Entre la folie et le génie, la frontière est mince.

Je ne suis pas censée bosser aujourd’hui. Du moins pas en journée. Vu que de mes soirées j’ai le droit de faire ce qui me chante. N’est-ce pas un peu étrange ? On ne crache pas sur ma présence bénévole pour une garde à laquelle personne n’aspire, mais si j’ai le malheur de me pointer à l’hosto un jour de repos j’ai direct trois collègues (au minimum minimorum) qui seraient prêtes à rameuter la sécurité pour me foutre dehors. Sauf qu’il n’y a pas de sécurité à proprement parler à Downfall. Déjà que les moyens alloués à la santé (soit-elle publique) ne sont pas folichons ; alors il ne fallait pas rêver sur des gars (sans vouloir genrer d’une manière quelconque) en uniforme rembourré. Qui plus est, il aurait fallu payer pour la protection en plus. À l’occasion on a bien un civile qui se perd dans le rôle de par sa corpulence ou son vécu (voire les deux), mais c’est plutôt rare. Plus encore depuis les derniers événements. Il faut dire que les gros bras qui font peur au premier regard … et bien on en a besoin ailleurs. Là encore, tout dépend du point de vue, on est bien d’accord.

DONC !
Je ne suis pas censée bosser aujourd’hui. Du moins pas à l’hosto. Et comme j’ai bien précisé à Skye qu’elle avait le droit de choisir l’endroit … pour le même prix elle avait joué la carte de la sureté en prônant pour ma propre pièce de consultation. Ce qui aurait demandé de ma part un certain degré de subtilité pour arriver à bon port sans éveiller les soupçons. On aurait fini par y arriver hein (ne pas décevoir le public), mais à quel prix. Et pour finalement me faire sermonner un peu plus encore ? Certes, je ne suis pas à ça près ; mais il y a plus sympathique pour terminer la journée. Et la consultation.

Le parc est un endroit qui me convient parfaitement. Même si ça manque de collines. Mais avec un peu de chance elle aura oublié cette partie du deal. Pour autant que deal il y avait. Car dans le genre métaphore, la mienne semblait avoir fait grave mouche.
J’improviserai le moment venu. C’est généralement ainsi que j’opère. C’est ce qui mène aux meilleurs résultats. Du moins, les plus prometteurs. La plupart des gens se font une idée tellement cliché d’un rendez-vous psy. Et au début de mes études, moi probablement la première. Mais je ne me suis vite rendue compte que la banalité de la chose dépendait en grande partie de la principale concernée. Qui, avouons-le très égoïstement, n’est pas nécessairement le patient. C’est moi qui doit me les farcir jour après jour, nuit après nuit. Si j’avais voulu le faire dans quatre mètres carrés de murs et de diplômes comme papier peint, ma foi ais-je vraiment besoin de terminer cette phrase ? Alors certes, cela peut probablement convenir au plus grand nombre ; mais comme il apparaît clairement que je n’en fais pas partie.

Alors oui, j’ai des habitudes (si on peut les appeler ainsi) qui sortent des sentiers battus. Je m’adapte. J’improvise. J’aime mon job (profitez de cet aveu, il n’a pas souvent l’occasion de se faire la malle de ma caboche), pour autant qu’il reste stimulant. Pour autant qu’il se montre innovant. Je n’irai pas jusqu’à prétendre que je n’ai pas essayé le conventionnel ; mais cela ne me collait pas. Cela n’était pas moi. Et tant qu’à décevoir le paternel quant à mes aspirations professionnelles, autant y aller pour la totale. Amen !

Me voilà donc à me rapprocher du parc, en tenue casual (je n’allais pas non plus enfiler ma jolie blouse blanche – je n’aurais jamais réussi à atteindre l’endroit où Skye m’attend, ou plutôt où elle est supposée m’attendre, je ne suis pas à un lapin près). Avec un sac en carton recyclé dans une main (comme quoi, même dans une ville en pleine dérive on arrive à penser écolo par moments) et la laisse de Bob dans l’autre. Bah quoi, il n’était spécifié nulle part que je ne pouvais pas venir accompagnée ! Puis avec ses grands yeux de merlan frit pour me faire culpabiliser de bosser trop (j’avais envisagé de le rameuter aux urgences pour occuper les patients en salle d’attente, mais primo c’est une grosse lavette quand je ne suis pas à proximité et deuzio on risquerait carrément de me le chourer et ça, il en est absolument et catégoriquement hors de question !). Le parc donc, avec mon sac, avec mon Bob et avec une assez bonne humeur car le temps se laisse apprécier et l’endroit pas trop bondé. Alors est-ce que c’est l’heure de la journée qui fait cela ou juste la présence d’une aire de verdure dans un endroit tel que Downfall ; allez savoir. Le résultat reste sensiblement pareil : je devrais assurément faire ça plus souvent.

Il ne me faut guère longtemps pour choper Skye du regard et je me dirige à mon aise dans sa direction. Elle semble elle-même absorbée par ses cartes et le jeu qu’elles inspirent à ses mains agiles. Rien pour moi tout cela. Tout aurait déjà fini à terre dans une flaque de boue que personne n’avait remarqué jusqu’à présent. Juste avant que Bob ne saute dedans. De fait, je vérifie quand même l’état du sol dans le périmètre immédiat. Un accident est vite arrivé. Et autant Bob adore (euphémisme) quand je le porte, passé un certain poids ça commence à devenir compliquer. Même s’il sera le premier à prétendre le contraire. Mais ça, c’est une autre histoire.

- « Effectivement Hollywood Skye, très bon choix. Nous apprécions tous les deux la destination choisie. »

Que je lui réponds tandis qu’elle prend une pause et m’accorde un contact visuel.
Elle reprend ensuite sa petite sauterie de cartes (elles doivent prendre leur pied à coup sûr celles-là) et rajoute quelques mots sur mon titre. Cela m’arrache un sourire. Un cliché parmi tant d’autres. Et comme la plupart, il y a effectivement un fond de sincérité dans son origine. Sauf que, là encore, il y a des exceptions à la règle. Toujours au grand damne de certains membres de ma famille, sans vouloir viser quelqu’un en personne.

- « Cela ne me dérange pas que tu jartes le docteur dans l’histoire. Limite même que cela m’arrange. Une fois que les gens entendent ce mot, ils ont cette fâcheuse tendance à me prêter des compétences que je n’ai pas. »

Du moins pas officiellement. Car il faut bien avouer que mes déboires downfalliens de ces derniers mois m’ont poussé à prendre quelques cours de premiers secours à l’arrache dans les urgences. Rien de politiquement très correcte, mais est-ce que cette notion existe seulement de ce côté-ci du mur ? Puis ce n’est pas comme si j’avais dans l’intention de crier sur tous les murs (peu importe lesquels) que je savais intervenir dans l’urgence. Recoudre une plaie béante. Limiter la casse sur une hémorragie. Remettre une rotule en place. Et c’est déjà pas mal. Et c’est sans garantie de réussite. Mais passons.

