[TERMINE] in my mind, in my head, that is where we are from ÷ india

« Je ne veux plus te revoir avant un bon bout de temps ». Cela faisait six mois qu'elle le lui avait demandé. Et il avait obéi. Parce qu'il ne voulait pas la contrarier. Sohan aimait ce sourire avec lequel elle l'accueillait à chaque fois, même s'il était de plus en plus empâté par la fatigue. Il aimait ce café ignoble qu'elle s'évertuait à lui proposer, pensant certainement que s'il avait la gorge réchauffée, il parlerait plus facilement de ses addictions. De ses problèmes. En général, il se contenait d'un regard vide. Intensément vide. Puis d'une moue navrée. Désolée. Car il était sincèrement désolé de la confronter à chaque fois à son impuissance, à celle de ne pouvoir le faire changer. Il avait beau lui dire que tout allait bien pour lui. Elle ne voulait pas le croire. Parce que les gens qui vont bien ne se droguent pas. Or, pour Sohan, c'était peut-être parce qu'ils ne se droguaient pas qu'ils allaient mal.

Une pluie fine et collante tombait du ciel. La tête enfoncée sous sa capuche, Ellroy parcourait d'un pas rapide et souple Skid Row. Il adressait des regards absents aux visages qu'il reconnaissait. Il ignorait les autres. Sohan se perdait régulièrement dans la contemplation des fractales qui tournoyaient à la périphérie de sa vision, savourant avec un sourire enfantin leurs couleurs et leurs formes. Il ne vit pas la petite vieille qui marchait devant lui avant de lui rentrer dedans. Le contenu de son sac de course se vida sur le trottoir. Blasphémant un Dieu qui n'existait de toute façon pas, elle le maudit, lui et sa jeunesse mal éduquée, irrespectueuse, dangereuse. « Parce que vos fils n'ont pas su m'élever » s'entendit-il répondre d'une voix qui ne lui semblait pas être la sienne. La vieille engouffra une quantité effrayante d'air d'une longue inspiration pour ne finalement rien dire. Sohan se baissa et ramassa les légumes et autres denrées qui jonchaient le trottoir. Il les mit dans son sac à dos qui ne comportait rien et le tendit à la vieille qui s'obstinait à rester silencieuse. « J'en ai d'autres » tenta t-il d'expliquer. Face à l'absence de réaction de son interlocutrice, il le déposa à se pieds et reprit sa route.

Quelques pas le séparaient à présent d'elle. Vu le jour et l'heure, India était de service. Pardon, Jodie. La belle et douce Jodie. Et son café immonde.
C'était donc avec une certaine appréhension qu'il poussa la porte du dispensaire. La nana de l'accueil le détailla un bref instant avant d'esquisser un sourire. « Oz, ça faisait longtemps ». Son nom de la street. Celui qui lui achetait un certain anonymat. Ce qui était un peu con au fond, car tout le monde s'en balançait de qui il était. Peut-être était-ce une façon de moins entendre son prénom. Celui que prononçait sa mère. Qu'elle hurlait. Qu'elle murmurait. Qu'elle appelait. Ah, maman. On allait parler de toi aujourd'hui. Ton existence allait être exhumée. Sûrement pour le pire. Mais on a l'habitude du pire, n'est-ce pas maman ? « Je viens voir Jodie » lança Sohan à qui voudrait bien l'écouter. Un sourire d'une rare intensité fendait ses lèvres. Et lorsque India apparut enfin, il bondit de sa chaise et alla à son encontre. « Je ne veux pas de café, merci ». Par contre, la petite Phillmore en aurait certainement besoin pour avaler la pilule.

Le regard brillant de Luka avait ce quelque chose d'émouvant qui fit sourire l'Unbroken. Le dispensaire était rouvert depuis quelques jours. Une petite soirée avait été faite en l'occasion, sans grande prétention, sans tentation possible. Il n'y avait pas de joie à recevoir la misère de la ville mais l'émotion qui résultait de cette main tendue avait une force qui poussait l'équipe reformée à donner le meilleur d'eux même. Avec des partenaires légaux et honnêtes. La main de sa mère de substitution vint se poser sur son épaule, douce et aimante avec cette pudeur qui leur collait à la peau. Un sourire fut échangé et elles passèrent la porte ensemble du bâtiment neuf. India masquait avec succès son amertume, n'arrivant pas à s'ôter de l'esprit que l'argent des Prayers avaient reconstruit le dispensaire. Elle cachait sa colère envers son père, envers Luka qui avait accepté cette aide, montrant cette hypocrisie à soigner ceux qui subissait leur mécène. Un mal pour un bien. Il y avait des sacrifices à faire pour permettre d'aider les autres. Mais quand devront-ils payer ? Le prix risquait d'être lourd de conséquences et la jeune femme n'aimait pas ça. Un mauvais pressentiment qui lui tordait les tripes. 

Rapidement, les habitants avaient appris la nouvelle, les habitués étaient revenus, ramenant avec eux un peu plus de souffrance. Et chacun retrouvait ses habitudes. Eleonore se perdait entre les différentes pièces, Mike appréciait d'avoir un peu plus de place pour ses larges épaules cubaine, Luka arpentait, quand le calme le permettait, soucieuse, le long couloir et India fermait les yeux, ravalant cette couleuvre qui l'étouffait. Un mal pour un bien. Un mal pour un bien... 

Terminant l'auscultation d'un patient qui se plaignait d'une toux depuis plusieurs semaines, elle alla voir Luka pour confirmer son diagnostic, vérifier les prescriptions nécessaires comme au bon vieux temps. Ramassant de la paperasse à remettre à l'accueil, elle croisa El' qui avait vu le trentenaire débarquer avec sa requête et son sourire digne d'un sourire colgate la blancheur en moins. 

Oz est de retour. Il veut te voir.

Oz ? ... Ah oui, Sohan. Je le croyais mort. Merci El'.  

Oz. Cet énergumène. Ce patient accro aux drogues qui venait régulièrement pour avoir ses substituts mais qui ne semblait pas aller mieux, semblant inchangé à chaque fois mais qui avait ce sourire niais à chaque fois qu'il la voyait. Encore fallait il qu'il les prenne. India se questionnait à son sujet, ne comprenant pas l'intérêt de revenir à chaque fois car il n'avait pas envie d'arrêter, mais appréciait le temps qu'on lui consacrait. Naturellement groggy, il semblait incapable de faire du mal à une mouche. 

Avec la destruction du dispensaire, l'équipe avait essayé de continuer le travail avec certains patients notamment Oz. Mais leur dernière rencontre datait de six mois en arrière. India pensait qu'il ne voulait plus se soigner car il n'était pas venu à leur rendez-vous mensuelle, ignorant que c'était une petite plaisanterie qui l'éloignera tout ce temps.  
India entra dans le hall d'entrée, repérant immédiatement le camé qui se leva soudainement comme s'il avait reçu une décharge. La difficulté quand les patients étaient des habitués, c'était qu'ils pensaient avoir créé un lien avec le personnel, un plus que les autres n'avaient pas, leur donnant des droits, des privilèges sur les autres. Ils n'étaient pas amis et encore moins de la même famille pour gagner ce passe-droit. Elroy s'approcha de la jeune femme, alors qu'elle n'avait pas encore déposé son dossier, lui annonçant ne pas vouloir de café, routine qu'elle avait pris avec lui pour installer un climat de confiance qui sortait du cadre médical.

