je leur fais aucune confiance.” Et oui, c’est probablement totalement irrationnel, mais c’est comme ça. J’aime pas ces machins, c’est tout.

Enfin, tout ça appartient à une époque lointaine maintenant, une époque révolue, à laquelle je peux que me contenter de penser avec plus ou moins de nostalgie. J’ai le regard qui part dans le vague quand j’ai des images de nous deux, pas bien grands, nous préparant pour aller au cheval et à la danse, en train de nous montrer mutuellement nos nouvelles tenues, ou de nous raconter comment s'était passée notre séance. Heureusement, Skye m’arrache à ces pensées avant que mon cœur devienne trop lourd -et mon estomac trop noué- et j’ai un bref froncement de sourcils à sa question. “-Peur ? Non…ça fait pas peur du tout. Enfin…avoir Diego comme grand-frère, ça fait pas peur.” Est-ce que ça me fait tiquer une seconde, qu’elle ai utilisé ce mot-là, plutôt qu’un autre ? C’est pas bizarre, d’ailleurs, que ce soit le premier sentiment qui se soit imposé à elle, la peur ?

Je la regarde peut-être un peu trop longuement, ou avec un poil trop d’insistance, ce dont je finis par me rendre compte, alors que je réponds à sa première question, balayant le fait que bof, c’était pas si cool que ça, comme vie. C’est vrai qu’on manquait de rien, matériellement parlant, mais un gosse qui a pas dix ans, franchement, c’est pas sa priorité, le matériel. “-C’était génial…de l’avoir en grand-frère. On partageait pleins de choses, on se racontait nos journées, les trucs cool, et ceux qui l’étaient moins. Il était toujours doué pour me faire rire quand je faisais la tronche, pour trouver les bons mots aussi. Il m’encourageait toujours, et quand moi j’y croyais pas, lui il y croyait pour deux. Pour lui, et pour moi. C’était un chouette grand-frère.” Et son absence est d’autant plus douloureuse. Je finis d’ailleurs par me retourner pour aller faussement m’intéresser à la bibliothèque, en profitant pour réaligner les livres correctement, histoire que y’en ai pas un qui dépasse plus que les autres. Dire que Diego est encore un sujet sensible serait un euphémisme. “-Et Em, elle est comment, comme grande soeur ? J’espère qu’elle sourit plus avec toi qu’avec le reste de l’humanité, sinon ça doit pas être marrant tous les jours.” J’ai quand même l’ombre d’un sourire, parce qu’Emily est certes pas vraiment ce qu’on peut appeler Little Miss Sunshine, mais elle a des tas d’autres qualités, et elle m’a sauvé la mise plus d’une fois.