- « Je n’ai pas oublié ma promesse. »

Même si cela n’en était pas vraiment une à proprement parler, mais peu importe. Et je dépose mon paquetage à ces côtés. Mon magnifique sac écolo rempli des quelques livres que j’ai réussi à dénicher dans ma bibliothèque personnelle sur les sujets brièvement énoncés pendant notre première rencontre.

- « Je te les prête. Sans limite dans le temps. Je n’en ai personnellement pas grande utilité pour le moment. »

Mais qui sait de quoi demain est fait.

- « Tu préfères rester à proximité du banc ou tu aimerais te balader un peu ? »

L’un comme l’autre, je saurai m’adapter. ON saura s’adapter.

- « Oh, j’ai ramené quelqu’un, cela ne te dérange pas j’espère. »

J’aurais probablement dû poser la question avant.
Tant pis, il est désormais trop tard que pour rebrousser chemin.

- « Skye je te présente Bob. Bob je te présente Skye. Tu n’es pas allergique j’espère. »

Ça fait beaucoup d’espoir en peu de temps … n’est-ce pas ?

Je n’aurais probablement pas dû débarquer ainsi. Du moins pas ainsi accompagnée. Pas sans avoir tâté un minimum le terrain. Et ce n’est pas comme si je n’avais pas le numéro de téléphone de la femme qui avait accompagné Skye à la base. Enfin, c’est Karen surtout qui l’avait, mais en toute bonne secrétaire qu’elle fait, elle a dû ajouter son numéro au dossier. Dossier comme ce terme peut paraître et apparaître comme péjoratif. Qui diable a eu jadis l’idée d’appeler cela ainsi. À réduire nos patients à des numéros empilés les uns sur les autres. Bon d’accord, à l’époque ils l’étaient (tant les dossiers que les patients), mais le monde change. Et la mentalité aussi d’ailleurs. Avec tout ce baratin autour de l’éveil woke il ne sera plus question que de temps avant que notre terminologie bien aimée (haha) se ramasse un bon gros lavage de cerveau. Enfin, de l’autre côté du mur c’est peut-être déjà en cours de route ; probablement même. Quelque chose me dit que Downfall n’en a fichtrement rien à carrer. Et ça tombe bien, moi non plus.

N’en reste pas moins que j’ai débarqué au parc comme une fleur (oui bon, un peu d’exagération n’a jamais fait de mal à personne) avec un petit bout de bonheur (c’est LA définition même de Bob si vous me demandiez mon avis, mais comme vous ne le faites pas, je vous devance) qui n’est peut-être pas au goût de tous. Que ce soit volontaire ou non, vous savez les allergies tout ça tout ça, les traumatismes d’enfance aussi. Par contre les préjugés à la six-quat’-deux, non merci, très peu pour moi. Pour Bob surtout. Avec le métier que je me paie, perso je les ramasse d’office à la pelle.

Skye est pareille à notre première rencontre. Ce qui est plutôt une bonne chose. Je n’ai pas spécialement envie de me taper quelqu’un qui enfile un autre masque à chaque changement d’interlocuteur. Quant au verbe utilisé, il n’y a aucun sous-entendu quelconque prétendument caché qu’on s’entende bien. Il n’y a d’ailleurs que moi pour m’en inquiéter, car la demoiselle plonge avec une certaine avidité et impatiente dans le sac en carton pour en extirper un exemplaire et se faire une idée de la marchandise. Ainsi emballée, elle aurait limite pu s’inscrire dans le cadre d’un trafic de contrebande. L’idée m’amuse assez. Ce qui explique le début de rictus qui commence à se dessiner sur le coin de mes lèvres. Ça et le fait que Bob est enfin considéré à sa juste valeur. Une entité à part entière qui a également son mot à dire dans l’histoire. Enfin, ça c’est en théorie car il s’en fout un peu (beaucoup – passionnément – à la folie) de l’endroit où je pourrais bien l’emmener, tant que c’est avec moi. Et encore, pas certain qu’il refuserait d’aller se balader avec monsieur-madame tout-le-monde sans demander mon avis. C’est beau la solidarité et l’amour canin.

Bob, donc, qui me regarde moi, puis Skye, puis moi again. Avec sa queue qui danse la gigue et qui pourrait te fissurer un tibia si tu ne fais pas gaffe. Une grosse pantoufle d’amour glissée dans un corps beaucoup trop grand, beaucoup trop carré et bien trop musclé. Mais ça m’arrange. Ça le rend dissuasif. C’est un peu pour cette raison qu’il est entré dans ma vie. Ou moi dans la sienne. Allez savoir. Le compromis n’en reste pas moins parfaitement fonctionnel. De l’autre côté du mur, j’aurais carrément pu en faire un chien de thérapie. Peut-être bien ici aussi d’ailleurs. À la condition qu’on me laisse emmener ce nid à poils dans l’enceinte de l’hosto. Ce qui n’est pas gagné. Même si on s’accorde à dire que niveau sécurité sanitaire, Downfall peut clairement mieux faire. Sauf que voilà, ça coûte plus cher. Et comme personne ici ne semble avoir du fric à injecter dans le système (et non uniquement dans le sien) …
Je hausse mentalement les épaules avant de reporter mon attention sur Skye, qui reste bien sagement à sa place sans se jeter sur Bob comme les films romantiques et comédies en tout genre aiment à dépendre cette scène en particulier.

- « Bien plus gentil que la plupart des gens aiment à le stigmatiser. »

Allez comprendre. Il n’y a qu’à poser le regard sur lui pour comprendre que cette chose serait fichtrement bien capable d’offrir son propre rein gauche en échange d’une caresse voire même une vulgaire taptappe sur la tête. Là encore, ce cliché de la stéréotypie me convient parfaitement. C’est pour cette exacte raison que je ne vais pas le crier ouvertement de tous les toits. Autant entretenir un minimum de mystère voyons.