Sohan! s'exclama-t-elle chaleureusement distante. Tu as tort, on a une nouvelle machine à café. Mais tu vas attendre un peu, je dois voir une autre personne avant toi, d'accord ?   

Qu'importe sa réponse. Elle ne lui laissera pas le choix. Hochant de la tête, la jeune femme invita d'un geste de la main l'un des patients pour l'inviter à la suivre, l'ausculter et gérer la problématique qu'elle amenait avec elle. Une fois terminée, une bonne quinzaine de minutes tard, elle retourna là où Sohan attendait, lui faisant un signe à son tour pour qu'il la suive dans une de ses nouvelles salles qui sentait le propre, le neuf et qui dérangeait la jeune femme. 

Je pensais que tu avais décidé de tout laisser tomber depuis notre dernière entrevue, finit-elle par lui une fois à l'intérieur. Comment vas-tu ?  

Indi... pardon, Jodie. Jodie lui demanda avec l'autorité d'un maître bienveillant de rester couché. Sohan la fixa de son éternel regard vide. Une douce envie de défiance affleurait ses pensées. Cela faisait six mois qu'il ne s'était pas imposé à elle. Six mois qu'il avait patienté, à sa demande. Et elle se permettait de lui dire d'attendre encore un peu. Soit. « C'toi l'boss, boss » ironisa t-il d'une voix sans humour.
Sohan regagna sa chaise. Il réprima à plusieurs reprises le besoin de se dissimuler sous sa capuche. Eleonore n'aimait pas trop que le usagers du dispensaire couvrent leur visage. Pourtant, on ne pouvait pas dire que le spectacle était beau, bien qu'assez percutant. Ellroy commença à toiser ses congénères, cherchant à découvrir à partie de leur regard, leur moue ou encore la posture de leur corps le mal qui les rongeait. La plupart avait l'air ravagé par la vie. Oz eut un rire pour lui-même et se retint de leur annoncer qu'aucun remède guérissait le mal de vivre. L'existence avait un prix : la douleur. Mais c'était bien grâce à elle qu'on se sentait vivant. Du moins, ici bas, dans cette bonne vieille chienne de ville.

Les minutes s'égrainèrent paresseusement. Le temps se dilatait sous l'effet de l'acide qu'il avait pris avant de partir. Pourtant, aucun ennui ne plombait ses pensées. Celles-ci se traînaient, défilaient puis se délitaient. Le monde était à présent recouvert d'une patine qui redonnait vie à ses couleurs ternes. Les courbes se déformaient légèrement, ondulant au rythme d'une mélodie mentale océanique. Sohan se prit alors de passion pour les murs, devinant dans les récents coups de pinceau des motifs que lui seul pouvait voir. Des fractales et autres arabesques s'étendaient avec une géométrie rigoureuse.
Spectateur des projections psychédéliques d'un esprit libéré par un pharmakon, Oz demeura sage. Bon chien-chien dans son panier.

Jusqu'à ce qu'elle réapparaisse et lui fasse signe de la rejoindre. Ellroy se leva lentement de sa chaise, enfouissant son excitation sous d'épaisses couches de nonchalance. Il lui emboîta le pas et traversa un bout du dispensaire avec elle, dans un silence qu'il n'osait briser. Jodie avait l'air tendue, malgré le sourire qu'elle forçait sur ses lèvres.
Une fois arrivés dans la salle, elle commença sa consultation. Sohan l'écouta, un rictus enjoué égayant ses traits. Il ne savait pas trop quoi lui répondre. Comment allait-il ? Comme il le pouvait. Mais il doutait que cette réponse satisfasse la jeune femme. Alors il décida d'opter pour une note positive, histoire de lui faire plaisir : « Très bien. Et toi ? T'as l'air contrariée ? » Oz ignorait ce qui pesait tant sur les épaules d'India, et il se demanda si c'était le moment de lui annoncer leur lien de sang. S'il avait toujours été profondément heureux de l'avoir comme sœur, il ne savait pas comment elle accepterait l'idée qu'il soit son frère. Une bouffée d'anxiété comprimait sa poitrine. « Non, je ne te laisserai jamais tomber » souffla t-il en appuyant son regard.
Sohan eut l'impression qu'un troupeau d'anges passa. Mal à l'aise, il tripotait les cordons de son sweat, enroulant la cordelette autour de ses doigts jusqu'à en faire blanchir l'extrémité. Une évidence s'imposa alors à lui. Non. Ce n'était pas le bon moment. Se levant d'un bond, il renversa sa chaise. Confus, il bégaya : « Désolé India. Je n'aurai pas du venir. Ce n'est pas une bonne idée. » Cette fois-ci, il ne laissa pas le temps aux anges de passer. « Pardon. Jodie. Ton prénom, c'est Jodie. J'oublie à chaque fois. Pardon. ».

La pièce était peu spacieuse mais suffisamment grande pour accueillir du matériel médical, des armoires bien fournies, hors médicaments, une table d’auscultation, des chaises et une table pour pouvoir s’installer. La lumière était claire, les couleurs des murs accueillantes, loin de la blancheur médicale attendue dans un lieu comme celui-ci. Deux tasses de café étaient posées sur la table, l’une d’elle était plus vide que l’autre. Fermant derrière lui, elle s’adossa contre le mur près de la porte, tenant un calepin contre elle, ayant avant époussetée par réflexe sa robe bleu nuit qui arrivait aux genoux, avec de la dentelle sur les épaules et le haut de la poitrine. Oz avait pris place sur une chaise, lui faisant face, heureux de se retrouver là.

C’était rare qu’il n’ait pas le sourire en la voyant. Bien qu’il soit dans son monde, Sohan était un bon bougre. L’Unbroken n’avait pas en mémoire un moment où il ne cherchait pas à la satisfaire. Comme s’il cherchait un autre substitut que du subutex en venant ici. La réponse lui fit faire un hochement de tête, haussant irrémédiablement un sourcil au retour qu’il en faisait. Avait-elle l’air contrarié ? Était-ce si évident pour ce toxico alors que Luka ne lui en avait soufflé un mot ? Penchant la tête légèrement sur le côté, elle répondit en l’observant avec une pointe de suspicion amusée.

Je vais bien.

India n’allait pas lui dire ce qui lui taraudait l’esprit, même si elle était curieuse de savoir la raison qui lui faisait penser qu’elle lui donnait cette impression. La suite la fit tomber des nues, comme s’il avait décidé de la surprendre seconde après seconde. Sa phrase semblait sortir du contexte. La brune resta stupéfaite, sans broncher, croisant son regard, voulant comprendre le sens de ses quelques mots. Certains pensaient que le lien entre le soignant et le patient allait au-delà de ce lien professionnel, qu’il pouvait y avoir plus. Ces mots sonnaient comme une promesse. Une promesse faite par un homme qui carburait aux psychotropes et aux opiacés. Sentant le malaise qu’il venait de mettre, il se referma sur lui, dans une certaine contrariété, une certaine frustration. Oz se leva brusquement de sa chaise, la renversant au passage, pris dans une soudaine confusion qui la liquéfia derrière ce masque qu’elle portait, perdant au passage un peu de couleur. Son vrai prénom sortit de sa bouche. Sa respiration s’arrêta. Sa poitrine se bloqua tandis que son cœur cherchait à se faire la malle. A son tour, une bouffée d’anxiété s’empara d’elle, la faisant prendre une profonde et discrète inspiration pour ne pas céder à la panique. Avait-elle bien entendu ? Peu de monde l’appelait ainsi. Et cela avait été difficile de lâcher cette information dernièrement alors l’avait-on trahi ? L’avait-il trahi si facilement ? Impossible. Quelqu’un d’autre ? Mille questions fusaient dans sa tête tandis que Sohan s’excusait, lui faisant comprendre qu’il possédait cette information depuis bien plus longtemps. Quelques courtes secondes passèrent. Elle déglutit alors, fit un pas vers lui, se voulant imperturbable, cherchant à se montrer détacher de cette erreur alors qu’il venait de lui mettre un coup de poing en pleine poitrine, lui coupant le souffle.

Qu’est-ce qui te fait dire que venir n’était pas une bonne idée ?

Parce qu’il était plus simple pour elle de se focaliser sur les raisons de ce soudain changement plutôt que d’aller affronter le taureau par les cornes.
  

Là, pour le coup, elle avait l'air contrariée. Les traits de son visage ne trahissaient aucune émotion, totalement maîtrisés. Mais elle n'arrivait pas à calmer le brasier qui calcinait ses pupilles dilatées par la peur. Sohan n'avait jamais pu intuitivement décrypter les codes émotionnels qui saturaient pourtant toute communication. Il les avait alors appris par cœur, observant ses interlocuteurs avec intensité et voyeurisme. Son visage s'était alors animé à son tour sous l'effet du mimétisme. Aujourd'hui, il était capable de quelques expressions, très aseptisées, mal maîtrisées et souvent forcées. Pourtant, à cet instant, ses traits demeuraient impassibles, d'une neutralité anormale. Il ne savait pas quel air adopter face à sa sœur qui, le souffle court, le toisait en attente d'une réponse qu'elle redoutait.
Ellroy rompit le contact de leur regard et se baissa afin de ramasser la chaise qu'il avait renversé. Une fois celle-ci redressée, il l'épousseta, une moue navrée sur les lèvres. India, only known as Jodie, attendait toujours, et d'une patience forcée, sa réponse. La poitrine de la jeune femme se soulevait encore rapidement, signe qu'elle était tendue. Le silence qui les entourait devenait insupportable. Sohan le brisa d'un claquement de langue dont il n'eut même pas conscience, puis balança avec tout aussi peu de contrôle : « Parce que t'es pas prête ».

Refusant de se soumettre au regard inquisiteur de l'apprentie médecin, Oz fit quelques pas dans la pièce. Les mains dans le dos, il s'avança jusqu'au bureau où trônaient deux tasses de café. Il se pencha et en huma l'arôme amer. Apparemment, ils avaient une nouvelle machine à café. Mais Sohan restait méfiant. Il trempa un doigt dans le liquide brunâtre puis le porta à sa bouche. Le café était brûlant. Laissant traîner sa chair meurtrie quelques secondes supplémentaires dans sa bouche, il continua à faire le tour du bureau. « Ché chouette che que vous avez chfait » commenta t-il à la façon d'un acheteur de bien immobilier. En réalité, il n'avait aucun avis sur la question. C'était blanc. Point. « Mike cravaille toujours ichi ? » poursuivit Oz sur le ton de la discussion, comme si de rien était. Son doigt était toujours aussi brûlé. Or, il se souvint que Marco lui avait appris à ne pas parler la bouche encombrée. Il retira son doigt de sa cavité buccale et enfonça sa main dans la poche de son sweat, son index recouvert d'un pansement salivaire.

Ses mille et un pas le ramenèrent devant India. Elle ne s'était pas franchement détendue. Lui jetant un sourire plein de dents, il la fixa. Putain, aucun souvenir de ce qu'il venait de se passer dans sa tronche. Sa mémoire de travail s'était barrée, laissant sa collègue à court terme pédaler dans le vide. La lumière n'arrivait plus à tous les étages. Pourtant, il était convaincu qu'il n'était pas revenu vers elle par hasard. Certes, il aimait la regarder, mais ce n'était pas vraiment le moment. « Tu me trouves bizarre ? » lui demanda t-il naïvement. Une partie de lui espérait que non, qu'elle l'acceptait comme il était, sans aucun jugement.
Un nouveau silence s'imposa. Ses yeux toujours plongés aussi profondément qu'India le tolérait, il précisa d'une voix détachée : « Fais attention, le café est chaud ».

La brune voulait des réponses. Sans le presser alors qu’elle sentait son cœur tachycarde. Elle cherchait à se maîtriser pour ne pas se laisser envahir par la peur, mais ce n’était pas une chose aisée. Pourtant, avec le temps et l’expérience, elle parvenait à mieux fermer ses émotions pour ne rien montrer. India laissait le temps au trentenaire de lui expliquer les raisons de cette soudaine agitation, espérant par la même occasion avec des informations sur ce prénom qu’il lui avait donné. Si vrai. Si terrifiant. Leurs regards ne fléchissaient pas tandis qu’elle tenait le dossier de la chaise de ses deux mains après avoir déposé le calepin sur la table. Ce fut Sohan qui interrompit le contact, ramassant la chaise tombée quelques instants plus tôt, enlevant des grains de poussière invisible avant de rompre ce silence où il avait eu le temps de réfléchir à la réponse qu’il devait lui donner. Pas prête. Pas prête à quoi au juste ? L’Unbroken eut un mouvement de tête, ainsi qu’un froncement des sourcils bref.

La réponse ne lui convenait pas, mais devait-elle pousser ce camé dans ses retranchements ou accompagner son délire sous psychotrope ? Non, il était plus simple de ne pas accepter ses élucubrations, bien qu’il y ait une curiosité mordante qui la prenait aux tripes. Ou était-ce la peur qui la tenaillait ? Sohan ne lui fera pas de mal, elle en était certaine. Si elle se méfiait des hommes en règles générales, Oz était hors catégorie. Cet homme était un bisounours. Il commença à marcher dans la salle, observant l’espace, allant vers les tasses de café tandis que la brune s’asseyait en gardant le silence. Il se brûla, ramenant son doigt à sa bouche pour commenter le nouveau dispensaire. Elle eut un bref sourire, tête légèrement penchée sur le côté pour le suivre du regard.

Il était temps de rouvrir, dit-elle simplement, sans émotions, répondant par la même occasion à sa question au sujet de Mike. Oui, il sera là demain.