- « Andrew aurait été trop content de lui construire une petite selle pour que Lilly puisse s’y sentir en sécurité. »

Andrew c’est mon neveu. Peut-être même mon filleul. Mais comme je n’ai jamais été proche de lui, je préfère ne pas me considérer comme tel. D’ailleurs il n’y a que sa mère, ma sœur, pour utiliser ce titre à mon égard. Surtout pour me taquiner. What’s in a name, tout ça tout ça.
Mais il est vrai que son fils, tout grand inventeur-bricoleur qu’il est, aurait tôt fait de fignoler quelque chose de potable avec trois fois rien et beaucoup de récup pour transformer notre caniche disproportionné en fidèle destrier. Et fier qu’il aurait été à se trimballer une poupée dans tout le parc … mais comme ça n’arrivera pas.

Nous nous mettons donc en route, guidées par un Bob zen-pépouze ; ou plutôt guidant ce même Bob qui n’a jamais été du genre à tirer pour avancer (que du contraire même). Pour le coup il se montre pourtant très coopératif et se dandine joyeusement à mes côtés comme si c’était la plus naturelle des choses. Ce que la promenade en soit, est. Justement pas la consultation qui s’y attèle. Pas avec lui du moins. Quelque chose me dit qu’il risque d’y prendre goût ce filou.

- « On peut parler de ce qui te plaira Skye. »

Eh oui, c’est aussi simple que ça la thérapie. Il faut apprendre à se connaître. À instaurer une certaine relation de confiance. Enfin, tout dépend du patient en face aussi. Y’en a pas mal qui ont juste envie que je leur prescrive des médocs ou que je signe leur autorisation à exercer. Alors pour les rares fois où cela n’arrive pas, je ne vais pas cracher dessus. Ce ne serait vraiment pas professionnel de ma part de toute évidence.
Cette image m’arrache un sourire que je ne tente même pas de cacher. Décidément, quel dommage que la plupart des patients se forcent à vouloir avoir ce genre de discussion entre quatre murs froids et distants.

- « Il arrive que ce ne soit pas très passionnant. »

Pour ne pas dire chiant. Mais en tant que psy, ais-je vraiment le droit d’utiliser certains adjectifs même s’ils se prêtent parfaitement à la situation ?

- « Mais la plupart du temps j’y échappe. »

Il suffit de savoir poser les bonnes questions, au bon moment. Et nombreuses sont les personnes qui n’ont pas encore découvert les bienfaits de poser des mots sur tout ce qui se trame dans leur dedans.

- « Et généralement ce n’est pas moi qui trouve les réponses. D’ailleurs je ne les ai souvent pas. »

Déjà, ce serait trop facile ainsi. Deuzio, ce serait beaucoup trop de pression pour une seule personne, laisse tomber une seule tête. Je n’ai pas la science infuse – mon père en serait bien trop content. J’ai juste un joli trousseau de clés que je n’ai pas peur d’utiliser.

- « Je peux proposer des pistes. Je peux montrer des voies. Mais je ne peux aucunement obliger quelqu’un à l’emprunter. Je peux accompagner. Mais ce n’est pas une obligation. Je m’adapte à l’offre et à la demande. »

Comme ça, hors contexte, ça ne veut pas dire grand-chose. Je le conçois bien. Mais en même temps, ça résume tellement bien mon job. J’en éprouvais presque un sentiment de fierté, voire d’amour. Haha. La bonne blague.

- « Tu aimerais me poser d’autres questions ou me parler de quelque chose ? »

La pluie. Le beau temps.
Tes cartes.
Ta Lilly.

Elle n’a pas tort. C’est vrai que l’étude de la psyché humaine et la magie ont pas mal de points communs. Ceci explique probablement pourquoi un bon tour de magie arrive toujours à captiver son public. Tout est dans l’art et la manière d’époustoufler le spectateur qui, in fine, c’est offert en pâture. C’est ce que je fais. C’est ce que nous faisons. Chacune à notre manière. Mais le résultat en reste sensiblement pareil. Cette image m’arrache un nouvel ersatz de sourire. Je n’avais jamais pensé à la psychiatrie de la sorte. Pas plus qu’à la magie. Vu qu’à la base, je n’en suis pas une très grande fan. Mais là encore, ceci explique cela. Il n’y a pas à dire, cette promenade improvisée m’apparait de plus en plus plaisante. Je devrais vraiment envisager de m’adonner plus souvent à cette activité en plein air. Et avec Bob. Ou tout simplement me contenter de le sortir plus souvent. Rien que lui et moi, en tête-à-tête. Si c’est comme à Central Park, ou tout autre lieu en tantinet comparable, ce genre de sortie finit toujours par attirer quelqu’un dans notre cercle d’intimité. Et il va sans dire que Bob est un aimant à touristes. Reste à savoir si je suis prête à faire ce pas et laisser approcher plus de personnes encore de mon centre de gravité. On connait tous d’ores et déjà la réponse à cette question qui n’en était pas une, n’est-ce pas ?

Je reporte mon attention, ainsi que mon sourire, sur Skye et la petite boite qu’elle vient d’extirper de je ne sais trop où (la faute à ne pas regarder). Je l’observe opérer comme tout bon magicien qui se respecte, tout en continuant à avancer au rythme d’un Bob déjà essoufflé. Raison supplémentaire pour le sortir plus souvent : sa condition physique est encore plus déplorable que la mienne. Qui l’eut cru possible !

Je finis par prendre halte lorsqu’elle commence à sortir les cartes pour bien prouver l’authenticité du paquet. Ce dont je ne doutais aucunement. Elle est bien trop appliquée à la donne cette petite. C’est vraiment rafraichissant d’évoluer en présence d’une jeune femme comme elle.

- « Et si je ne dévoile pas mon choix de carte avant que tu aies sorti l’éventail avec la carte retournée ? »

N’est-ce pas ce que font les illusionnistes sur le terrain ? Se contenter d’une pensée cachée plutôt que d’une révélation toute faite ?

- « Essayons je te prie. Voyons quelle carte le jeu me prête avant même que j’y pense. »

Fut un temps, j’ai lu quelques théories sur la face cachée de ce jeu. Et pas nécessairement quant au résultat escompté, mais plutôt par rapport à la prédisposition des cartes à se faire choisir. Cela peut révéler bien des choses au sujet de l’autre. Bien plus qu’il n’y parait de premier abord. Moi, par exemple, je pourrais avoir tendance à choisir Argine, la Dame de trèfle – la seule à ne tenir aucune fleur dans sa main. Ou Pallas peut-être. Mais uniquement parce que c’est incontestablement la plus jolie du paquet. Évitons de le révéler aux autres par contre. Et choisissons en une autre plutôt. Une de celles qui n’a pas pour habitude de sortir du lot, j’ai nommé le deux de carreau. Comme ça, au moins, on fera jaser les nombrilistes pour une fois.