Pourquoi Mike et pas un autre ? Peut-être que sa carrure l’impressionnait comme certains qui l’apercevait la première fois. Souriant, il ne fallait pas le prendre pour un idiot car ses yeux verts devenaient très vite sombres quand il était contrarié. S’en suivi de Sohan un long regard. Alors les minutes s’étendirent sur quelques longues minutes. India attendait qu’il revienne à la surface, l’observant sans un mot. Elle avait tenté par le passé de le réveiller, le secouant quand elle pouvait le toucher sans provoquer en elle une crispation chez elle, découvrant son regard terrorisé lorsqu’il revenait à lui, déduisant qu’il n’aimait guère le contact. Alors, elle finit par boire son café, finit de remplir une fiche au nom du jeune homme assis en face d’elle. Elle aurait pu aller faire une autre consultation, qu’il ne s’en serait pas rendu compte. L’Unbroken n’aimait pas qu’il ait glissé son prénom dans la conversation. Elle ne comprenait pas comment il avait su ou si c’était un pur hasard. Mais ce n’était jamais une question de hasard. Sohan finit par revenir. Sa question fut inattendue comme presque tout ce qu’il amenait aujourd’hui, semblait-il. Interdite, India était peu bavarde, laissant un nouveau silence qu’il rompit pour lui conseiller de faire attention au café. Sa tasse était terminée à présent. Elle lui adressa un sourire presque tendre par toutes ses marques de sollicitudes qu’il lui donnait pour finalement apporter une réponse à cette inquiétude qui semblait peser sur ses épaules.

Tu es dans ton monde, à fuir la réalité. Pour d’autres, c’est l’alcool, le travail, l’adrénaline. C’est un choix. Comme tu as fait le choix de venir ici pour t’aider à sortir de ta dépendance. Et je suis contente que tu souhaites t'en sortir

Alors oui, il était bizarre, mais elle n’avait pas à le juger. Hors cadre, elle lui aurait dit qu’il l’était sans pour autant enlever ce côté touchant qu’il portait sur le visage. Elle avait compris avec le temps qu'il cherchait à faire plaisir aux gens, peut-être pas tout le monde mais elle en tout cas.

Dis-moi, qu’est-ce que tu as pris aujourd’hui ? Demanda-t-elle d’une voix douce, reprenant le contrôle de son corps ainsi que le contrôle de cette conversation.

Fuyait-il la réalité ? Un rictus amusé fendit le visage du jeune homme qui demeura cependant silencieux, laissant l'apprentie médecin lui parler d'addiction et de dépendance. Sohan avait toujours été honnête avec elle sur sa consommation. Elle avait d'ailleurs été le prétexte pour créer leur rencontre, la raison pour aller au dispensaire sans paraître louche. Ellroy se demanda soudainement s'il ne continuait pas à se défoncer pour justement justifier chacune de leurs nouvelles entrevues depuis. Dans tous les cas, peu importait les motivations de ses consommations de drogues, il ne souhaitais pas s'en sortir si cela impliquait d'arrêter. Jodie grincerait des dents s'il vous avouait, mais ne se devait-il pas d'être plus honnête envers India ? Après tout, aujourd'hui n'était-il pas le jour des révélations ?

Oz repartit vers le bureau en quête de ce café qui occupait décidément beaucoup d'espace dans sa tête. Il porta la tasse à ses lèvres et en but une longue gorgée. Ouais, il était buvable. Sohan leva un pouce et avala tout ce qui lui avait été servi. Le café tomba lourdement dans son estomac. Ignorant quelques élancements nauséeux, le jeune homme prit une inspiration aussi profonde que bruyante et se décida enfin à répondre : « Du LSD. Mais je ne suis pas d'accord avec toi In... Jodie » Bordel, reste concentré. Elle ne veut pas que tu l'appelles comme ça. Ça la contraire. Elle va finir par de foutre dehors si tu continues. « Je ne fuis pas la réalité ; je la vois autrement. Ce que tu appelles réalité n'est que le résultat de stimulations interprétées par notre cerveau. Et on est tous paramétrés différemment. Donc, au mieux, je fuis ma réalité. Pas la réalité. » La bras croisés contre la poitrine, un bout de cul sur le bureau, Sohan avait l'impression d'entamer un débat philosophico-universitaire. « En fait, je dirai que je construis ma réalité avec les paramétrages qui me permettent de la vivre. « La »réalité dont tu parles n'est pas « la » réalité que je vis. Alors, qui de nous deux à tort ? » Sohan marqua une pause, reconsidérant ses propos. Du moins, les bribes qui avaient réussi à s'inscrire dans sa mémoire.
Son appartement était rempli de livres qu'il avait trouvé, acheté et volé. Il aimait lire, se saisir des réalités de toutes ces personnes qui avaient couché par écrit leurs vérités. Leurs visions. Leurs illusions. Autant d'éclats de leur psyché qui, une fois rassemblés, permettait de donner un sens à ce qu'ils vivaient. Car là était le but de toute interprétation : trouver du sens et lutter contre le chaos de la vacuité du vide. Cette recherche de sens n'était-elle pas une dépendance d'ailleurs ? « Et toi, à quoi es-tu enchaînée? » laissa t-il tomber d'une voix encore empâtée par ses pensées. Sohan doutait qu'elle lui concède la moindre réponse. Il lui offrit néanmoins un silence.

Oz profita de cet instant suspendu pour jeter un coup d’œil par dessus son épaule et observer les documents et affaires qui traînaient sur le bureau. Il enfonça alors une main dans la poche arrière de son jean et en tira un morceau de papier froissé et jauni par le temps. « C'est un dessin que j'ai fait quand j'avais sept ans. On m'avait volé ma petite sœur... ». Sohan tira délicatement sur le bout de papier et le déplia jusqu'à laisser apparaître des coups de crayons à la couleur fanée par le temps.

Sohan était bizarre mais il y avait une part d’elle qui le trouvait attendrissant. Peut-être qu’elle baissait sa garde face à lui, sans en comprendre la raison. Elle voyait bien qu’il était perturbé, certainement à cause des drogues mais il y avait autre chose. Restait à savoir quoi. La jeune femme voyait bien que depuis le début, depuis qu’il avait débarqué avec son sourire cotonneux au dispensaire, il ne cherchait qu’à être traité par la jeune Phillmore. Elle n’avait pas cherché à comprendre. Des préférences. Mais elle avait eu vent qu’il ne supportait pas le contact des autres, or, il ne l’avait jamais repoussé quand elle avait posé une main sur son épaule.

Le camé finit par s’intéresser au café pour en boire une longue gorgée, bien que chaud, pointant son pouce en l’air pour confirmer les dires de la jeune femme, ce qui lui arracha un demi-sourire. Un soupir plus tard, Sohan lui apprenait qu’il avait pris du LSD, enchaînant alors qu’elle prenait quelques notes sur son calepin. Une légère réaction surgit lorsqu’il faillit l’appeler par son vrai prénom, à nouveau. Son souffle s’arrêta, ne levant pas le regard, attendant qu’il se lance sur ce qui semblait être une réflexion philosophie sur les différentes réalités. India posa ses yeux verts sur lui, l’écoutant, silencieuse. La drogue, rendait-elle les hommes philosophes ? Appuyé contre la table, il semblait transporté et amena une question qui conclut sa tirade. Qui avait tort ? La brune prit une inspiration, et laissa un sourire en suspens.

Tout est relatif, répondit-elle simplement en croisant les jambes sous la table.

Peut-être la seule chose qu’elle aura retenue de ses cours alors qu’elle ne s’intéressait qu'à sa manucure. Elle posa son stylo qu’elle tenait sur le calepin tandis qu’il vint avec une autre question. Il avait régulièrement des questions de ce genre auxquelles elle ne répondait que rarement. À quoi était-elle enchaînée ? Statique, l’Unbroken le regardait, réfléchissant à comment le reconduire sur le sujet principal. Lui, son état et les moyens qu’il entreprenait pour sortir de cette situation. Ils étaient loin de tout ça.

À plein de choses, dit-elle d’une voix calme et pourtant ferme pour lui faire comprendre qu’il n’obtiendra rien de plus.

Le presque trentenaire laissa le silence retomber, ses yeux se perdant sur les quelques papiers qui traînaient sur la table. Sa main récupéra à l’arrière de son jean un papier qui semblait usé par le temps. Un dessin qu’Oz avait dessiné, à l’âge de sept ans. Avec douceur, il l’ouvrit, laissant à peine apercevoir ce que représentait ce dessin. Ces mots se perdaient dans le silence de la pièce. Il avait eu une petite sœur qui avait disparu. Elle s’attendait à un décès, ou une personne des services sociaux, qui avait ôté à sa mère, son enfant, mais cela paraissait étrange qu’ils n’aient pas pris le petit garçon avec. Sohan n’avait jamais parlé d’une petite sœur jusqu’à présent. Le jeune homme semblait vouloir aborder le sujet de cette personne qui avait disparu de sa vie. Un moment marquant, peut-être même traumatisant. Au-delà de l’aspect professionnel qu’elle cherchait à avoir dans cet entretien, elle créait un climat de confiance pour que l’autre puisse s’ouvrir plus facilement, tout en gardant son statut de soignant. Et cela passait par l’écoute.

Tu veux me parler de cette petite sœur ? … Qu’est-ce qui s’est passé ? Demanda-t-elle en s’adossant au dossier de sa chaise pour pouvoir l’observer entièrement, de ses réactions à ses paroles.

L'immeuble où il avait grandi s'érigeait en un donjon tracé à grands traits noirs. Presque à son sommet, deux bonhommes se penchaient à une fenêtre. La première tête possédait de longs cheveux marrons et des yeux verts. Sa bouche, grande ouverte, occupait plus de la moitié de son visage. Elle hurlait, et étirait son bras dans le ciel, dans un dernier aurevoir. A côté, un second rond, plus petit, représentait un visage triste, mais sans larme. « Quand j'étais gamin, je m'imaginais être un prince qui, sans terre, était condamné à découvrir le monde pour en conquérir une parcelle. Ma mère n'arrêtait pas de dire qu'elle était la « reine de connes ». Je n'ai compris ce que ça signifiait que vers mes neufs ou dix ans. Avant cela, j'étais vachement fier de savoir qu'elle était reine... » Sohan esquissa un rictus amusé. Son enfance lui avait semblé plutôt heureuse, car enclavée dans une insouciance dont on l'avait forcé à sortir.
Il avait onze ans, et ce vieux monsieur voulait un peu d'amour. Il se sentait seul. Et il avait des bonbons au caramel. Les préférés du jeune garçon qui avait alors accepté de caresser l'appendice flasque de son bienfaiteur. Quand il était rentré à la maison avec trois bonbons en poche, sa mère lui avait demandé où il les avait eus. Même s'ils étaient souvent dans la merde, elle avait toujours refusé qu'il vole. Ayant gardé le souvenir cuisant de cette gifle qu'il avait reçu après avoir ramené à la maison son premier larcin, Sohan avait opté pour la vérité pure et simple. Sa mère s'était soudainement figée avant de se laisser tomber dans le canapé. Elle s'était fait un shoot et ne lui avait expliqué ce qu'il avait fait que des heures plus tard, une fois apaisée par les effets de l'héroïne. L'explication n'avait pas été très claire pour le garçon qui était allé chercher d'autres réponses dans la rue, auprès d'autres grands qui sauraient peut-être mieux lui expliquer. On s'était alors moqués de lui. Il s'était fait traiter de « petite pute », de « pédé », de « salope ». Les gamins du quartier lui jetaient parfois de la bouffe dessus, exigeant ensuite de lui une rétribution. Quand il en avait parlé à Marco, il lui avait hurlé dessus. Le petit Ellroy avait eu très peur et s'était enfui de la maison. Pour ne revenir que trois jours plus tard... En l'espace de dix jours, le monde qu'il s'était construit s'était effondré sous les explosions de ce que tous appelaient « la vraie vie ». Celle qui est dure. Celle qui fait mal.

De légers tremblements secouèrent ses mains. La bouche un peu sèche, Oz s'arracha à ses souvenirs et remit un pied dans le présent. India l'observait. Il ne sut décrypter l'émotion qui l'animait. Reportant son attention sur le dessin, il pointa du doigt un troisième bonhomme qui portait un espèce d’œuf qui pleurait. « Lui, c'est Aaron. C'est lui qui a volé ma petite sœur. » Sohan considéra encore quelques secondes le bout de papier avant de le tendre à India. « Elle s'appelle India. Ma petite sœur. Et son père est maintenant un roi... » Ellroy abandonna le bureau de la jeune femme pour la chaise. Il s'y laissa tomber silencieusement. Jodie aurait très certainement besoin de ce silence. Personne n'était jamais vraiment prêt pour ce genre de réalité. Celle qui s'impose. Celle qui fait mal.

Sohan regardait le dessin, assis contre la table, ne permettant pas à la jeune femme de voir l'artiste qu'il était petit. Alors, l'Unbroken le scrutait pour y lire ses émotions qui passaient à travers ses gestes, ses yeux perdus dans des souvenirs où se mêlaient, déduisait-elle peut-être à tort, joie et peine. India esquissa un sourire affable en l'entendant lui raconter son histoire. Celle d'un garçon qui avait toujours voulu conquérir le monde, celle d'un jeune qui ne comprenait pas les paroles d'une mère, celle d'un enfant, l'âme d'un insouciant qui ne connaissait pas la cruelle réalité.

La brune garda le silence, lui laissant le temps de réflexion, de remettre de l'ordre dans ses pensées, dans ses idées. Elle lui avait donné l'opportunité d'aborder un sujet qu'il n'avait jamais eu l'occasion de porter ici. Avait-il eu des réminiscences avec le LSD ? India le voyait sourire jusqu'à ce que de légères secousses le traversent. Elle attendait avec patience qu'il réagisse, ne laissant rien paraître. Leurs regards se croisèrent avant qu'il ne reporte son attention sur le dessin. Il désigna quelque chose du doigt en donnant un prénom. Aaron. Elle eut un pincement au cœur. Sohan lui tendit finalement le bout de papier froissé. Le dessin représentait un homme emportant un œuf qui pleurait. Derrière, une maison où une femme était à la fenêtre, implorante et un enfant au visage triste. Un souvenir triste, marquant. La suite vint fragiliser son masque d'impassibilité. India. Sa petite sœur. Le pincement devint une contraction, une compression, un étau. Elle n'arrivait pas à respirer. Elle étouffait et pourtant elle était amorphe face au jeune homme qui vint s'asseoir en face d'elle. Tout s'arrêtait. Là, où elle ne pensait qu'à un hasard, qu'un prénom, il amenait des interrogations. Des doutes. Non, ce n'était pas vrai. L'information était arrivée à son cerveau, mais son corps ne réagissait pas. Non, ce n'était pas vrai.

Ses yeux étaient insondables. Il y eut un sursaut. Une réaction. Une déglutition. Une inspiration. Du café. Il lui fallait du café. L'Unbroken posa le dessin sur la table, calmement, le lissant méthodiquement.