J’attends donc que Skye me dévoile l’éventail à l’unique carte retournée. J’y avance ensuite ma main droite avec lenteur avant de l’éplucher sans effleurer les autres. Je la laisse face cachée encore un instant.

- « Tu sais déjà de laquelle il s’agit n’est-ce pas. »

Ce n’est pas vraiment une question.
C’est amusant, je dois bien l’admettre.

- « Qu’attends-tu exactement de moi Skye ? »

Outre le fait de choisir toutes les cartes du monde jusqu’à ce que l’heure programmée ensemble se soit totalement écoulée.

- « Ou encore, qu’est-ce que ton entourage attend de ma part à ton encontre ? »

Il faut me donner au moins une base ou un contexte. Car si tu n’es pas ici de ton plein gré, tout ça ne servira à rien. Mais je veux bien me promener encore un peu avec toi. Cela ne me dérange aucunement. Pas besoin de rémunération aucune pour ça. Tu fais une compagnie fort agréable. Pas certaine de pouvoir en dire de même en ce qui me concerne par contre … désolée pour ça.

- « Je ne pense pas que le but soit de m’apprendre à faire de la magie. »

Ou ne serait-ce que de l’apprécier.
Je te préviens d’avance : c’est peine perdue.

- « Il y a des gens vachement plus doués que moi pour ça. »

Et je lui décoche un clin d’œil.
La carte non encore retournée toujours dans ma main.
Pourquoi le deux de carreau, hein ?

Le choix de la carte me fait doucement sourire. Fut un temps, je me suis intéressée à la cartomancie. Oh je ne sais plus vraiment le qui, du quoi, du pourquoi, du comment. Le résultat en reste néanmoins le même : j’ai quelques vagues souvenirs qui me viennent. Alors certes, cela n’a rien à voir avec ce tour de magie ; mais en même temps : quel magicien ne s’intéresse pas à la signification cachée de ses tours ? À moins que je mélange avec la psychologie et la psychologie inversée ? Ce qui n’est pas impossible. Souvenez-vous, on évoquait les similitudes divers et variées entre nos deux centres d’intérêt.
Puis, Skye n’avait-elle pas demandé à m’emprunter quelques livres sur le mentalisme justement ? Même si elle me tanne désormais ne pas être télépathe. Pas encore très chère, nuance. Tu verras, ce n’est pas aussi difficile qu’on pourrait le croire. Je n’ai pas non plus dit que c’était facile, n’allez pas là me prêter ce discours (je risque d’avoir certains manipulateurs professionnels sur le dos), ni que c’est à la portée de tous. Mais déjà s’y intéresser, représente un premier pas. Par la suite, soit elle décidera d’en devenir une, soit elle arrivera à les dénicher à des kilomètres à la ronde. Je vous laisse deviner quelle option a réussi à arracher ma préférence.

Je décèle une pointe de déception dans ce retournement de situation. D’un autre côté, pourquoi se contenter de la facilité ? Ce n’est pas mon genre. Et cela ne semble pas être le sien non plus. Bon, si elle insiste vraiment, je veux bien me prêter au jeu et la laisser jouer avec ses cartes comme bon lui semble. Mais est-ce pour autant le but du jeu ? Faut-il encore jouer pour cela. Et ce n’est pas dans mes habitudes. Par contre chambouler ceux des autres, ça me parle vachement plus. À voir maintenant comment elle va réagir à la donne.

Je la devine aisément chercher comment reprendre le dessus. Comment retourner la situation à son avantage. Parfait, je n’ai aucun problème avec ça. Déjà qu’elle ne m’a pas lancé tous son jeu de cartes en pleine tronche (quand je vous dis que je n’assiste pas à des spectacles de magie, c’est qu’il y a une raison derrière, ça fonctionne aussi pour les trucs d’hypnose sur scène et j’en passe. Oh, aurais-je omis de préciser que j’avais un petit surnom de rabat-joie gravé sur mon mollet gauche ? Parce que la fesse était déjà prise voyez-vous.). Je suis fort probablement en train de perdre de précieux points là. Ce n’est pas grave. J’ai l’habitude. On pourrait même croire que je le fais exprès. Que je ne m’autorise pas à avoir des patient(e)s qui me tirent vers le haut. Bien vu l’aveugle ! Sauf que ce n’est pas le cas. Pas consciemment en tout cas (bah non patate, généralement ça ne se fait pas de manière volontaire me direz-vous). Je ne pense pas pour autant que le subconscient (ou l’inconscient, ou le soi, le surmoi, ou qui sais-je encore s’ennuie là-haut dans ma caboche) ait jugé utile de planter ses crocs dans le sujet. Déjà qu’il a bien d’autres chats à fouetter. Qui plus est, je suis bien assez grande que pour me foutre dans le dawa toute seule. Alors pourquoi ne pas juste me plier aux règles de la bienséance ? Ma foi, je vous renvoie la question tiens !

Tandis qu’elle m’énonce savoir de quelle carte il s’agit, je sens mon visage s’en amuser. C’est qu’elle sait davantage de choses que moi vu que de mon côté je n’ai toujours pas regardé. À dire vrai, je me moque bien de ce qui est dessiné dessus. Avec la poisse que je me paie, ça pourrait tout aussi bien être un joker ou une carte d’un autre jeu. D’ailleurs, est-ce que je tiens bien une carte en main ? Même si je connais la réponse, je m’autorise quand même un regard vers le bas. Oui, il y a bien quelque chose dans ma main. Oui ça ressemble de près et de loin à une carte. Et le dos aborde la même couleur et les mêmes dessins que les autres. C’est déjà la moitié de gagné. Pour moi je parle. Pour elle, on ne sait pas encore.

J’écoute avec attention ses réponses et théories à mes propres questions. C’est assez amusant. Je me retiens de justesse de lui dire qu’elle aurait probablement eu plus à voir dans mes yeux si j’avais porté mes lunettes. Mais ce n’est pas le cas. Même pas celles de soleil. Pourtant, le temps s’y prête. Qui l’eut cru.

Je ne l’interromps pourtant pas et la laisse continuer sur sa lancée. Toujours aussi perspicace cette demoiselle. Ce serait effectivement plus simple de leur demander. Je le ferai. Mais leur avis est secondaire dans l’histoire. Moi ce que je cherche à déterminer, c’est ce que ELLE, elle pense de tout ça. Si elle est d’accord avec cette démarche. Si elle accepte de faire un bout de chemin en ma compagnie. Même si elle n’a pas encore évoqué les collines de Downfall. Et je l’en remercie silencieusement.