Est-ce que tu reprendras un café ? Finit-elle par demander en se levant, attrapant les tasses. Je reviens.

Qu'importe sa réponse. Elle ne pouvait pas rester là. Le visage blanc, India poussa la chaise, ses talons percutant lourdement le sol, prit la direction de la sortie, laissant seul Sohan dans la salle d'auscultation. La porte claqua, malgré elle, l'arrêtant dans son mouvement, avant de reprendre afin d'aller dans la salle de repos. Impossible. Son père n'avait jamais parlé d'un frère. Ce n'était pas possible. C'était une mauvaise blague. Livide, elle remplit les deux tasses du liquide noir, faisant les gestes en automatisme. Debout, les tasses en main, elle les tenait l'une contre l'autre, figée, à fixer un point.

Elle ne parvenait pas à réfléchir. Lui, ce camé ne pouvait pas avoir un lien avec elle. Les premières questions émergèrent de son esprit apathique tandis que une voix lointaine lui demandait si tout allait bien. Oui, tout allait bien. Non, c’était faux. India revint après de longues minutes dans la salle, fermant derrière elle, toujours avec calme, revenant s'asseoir à sa place après avoir posé la tasse en face de lui. Ses yeux revinrent sur le dessin. D'apathique, elle était passée à fermée, dure, bien trop dure pour son visage juvénile. Son regard affrontait le sien, ne trahissant pas les craintes qui la prenaient à la gorge.

C'est pour ça que tu viens ici, dit-elle d'une voix atone qui jurait avec ses traits, te sevrer ne t’intéresse pas.

Sohan n'était pas connu pour être un menteur ou un manipulateur, loin de là. L'appeler ainsi, parler de son père, cet homme qui avait une ascension peu ordinaire, ce n'était pas du vent. Mais il lui manquait beaucoup d'informations pour comprendre, pour faire le cheminement. Alors, la brune refusait de le croire.

Qu'est-ce que tu veux ?

Jamais le temps ne lui avait semblé aussi long. Sohan avait pudiquement détourné le regard, et ses yeux parcouraient depuis de longues secondes le sol, s'attardant sur le moindre détail avec un intérêt forcé. Les mains enfoncées dans la poche ventrale de son sweat-shirt, il se tordait les doigts, la peau moite. L'angoisse gagna ensuite sa jambe droite qui se mit à tressauter nerveusement. Il remplit alors la pièce du couinement régulier de sa semelle sur le carrelage. Conscient que ce genre de bruit pouvait être agaçant voire énervant, il sortit une main de sa poche et appuya sa paume sur son genoux afin de calmer ses tremblements.

India sortit subitement de sa torpeur, provoquant une brève onde de soulagement chez le jeune homme. Il préférait n'importe quoi à ce silence qui le glaçait. Un café ? Il n'eut pas le temps d'accepter et encore moins de la remercier qu'elle était déjà partie. L'abandonnant à nouveau au néant.
Sohan sentit son corps basculer en avant, jusqu'à ce que son torse touche ses cuisses. Il enveloppa ses genoux de ses bras et ferma les yeux. La gorge sèche, il entonna un air familier. Celui d'un morceau que Marco aimait chanter quand il faisait couler son café à l'italienne. C'était ainsi qu'Ellroy était tombé amoureux de ce nectar amer dont il ne pouvait savourer que l'odeur du haut de ses six ans. Marco lui avait autorisé sa première tasse quand il avait onze ans. Sohan avait feint d'enfin en découvrir le goût. Parce qu'en réalité, il avait profité plus d'une fois de l'inattention de son oncle pour se servir, savourant alors un liquide brunâtre, tiédasse et épaissi par le marc. Renouer avec ce souvenir apaisait le jeune homme qui, sans s'en rendre compte, venait d'entamer le troisième couplet de la chanson pour la seconde fois.

Sans le claquement des talons d'India sur le sol, jamais il ne l'aurait entendue revenir dans le bureau. Sohan se redressa, sincèrement heureux de pouvoir à nouveau la regarder. Une partie de lui s'était convaincue que jamais elle ne reviendrait. Sa sœur était peut-être partie chercher des cafés comme certains hommes étaient allés acheter des clopes. « Merci » souffla t-il en ramenant la tasse vers lui. Bien que tendue, la jeune femme tentait de conserver son calme. D'une voix morte, elle lui demanda pourquoi il venait ici, au dispensaire, faisant l'hypothèse qu'il venait non pas pour se sevrer, mais pour elle. Puis, elle l'interrogea durement sur ce qu'il voulait. Ellroy baissa les yeux, gêné et honteux. Aujourd'hui n'était pas le bon moment...
Mais y avait-il un bon moment pour ce genre de nouvelles ? Sohan releva brutalement la tête et répondit, embarrassé : « Non, en effet, ça ne m'intéresse pas. J'en ai besoin. De ça. De ce filtre pour colorer ma réalité. Je suis désolé de t'avoir menti. » Sa voix prit des inflexions enfantines. Il avait, malgré lui, rentré la tête dans les épaules, réflexe appris à force de recevoir des gifles de la part de sa mère. C'était quand elle s'adressait à lui avec le même ton qu'utilisait India qu'il ramassait le plus. Ce ton froid, désincarné, mécontent. Pétri de regrets. De cette promesse que si elle avait pu vivre autre chose que cet instant, elle aurait tout donné pour. « Je ne veux plus te mentir. Quand je t'ai retrouvée, j'étais tellement heureux... mais j'avais également tellement peur que tu me rejettes. Je ne voulais pas prendre ce risque. Du coup, je suis devenu une présence que tu ne pouvais pas refuser : un patient. Mais ça ne me suffit plus maintenant. Je veux que tu fasses partie de ma vie... si tu en es d'accord. » Sohan marqua une pause avant de reprendre : « Je comprendrais que tu sois déçue. Si tu veux que je parte et que jamais je ne revienne, je le ferai India. »

Aujourd’hui et demain n’aurait pas été un bon moment. La jeune femme n’avait pas été préparée à de telles révélations. Comme lorsque son père lui avait annoncé travailler pour les Prayers of Insanity, en être le second, pour finir par lui dire qu’il en prenait la tête quelques années plus tard. Elle avait refusé de le croire, elle lui en avait voulu, elle en était arrivée à lui reprocher sa propre naissance, d’avoir cru qu’elle était un monstre alors qu’elle n’en était que la descendance. C’était ce même soir où elle avait appris que sa mère était une toxico, cette femme incapable de s’occuper d’elle-même. Le genre de soirée qui marquait. Elle avait encore cette photo chez elle, bien cachée. Il lui arrivait de la regarder, voyant son père plus de vingt ans en arrière, souriant au bras d’une jeune femme heureuse et de quelques amis. Il lui fallut du temps pour accepter cette réalité.

Sa mère. Cette femme sur la photo avait eu un fils. Un fils qui avait dessiné l’acte que son père avait décrit comme juste pour l’époque, protégeant sa progéniture en l’éloignant d’une personne toxique. Un vol. Il lui avait volé sa petite sœur. Elle. India refusait d’accepter ces paroles. Ce n’était qu’un délire sous LSD. Malgré les noms, malgré les similitudes. Comment avait-il su ? Que voulait-il faire de cette information ? Cherchait-il à avoir de l’argent ? Une pression pour l’obliger à lui fournir quelque chose ? Sohan s’était ratatiné après lui avoir avoué que la drogue pour lui permettre de voir la vie selon sa propre réalité, que c'était un besoin. La brune comprenait mieux son élan philosophique. Une belle fuite en avant. Se parant d’une indifférence froide, elle eut une inspiration bruyante, de celle qui se montre fermée à toute explication. La suite était un peu plus déroutante. Il voulait être présent dans sa vie, à condition, qu’elle l’accepte. Il s’était fait passer pour un patient pour chercher à se rapprocher d’elle, certains qu’elle ne refuserait pas sa présence ainsi. La jeune femme avait appris à le connaître sans même savoir qu’il était.

Je ne suis pas déçue, je suis atterrée, daigna-t-elle répondre en s’appuyant sur le dossier de la chaise, les bras croisés après un silence où elle l’observait et le comparait à un enfant pris en faute, prêt à tout pour se racheter.

Elle doutait de la sincérité de cet homme. Elle niait tout en bloc. C’était plus simple que de voir la vérité en face. Qu’espérait le trentenaire ? Qu’elle lui ouvre les bras et l’accueille, qu’ils se fassent une bouffe et se regardent des films tout en buvant une bière ? Elle avait besoin de temps. Et de vérification. Elle mettait un terme à cette sordide rencontre.

Tu prends la place de quelqu’un dans le besoin. Ne reviens que si tu veux être soigné.

Les propos étaient clairs, durs et certainement difficiles à entendre pour un jeune homme qui ne cherchait qu'à retrouver une famille. Elle attendit qu’il s’en aille pour souffler. Elle avait l’impression d’avoir couru un marathon. Fermant les yeux, elle se laissa plusieurs minutes avant de reprendre contenance, reprendre le boulot comme si de rien n’était alors qu’à l’intérieur, elle était rongée par cet échange.


Ce n’est que deux semaines plus tard, après des recherches qui confirmaient ses dires, qui correspondaient à certaines dates, qu’elle se décida à aller retrouver celui que tout le monde surnommait Oz. Il ne fut pas très difficile de trouver l’adresse de ce frère, demi-frère. Vêtue d’une robe portefeuille grise avec de fins motifs, ses éternels talons hauts, une veste à la main et un sac à l’épaule, joliment maquillé comme chaque jour où elle sortait, elle se présenta devant l’immeuble où il résidait où un des locataires sortait. Elle n’en avait pas parlé autour d’elle, en dehors de son meilleur ami qui l’aidait dans ses démarches. Elle vérifia si, ce qu’elle avait amené, était toujours dans son sac, monta les marches, habituée aux quatre étages et s’arrêta devant la porte qui devait être celle de Sohan. Elle frappa quelques coups à la porte et attendit, droite, ne sachant pas comment réagir. Elle voulait savoir. Mais, c'était possible qu'il ne soit pas chez lui.

Et le verdict tomba. Net et tranchant. Sans appel. Elle était « atterrée ». Et quelque chose semblait s'être effondrée en elle. India se replia alors dans une indifférence froide et impénétrable, puis elle lui demanda de partir, reniant le seul lien qui avait rendu leurs rencontres possibles : il n'était plus un patient. Il n'avait donc plus rien à faire ici.
Sohan revêtit le manteau de culpabilité qu'elle lui imposait de porter. Car il voyait bien qu'elle était en colère contre lui. Elle lui en voulait d'avoir fait vaciller son monde et ses certitudes. Alourdi par le poids de cet aurevoir sans lendemain, il se leva lentement de sa chaise. Son regard partit à la recherche de son sac. Il était certain de l'avoir pris avec lui. Puis un neurone finit par en heurter un autre, et Oz se rappela l'avoir donné à une vieille dame à l'aller. « Désolé » Il s'excusait d'être encore là. Mais également d'avoir été là. « Je suis vraiment désolé » souffla t-il à nouveau. Confus et désorienté, il se traîna jusqu'à la porte de la salle de consultation et en franchit le seuil, mettant les pieds dans un nouveau monde. Un monde sans elle.

La tête enfoncée dans la capuche de son sweat, Sohan emprunta un couloir à la longueur infinie. Quand son pauvre corps fut enfin parvenu jusqu'à la salle d'attente, il accorda un bref signe de main à la secrétaire puis sortit. « Ne reviens que si tu veux être soigné... Tu prends la place de quelqu'un dans le besoin » répéta t-il dans un murmure. Dégage. Casse-toi. Vire. Disparais Ô toi dont je ne saurai souffrir plus longtemps la présence...
Dehors, une pluie battante l'accueillit. Quelques grognements contrariés saturaient l'air tandis que l'orage devait frapper l'océan. Ellroy prit alors la direction du littoral. Ce qu'il y verrait correspondrait peut-être aux émotions qui les traversaient ; émotions qu'il ne pouvait nommer. Et alors qu'il engloutissait les premiers mètres qui le séparaient du dispensaire, Oz réalisa que le goût salé de la pluie sur son visage lui rappelait celui des larmes.

**

Tirant mollement sur un joint, Sohan recula légèrement la tête et fixa d'un air perplexe la petite platine. Il retint quelques secondes la fumée, ses pensées focalisées sur cet impossible auquel il se confrontait depuis déjà une heure. Son regard glissa ensuite sur la table de mixage. Avançant une main vers un bouton, il stoppa soudainement son mouvement pour finalement orienter ses doigts vers le clavier de son ordinateur portable. Il sélectionna une nouvelle modulation et lança l'audio. Les basses de son casque frémirent. Mais ce n'était toujours pas ça.
Vaincu, Oz se laissa tomber en arrière. Son corps s'enfonça durement dans le matelas fatigué de son lit. Élégamment vautré dans une posture de grenouille écrasée, il acheva son joint, ses pensées toujours occupées à tenter de dénouer ce problème insoluble. Pourtant, Syd arrivait à le sortir ce son. De cette même platine. De cette même table de mixage. Alors pourquoi pas lui ? Étirant un bras en direction de son téléphone portable, Ellroy capitulait. Il poserait directement la question à Reddick. Sohan ôta son casque tout en cherchant du pouce Syd dans ses contacts. Quelqu'un frappa alors à la porte de son appartement.
Oz se redressa, les sourcils légèrement froncés. C'était peut-être Madame Ellis qui avait besoin de quelque chose. Le jeune homme abandonna son lit, puis sa chambre et s'avança jusqu'à la porte d'entrée qu'il ouvrit un peu trop franchement. Tombant nez-à-nez avec India, il sentit alors son monde vriller à nouveau.

L’appréhension s’empara d’elle. Elle n’aimait pas la posture que cette histoire l’obligeait à avoir. A retourner le voir, à demander et peut-être même s’excuser. Mais s’excuser n’était pas envisageable. India n’aimait pas cette pointe d’anxiété qui germait au creux de sa poitrine à l’idée de revoir cet homme, ce frère qui avait débarqué dans sa vie sans qu’elle ne soit prête à l’accueillir, qui avait balayé de sa simple présence bien des croyances, bien des vérités. Et c’était seule qu’elle affrontait cette rencontre, seule avec sa boule au ventre. Un petit espoir grandissait à mesure que les secondes passaient. Sohan pouvait ne pas être là. Avait-il seulement un travail ?