Et voilà qu’elle revient sur le sujet qui la préoccupe le plus. Je la sens qui perd un peu patience. Oh comme vous pouvez être mauvaise joueuse Dr A ! Mais je ne l’ai jamais nié voyons !
Je n’ai pour autant pas le temps de la retourner (la carte je parle, namého !) que Lily entre en jeu. Tiens, une participante surprise. C’est qu’elle a le chiche de toujours intervenir à un moment propice celle-là. En tout cas, à la prononciation de son nom, Bob a réagi (lui aussi j’avais failli le zapper de l’équation). Ni une ni deux, il dandine son majestueux corps d’athlète (la blague !!) entre nos deux entités et vient me regarder avec des grands yeux amoureux et une queue prête à fracasser un tibia. Avant de se retourner vers mon interlocutrice et la préférer clairement à moi. Ce que je peux comprendre. Même si c’est vexant.
Sans attendre son reste, il s’avance de quelques pas bien gauche en sa direction et fait mine de vouloir renifler ladite poupée chipie. Pas certaine qu’elle apprécie, mais bon, on verra bien.

Et sur ce, je dévoile la demoiselle toujours face cachée.

- « Lily a bien vu. C’est qu’elle a quelques avantages non-négligeables vu sa tenue de camouflage. »

Après tout, qui donc pour porter attention à un artifice de la sorte ?
Voilà au moins une différence de taille (sans vilain jeu de mots) entre nos deux domaines d’expertise : si je laissais traîner une poupée, ou même une peluche, dans mon cabinet médical, à coup sûr ça va attirer l’attention et je serais irrévocablement reléguée au rang de figurante. À tester tiens. À Downfall je parle. Ailleurs, j’ai déjà eu l’occasion de travailler avec ce genre de … personnel soignant.

- « Et tu as parfaitement raison Skye, ce n’était pas la carte que j’avais en tête. »

Pourquoi choisir la réussite d’un grand projet là où on peut se contenter des petites victoires du quotidien ? C’est toute la différence entre le dix et le deux. De carreau je parle. Cartomancie, remember. Et je sais exactement pourquoi je n’ai pas choisi le dix. Mais passons.

- « Le carreau était bon, mais c’était le deux. »

Je le lui accorde. Même si j’aurais pu pousser le vice encore un peu plus loin en lui faisant deviner celle-là également. Je ne veux néanmoins pas pousser sa patience à bout. Déjà que je ne suis pas bon public de base.

- « Je peux déjà m’estimer veinarde d’avoir tiré la bonne enseigne. »

Heureusement je ne suis pas diseuse de bonne aventure.
Et encore plus heureux que je ne crois pas en toutes ces balivernes.
Ce serait ballot vu la carte piochée.

Sur ce, je me penche vers l’avant et plante mes pupilles dans celle de ma patiente.

- « Alors, qu’est-ce que tu vois ? »

En espérant qu’elle soit d’humeur à partager ses trouvailles.
Bob, en tout cas, apprécie le mouvement car il lui suffit de remonter son menton autant que faire se peut pour venir poser sa grosse truffe à proximité de mon menton et de me filer une bonne grosse léchouille. Ce qui me fait grimacer tandis que j’essaie de le repousser de mes mains sans lâcher Skye du regard. Ce ne serait pas très fairplay de ma part après la perche que je viens de lui tendre.

C’est bon, je l’ai perdue.
Peu importe ce qu’elle pourrait voir dans mes yeux, moi je le vois clairement dans les siens. Ou plutôt, je le devine aisément à travers son expres​sion(tant faciale que générale). C’est qu’on ne peut pas plaire à tout le monde. Et moi j’ai l’habitude de ne plaire à pas grand monde. Je ne m’en offusque toujours pas. C’est son droit le plus stricte. Je suis néanmoins un peu déçue. Non pas par son comportement à elle, mais bien par le manque de prévoyance de ma part.

Je lui accorde toutefois un ersatz de sourire lorsqu’elle implique Bob dans le tour de magie. C’est vrai qu’elle est douée. Et pour peu je pourrais même me laisser aller à apprécier cette activité. Sauf que ce n’est vraiment pas le cas. Et elle pourrait encore y mettre toute la bonne volonté du monde, ça ne suffirait pas à effacer le côté rabat-joie que moi-même je ne peux me résoudre à cacher. La plupart des gens aiment à (se) dire que la vérité prime. Qu’elle leur est due, même si cela fait mal. Foutaises ! La plupart des gens n’aspire qu’au mensonge d’autrui pour continuer à se morfondre dans leurs propres affabulations. Skye fait partie de ces exceptions à la règle. M’est avis qu’elle ne comprend même pas l’intérêt que pourrait représenter le verbe mentir dans l’Histoire (celle avec un grand H). Je reformule : elle pourrait fort bien le comprendre, sans pour autant en voir la plus-value. C’est une très belle pensée, je vous l’accorde. Est-ce que je fais pour autant partie de son camp dans la balance ? Voyons, je ne suis pas hypocrite au point de nier mon humanité.

Je la laisse échapper à notre entretien et observe sa silhouette enjouée s’éloigner vers d’autres promeneurs du dimanche (même si ce n’est pas le bon jour de la semaine pour leur apposer cette étiquette). Je la relâche au moment où elle entame la conversation plus loin et ferme les yeux et me secouant légèrement la tête.

- « Il faut une première à tout. »

C’est toujours le risque quand j’organise ce genre de rencontre en plein air. Le degré de distraction monte immédiatement d’un cran. J’avais emmené Bob pour faire barrage de cette indice de complexité, mais il faut croire qu’il n’était pas de taille. Bob qui, contrairement à Skye, n’a d’yeux que pour moi. La position dans laquelle je me trouve toujours (je viens seulement de m’en rendre compte) le pousse probablement à croire qu’il y est pour quelque chose. Et que mes derniers mots lui étaient adressés. Il en faut tellement peu pour faire le bonheur de certains. C’est que je ne crois pas (ou plus, as you wish) en Dieu (vous remarquez la majuscule ceci dit) sans quoi je confirmerais qu’il (plus de majuscule) a eu bien raison de bénir les innocents. À moins que c’était les ignorants qui étaient visés ?

- « Tu es un petit veinard et tu le sais en plus. »

Je passe ma main sur le crâne du plus beau poilu du parc avant de me redresser, non sans attraper la fameuse carte au passage. Il ne faudrait pas non plus que Skye se repointe avant que j’ai pu passer à l’étape suivante. Là elle risque de carrément décrocher et de m’envoyer balader. Bon d’accord, elle est probablement trop polie que pour me le balancer de la sorte, mais la finalité restera pour autant identique. Je glisse ladite carte dans la poche de ma veste sans même la regarder. Je n’en vois pas l’utilité. Je sais qu’elle a réussi à tourner le tour à son avantage. Encore une fois, c’est impressionnant, mais ça s’arrête là. Chacune son approche et pour le moment, fait est d’admettre qu’on a toutes les deux foiré notre coup.

Lorsque je reporte mon attention en sa direction, c’est pour tomber nez-à-nez avec la jeune femme. Je lui souris toujours et tapote ma poche en guise de réponse tout en rajoutant (ne serait-ce que pour la forme) :

- « Absolument. »

Et même assez que pour sortir de cet état de rêverie qui s’éternisait.
Parfait calcul de timing.
Suis-je donc à ce point prévisible ?

- « Même si je ne mange pas cela, c’est une excellente idée. Allons-y. »

Déjà cela nous fera marcher. Je l’invite du regard à entamer le parcours vu que je ne sais fichtrement pas où on peut se procurer du sucre par ici. Comme dit, ce n’est vraiment pas le genre de nourriture faite pour moi. Si déjà cela existe.

Tout en nous baladant, je décide de continuer la discussion. Il est clair qu’elle a besoin de davantage de stimuli que j’ai pu (lui) offrir jusqu’à présent :

- « Qu’est-ce qui te stimule Skye ? »

Inutile de tourner autour du pot. Je risque de la perdre avec de trop longues phrases ou de la voir se barrer. Probablement les deux en même temps. Ce n’est pas le but de l’exercice. Ni de la sortie. Même si je sais désormais ce qu’il me reste à faire si je veux la faire fuir.

- « Qu’est-ce qui arrive à occuper ton attention suffisamment longtemps sans que tu t’en désintéresse ? »

Est-ce déjà trop long ?
Possible.
Mais je fais de mon mieux.
Ce serait sympa si elle aussi y mettait un peu du sien.
Même si je ne peux clairement pas lui en vouloir si elle refuse.

- « Désolée pour tout à l’heure. »

Je ne suis pas obligée de le dire. Et encore moins de l’être. Pourtant je le suis. Un peu du moins. Et c’est déjà bien plus que la plupart du temps.

- « Je n’aime pas les tours de magie. »

Et tant pis si ça met un terme à ce début de relation.
Mais est-ce que tu souhaites vraiment avancer sur un mensonge ?
Quand bien même je n’ai jamais et en rien insinué l’inverse.

Je n’aime pas la magie, c’est un fait.
Pour quelqu’un qui est curieux de nature, outre le fait de l’avoir remarqué, je m’étonne quelque peu de ne pas écoper de la question la plus logique qui pourrait découler de cet aveu de culpabilité. Then again, Skye est loin d’être la plus logique et la plus conventionnelle des interlocutrices.

La plupart des patients qui me rencontrent pour la première fois (je reformule : lors de leur première consultation officielle) ont deux genres de réaction : soit me renvoyer toutes les questions afin d’éviter de devoir y répondre à travers leur même vécu, soit se contenter d’uniquement répondre aux questions les plus pertinentes. Si possible celles qui ont une finalité fermée. À cette exception des gens qui s’aiment entendre parler. Bon d’accord, ça fait trois options. La demoiselle ci-présente ne rentre dans aucune de ces cases prédéfinies. Ce qui n’étonnera personne.
Par contre, quand elle évoque son intérêt pour la compréhension … oui bon, à quoi est-ce que je m’attendais réellement ? Qu’elle me demande texto pourquoi je n’aime pas la magie ? Et pour lui répondre quoi ? Que j’y ai longtemps cru, mais que la vie a décidé de récupérer son dû avec une prime dommages et intérêts ? Ou que je n’ai jamais eu l’occasion d’y goûter car mon père n’était pas du genre à accepter autre matière que scientifiquement approuvée ? Les deux se valent. Et la vérité se cache probablement encore dans une troisième option. Est-ce que j’ai pour autant envie de la partager avec elle ? Ici ? Et maintenant ?
Est-ce pour cela qu’elle ne m’a pas posée la question? Ou n’est-ce qu’un simple concours de circonstances qui fait que nous en sommes arrivées là ? On ne le saura peut-être jamais. Et ce n’est pas plus mal ainsi.

Tout comme moi je pourrais lui demander pourquoi petit 1) elle souhaite récupérer sa carte (même si la raison semble évidente) ; petit 2) elle ne souhaite pas la récupérer par elle-même. Soit parce que ça implique de la magie et qu’elle n’a pas envie de me vexer. Ce qui serait tout à son honneur. Soit parce que je suis psy et que les conventions sociables non négociables empêchent une telle proximité. Ça se tient aussi. Soit parce que moi en tant que personne je ne conviens pas à la situation. Inutile de poser la question. Truth hurts, for sure. Ce n’est pas pour autant qu’on a envie de se vautrer dedans à tout va.

La question qui s’ensuit me fait à nouveau sourire. Cette jeune femme a décidément un très grand effet contagieux, et je dois dire que c’est fort plaisant. Ce n’est pas la première fois qu’on me pose cette question (qui l’eut cru hein !), sauf que d’habitude cela relève plutôt du reproche. Ou du jugement facile. Et j’en passe. Comme elle a été (très) honnête avec moi, je ne vois pas pourquoi je m’abstiendrais de lui rendre la pareille. Après tout, elle n’a pas pris mal mon manque flagrant d’intérêt pour la magie. Et ce même sans avoir à me justifier.

- « J’aimerais parfois me retrouver dans des situations dites calmes, où ça ne bouge pas trop. Mais il faut croire que j’ai tendance à attirer l’inverse. »

En témoigne l’interaction dans laquelle nous nous trouvons actuellement. Autant la conversation peut sembler calme de premier abord, il va sans dire que je vais devoir m’activer un peu pour garder le cap. Même si quelque chose me dit que ça ne va pas tarder à éclater. Et cela n’a rien à voir avec elle. It's me, hi, I'm the problem, it's me.

- « Plus encore depuis que je me suis installée à Downfall. »

Entre les altercations dans la rue et dans le parc, les fusillades, les prises d’otages, les accidents en tout genre et les six mille traumas crâniens … je ne refuserais pas une journée calme à attendre que le ciel me tombe sur la tête. Il serait dommage que j’y prenne goût, voire PIRE : que je m’ennuie !

Je finis, enfin, par extirper la carte de ma poche et de lui tendre par le bout des doigts. Comme on s’imagine octroyer un pourboire à un serveur fort sympathique. Du moins c’est ainsi que je visualise la scène. Heureusement ce n’est pas un billet dans ce cas bien précis, on pourrait en déduire des choses qui ne sont pas. Et les gens ADORENT ce genre de commérages.

- « Il m’arrive de m’amuser oui, mais ne le dis à personne, ça entacherait à coup sûr ma réputation. »

De rabat-joie.
De grande asperge coincée.
De psy.
Y’a le choix.

- « Je pourrais te proposer une course jusqu’au marchand de beignets, mais il y a tellement de raisons pour ne PAS le faire. »

Y’a Bob (désolée de briser tes rêves, mais il n’a rien d’un athlète sportif ce bôgosse et no-f#cking-way que je le porte !). Y’a la coordination douteuse entre mes membres inférieures (laisse du chien y compris). Y’a la tenue inadéquate. D’un autre côté, n’était-ce pas le but que je me remette à un jogging matinal ? Voire à une activité plus poussée à la piscine ? Ah les bonnes résolutions tout ça tout ça.

- « Il va sans dire qu’elles sont toutes moins amusantes les unes que les autres. »

Ça coulait de source, n’est-ce pas.

- « Par contre si tu peux faire sortir un deux de carreau d’une pâtisserie fraîche … »

Mouais … non seulement je pourrai me laisser tenter par le dessert (une bouche hein, Bob ne refusera pas les restes – même si je sens littéralement le poids du regard de l’entièreté du monde vétérinaire s’abattre sur moi) ; mais en plus je consentirai à donner une seconde chance à l’aspect magique de l’univers. C’est peu dire !

- « Et c’est toi qui tiens Bob. »

Et sans demander son avis, je lui fourre la poignée de la laisse rétractable dans les mains. Que cela plaise à Lily ou non.
Il y en a un, en tout cas, qui vit sa meilleure vie !

On n’a plus vingt ans.
Non, c’est un fait. Et moi depuis plus longtemps qu’elle, à l’évidence.
N’empêche … je n’ai pas souvenir d’une moi à vingt ans qui était prête à courir pour un morceau de sucre avec supplément glaçage. Quelle rabat-joie je pouvais être, déjà à l’époque. Kyoran trouverait assurément à acquiescer à cet aveu de semi-culpabilité. Car il aurait pour cela se sentir coupable de quelque chose. Et à l’époque, déjà donc, mes études primaient par-dessous tous les autres aléas de la vie. La faute à mes parents. En partie du moins. Ce qu’ils ne prendront jamais pour un défaut, et encore moins pour une critique. Limite même que j’aurais à les remercier pour leur don de soi. Embrasser leurs bottes. Vénérer leur statuette sur un autel en papier mâché. Si j’exagère ? Vous n’avez clairement jamais rencontré ma mère … et encore, certains nuisibles ne montrent leur véritable visage qu’en espace clos et présence réduite.

Je m’égare. Comme d’habitude. Skye ne semble pas s’en formaliser. Peut-être même qu’elle ne l’a pas remarqué, toute occupée qu’elle est à motiver Bob pour la course de sa vie. Cela me fait doucement sourire. Been there, done that. Ce jeune homme n’a de molosse que le nom. Regardez-moi donc ce popotin joyeux qui se dandine comme si on venait de lui faire la proposition d’une vie. C’est bien le cas. Sauf qu’il n’a pas encore compris que c’est de sa vie à lui qu’on parle.
Croyez-moi, ce n’est pas faute d’avoir essayé de le faire sortir de son petit confort personnel … est-il que certains stéréotypes trouvent leur fond quelque part. Et donc OUI, les Staffordshire ont beau être des terriers, ça fait juste joli sur papier. Leur ventre étant trop près du sol, ça avance à vitesse réduite. Et même à full speed … eh bien inutile de vous faire un petit dessin je suppose. Au pire, vous le découvrirez par vous-même.
Au risque de me répéter : je-ne-le-porterai-PAS !

Et voilà les deux joyeux marmots à prendre de l’avance. Je les suis d’un air toujours aussi amusé. Au risque de me répéter bis : cette sortie/slash/consultation me fait un bien fou. Je devrais vraiment envisager de consulter plus souvent en extérieur. Même si, après réflexion, ce ne serait sûrement pas l’idée du siècle. Pas sur le long (voire même moyen) terme. On arriverait à me reconnaître (Downfall a beau compter plusieurs milliers d’habitants, il faut croire que les k-sos se concentrent principalement autour des mêmes points d’intérêts), une voiturette de golf arriverait à me renverser (les riches et leurs dépenses complètement absurdes), ou un caddie (restons plus terre à terre, le caddie karting a assurément plus de succès dans une banlieue pareille), un chien enragé arriverait à me courser et me mordre (au moins j’aurais fait mon jogging du jour, de la semaine et même du mois), un déluge de grêle pourrait me tomber sur la tête (faudrait pas en rire, j’ose d’ailleurs un rapide coup d’œil en direction du ciel pour prendre la température) … bref, les options sont diverses et multiples. Toutes plus abracadabrantes les unes que les autres et pourtant … toutes ont le mérite de ne pas être impossible à réaliser. D’ailleurs, au plus c’est absurde, au plus cela monte en degré de probabilité. Autant s’attendre au pire n’est-ce pas, au moins on ne finit pas déçue par la suite (et encore).

Je finis par rejoindre les deux vainqueurs de ce concours improvisé, l’un plus épuisé que l’autre. Cela n’empêche que c’est aussi celui qui est le plus content de son exploit. Je le gratifie d’une caresse furtive sur le haut de sa caboche avant de choisir une pâtisserie au hasard (de vue la moins calorique) et de régler la note pour les deux consommations.

Je trouve sans problème la carte commandée dans mon achat après une première bouchée. D’ailleurs il n’y en aura pas deux. Car même si l’envie pourrait être là, le regret est trop proche que pour le nier. Dès lors, après avoir extirpé mon dû, je refile le reste de ce sosie de bagel à ce très cher Bob qui attrape cela avec la plus grande délicatesse, du bout des dents. Il pèse encore le pour et le contre d’avaler cette chose toute crue et me scrute quelques instants supplémentaires pour s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un test. Comment trop qu’il me fait passer pour un monstre !

Je lâche Bob du regard tandis que Skye remet le jeu de cartes sur le tapis. Note à moi-même : lui en ramener pour la prochaine fois. Rabat-joie comme je suis (les témoignages en ce sens ne manquent pas), je risque bien de lui faire regretter chaque carte qu’elle me demandera de tirer. Autant avoir des doubles en stock. Même s’ils sont plus difficiles à trouver à l’unité que certaines autres générations plus dans l’ère du jour. Et encore, Downfall a-t-elle vraiment évolué en ce même sens ces dernières années ?
Bref, plus de cartes donc. Et moins de livres. Car il faut croire que ça raccourcit considérablement les séances. Non pas que je suis payée à l’heure. Ni même payée du tout parfois. Mais là n’est pas la question.

- « Tous les jours j’apprends de nouvelles choses. »

La vie serait tellement triste sinon. Encore plus morne et fade qu’à son habituelle. Tu imagines un peu ce que cela donnerait ?

- « L’un pourrait effectivement aider l’autre et pas nécessairement dans le sens présumé. Cependant, je pense que la magie peut tout autant aider à gagner une partie de poker. Ta magie en particulier. »

Et je ne parle pas d’une fourberie avec les cartes, non ça aussi ce serait trop facile voyons. Beaucoup dans ce jeu est dans l’art et la manière. Surtout ceux de duper l’autre. On parle souvent du terme poker face, mais quelque chose me dit que magic face pourrait tout aussi bien faire l’affaire, si pas plus car le joueur de poker n’est clairement pas habitué à cette approche.

- « On peut s’arrêter là pour aujourd’hui si tu le souhaites. Je peux te raccompagner. Tu peux me raccompagner. Et on peut même aller chacune notre chemin. »

Va juste falloir que je récupère Bob. Ce n’est pas que je ne te fais pas confiance pour t’occuper de lui, c’est qu’il serait fichtrement bien capable de se perdre en cours de route. Et les cliniques vétérinaires du coin ne sont pas vraiment réputées pour leurs lumières … sans vouloir viser personne.

- « Aimerais-tu que l’on se revoit Skye ? »

Peu importe la réponse in fine. Au moins je sais qu’elle sera honnête.
Y’en a juste certaines qui font plus mal que d’autres.
Then again, life’s a bitch … right.

Et voilà, comme je m’en doutais, la vérité coule de source. Oui, l’entrevue s’arrêtera bel et bien là. Non, on ne va pas faire un bout de chemin ensemble. Oui, c’était sympa. Ce n’est pas spécialement l’adjectif par excellence qui découle de mes consultations habituelles. C’est … léger. Et parfaitement résumé aussi. De la part de tout autre patient, j’aurais vraiment pu le prendre comme une attaque personnelle. Comme une critique ouverte à peine voilée. Mais de la part de cette jeune femme, ce n’est rien de plus que sincérité à l’état pur. Et le mot en lui-même, je ne suis pas certaine qu’il m’est attribué. J’ai plutôt l’impression qu’il se reporte au fait que j’ai tenu parole et que je lui ai ramené la lecture promise. Je souris doucement à son humeur agréablement contagieuse. Il est rare de nos jours de trouver des gens qui arrivent à se contenter de si peu. Plus encore quand ce peu en question se révèle être un ramassis de livres qui ont tendance à ne jamais sortir d’un cadre de lecture strictement professionnel.

Quant à la question d’un prochain entretien … il reflète exactement ce qui était clair et limpide depuis notre toute première altercation (sans connotation péjorative aucune) aux urgences. Elle ne me voit pas en tant que professionnel de la santé. À moins qu’elle n’ait pas compris en quoi consistait l’étiquette qui me colle généralement la blouse blanche ? Et ce n’est pas faute de ne pas la porter aujourd’hui. Est-ce pour autant une mauvaise chose ? Je hausse mentalement les épaules. Ce n’est peut-être pas plus déplaisant de pouvoir se défaire du rôle qui me colle pourtant littéralement à la peau. Du moins c’est l’impression que j’en retirais. Théorie que Skye vient par la même occasion de faire éclater. Devrais-je pour autant l’en remercier ? Elle ne trouverait pas à comprendre pourquoi. Et moi pas particulièrement non plus d’ailleurs.

Je ne suis pas certaine qu’une relation psy-patiente aurait pu s’instaurer entre nous. À l’évidence il est là un concept qui lui échappe complètement. Quand bien même notre prochaine rencontre aurait lieu entre quatre murs … je pense même que cela ne ferait que rompre la précarité de cette relation naissante (pour autant qu’il peut être question de relation dans cette interaction).

Alors si elle veut qu’on se revoit uniquement dans le but d’opérer à un échange de lecture … ma foi, pourquoi pas ? Ceci dit, à un moment donné je vais soit tomber à court de lecture, soit me poser des questions quant à l’équité de la balance ? Certes, elle arriverait à ramener la bouffée d’oxygène vitale à notre propre santé mentale (et, je dois bien l’avouer, je n’arriverais à trouver un intérêt à lire un livre sur les tours de magie), mais est-ce ce qui est effectivement recherché à travers ledit échange ? Et, plus encore, est-ce que quelque chose est recherché tout court ?

Alors, je me pose sûrement beaucoup trop de questions, auxquelles j’accroche beaucoup trop d’hypothèses … mais la nature, le galop, tout ça tout ça.

Elle me tend la main et j’observe encore un instant (quelques microsecondes tout au plus) avant d’imiter son geste de la mien.

- « Merci pour ce moment passé ensemble Skye. »

Et je suis également très sincère dans ces paroles.

- « Et pour la proposition. »

Généralement mes patients ont soit hâte de me revoir, soit l’inverse. Mais toujours de leur point de vue. D’aucun n’aurait jamais à l’idée de me proposer un rencard (histoire de poser un mot sur la chose) pour prendre de mes nouvelles. Et on est d’accord, ce n’est pas non plus le but. Le fait, cependant, de l’avoir pris en considération en dit énormément sur cette demoiselle.

- « Tu sais donc où me trouver. Quand tu voudras me rendre mes livres ou en emprunter d’autres, tu n’as qu’à venir frapper à la porte de l’hôpital qui porte mon nom. »

Eh oui, j’ai carrément une porte nominative dans cet endroit (que ce soit l’hosto ou Downfall dans le sens plus large du terme) et non un hôpital en entier. Ce qui aurait pu. Heureusement mes parents se sont barrés avant. Et que j’ai changé de nom entre-temps. Mais ça, c’est une autre histoire.

- « À bientôt Skye. Bon retour. »

Et tandis que je la regarde s’éloigner toujours aussi joyeusement, je reporte mon attention vers le bas. Là où deux yeux globuleux me regardent amoureusement tandis qu’à l’autre extrémité se dandine un joli petit popotin.

- « Ne rêve pas. Hors de question que je te porte. Victime va. »

Un léger sourire aux coins des lèvres, nous reprenons la route vers l’appartement.
Du moins si on ne se perd pas d’ici-là.
Mais ça, c’est une autre histoire.