Mais elle retenta quelques coups à la porte, prête à faire demi-tour s’il n’y avait pas de réponse après cela, mais elle entendit du bruit de l’autre côté. Raide, visage fermé, elle prit une profonde inspiration et se sentit en apnée lorsque la porte s’ouvrit un peu trop brusquement. Ils se regardèrent dans un silence monacal. India tenta de dire quelque chose à plusieurs reprises mais se retrouva comme un poisson hors de l’eau, finissant par froncer les sourcils face à son incapacité de savoir quoi dire. Elle baissa la tête pour récupérer dans la poche de sa veste, une feuille de papier proprement plié, abîmée par le temps qu’elle lui tendit, gardant dans son autre main, une photo dont on ne pouvait voir le contenu.

Tu as oublié… Ça, l’autre jour, dit-elle d’une voix cassée qui jurait avec ses traits.

C’était à lui, un souvenir de son enfance, le souvenir d’une enfance volée, d’une sœur disparue, une sœur qui aurait pu être autre chose que celle qu’elle était aujourd’hui. Que serait-elle devenue si le baron de la drogue ne l’avait pas embarqué alors poupon ? L’Unbroken l’ignorait. Elle se pinça les lèvres, baissant le regard, prenant une longue inspiration en regardant la photo, cherchant les traits de ce frère à travers ceux de cette femme. Elle eut à nouveau des difficultés pour lui parler, mais la jeune femme finit par lui dire :

Parle-moi d’elle.

Elle tourna le papier pour montrer à Sohan la photo prise il y a plus de vingt ans, d’une bande d’amis assis lors d’une soirée où un couple ressortait, un jeune Aaron Phillmore qui tenait cette femme par la hanche, cette même femme au sourire énamouré face au sourire ravageur de son père. Un moment de bonheur figé dans le temps. Cette soirée montrait au final que sa mère avait laissé son enfant seul ou à un autre pour profiter d’une soirée alcoolisée. Quel âge avait Sohan à l’époque ? India ressemblait à cette femme, et le temps ne faisait qu’accentuer ses traits, notamment ses yeux. Elle eut une inspiration empreinte d’émotion qu’elle cherchait vainement à masquer.

S’il te plaît, parvint-elle à ajouter d’une dans un murmure.

L'instant devint divin. Une armée d'anges passa dans un silence gêné. Le malaise entre frère et sœur était palpable. India tenta cependant de s'extraire de la torpeur qui les engourdissait, mais aucun son ne parvint à franchir ses lèvres. Son front se ramassa sur ses sourcils contrariés. Abandonnant l'idée de communiquer pour le moment, elle enfonça une main dans sa veste. Sohan la fixait avec appréhension. La jeune femme sortit alors deux documents ; elle lui en tendit un mais conserva le second. Oz déplia son bras pour saisir le dessin qu'il avait « oublié l'autre jour ». India était-elle venue jusqu'à chez lui pour juste lui rendre ce dessin ? Vu qu'elle connaissait apparemment son adresse, elle aurait très bien pu le glisser dans sa boîte aux lettres ou sous sa porte. Pourquoi s'était-elle donnée la peine de venir lui remettre en main propre ? Car, c'était bien la peine qui crispait les traits de son visage et faisait vibrer sa voix.

Expirant bruyamment un air contenu trop longtemps dans ses poumons, Sohan chercha quelque chose à dire à son tour. Devait-il la remercier ? Elle était quand même venue jusqu'à lui pour être sûre qu'il récupère ce souvenir d'enfance. Mais, à vrai dire, il ne désirait pas le reprendre. Deux semaines auparavant, ce dessin, lui avait ravi sa sœur. Une putain de mise en abyme enfermée dans d'éternelles répétitions. Assis sur le sable mouillé de la plage, Ellroy avait longuement réfléchi à quelle inflexion il voulait à présent donner à sa vie. India lui avait donné une condition s'il désirait à nouveau la revoir : redevenir un simple patient mais dans une démarche sincère de soin. La nuit était tombée sur la ville lorsqu'il s'était enfin redressé, la mort dans l'âme, et avait abandonné la plage pour retrouver Skid Row. Il ne pouvait pas renoncer aux filtres avec lesquels il colorait, saturait ou effaçait la réalité. Les drogues lui permettaient de garder le contrôle sur les nombreuses angoisses qui hantaient sa psyché défaillante. Il en avait besoin pour accepter de vivre avec le poids de douleurs enkystées qui gangrenaient sa personnalité. S'il n'avait pas chuté dans le gouffre qui s'était ouvert sous ses pieds, c'était grâce aux ailes, certes vacillantes et faiblardes, des stupéfiants. Un mal pour un bien. Une solution temporaire tant que son dilemme existentiel ne pourrait se formuler autrement qu'en termes de survivre ou mourir.

India le sortit de ses pensées. Elle lui demandait de lui parler « d'elle ». Sohan l'observa quelques secondes avant de comprendre que sa sœur ne voulait non pas des informations sur son « elle » passé, mais sur la femme qui souriait sur une photographie. Une grimace étira les lèvres d'Ellroy lorsque ses yeux se posèrent sur Aaron. Une colère froide gronda au fond de lui. C'était à cause de ce type que sa vie s'était effondrée pour la première fois. Il avait bousillé Maman. Il l'avait même tuée. Il savait qu'en lui enlevant sa fille, il la ferait replonger dans les eaux profondes de l'héroïne. Peut-être même avait-il espéré qu'elle en crève. Eh bien, son plan avait parfaitement fonctionné.
D'une voix troublée, India le pressa à nouveau de lui parler « d'elle ». « Entre .» Le souffle court, Sohan recula légèrement afin de laisser sa jeune sœur passer. Il étendit un bras en direction du séjour et lui emboîta le pas une fois la porte refermée derrière eux. Le salon se composait d'un canapé en cuir fatigué et d'un fauteuil dépareillé tout aussi épuisé. Une table basse trônait au centre de la pièce. Un cendrier rempli de culs de joints faisait office de décoration. Au mur, quelques affiches tentaient d'égayer le blanc cassé de la peinture. Parmi les différents visuels proposés, il y avait des tracts et un poster du mouvement des Unbroken. Les autres affiches étaient celles de soirées et concerts ; certaines remontaient à plus de vingt ans en arrière. « Je te sers quelque chose à boire » Sohan était déjà dans le coin cuisine. Il restait un fond de café dans la cafetière italienne qu'il avait hérité de Marco. Son oncle était mort en 2016, lors des bombardements qui avaient ravagé le nord de la ville. Ellroy avait fait la reconnaissance du corps. Depuis, il se rendait une fois par mois sur la fosse commune où sa carcasse avait été jetée. Sa mère reposait dans celle d'à côté. « Elle s'appelait Jessica. Jessica Holden. Je porte le nom d'un ami de la famille. Il m'a reconnu. Je ne sais pas qui est mon père. » Oz revint vers India, deux tasses à la main. Voulait-elle du café ? Il l'ignorait. A vrai dire, il ne se souvenait même plus de la réponse qu'elle avait donné à sa question. « Qu'est-ce que tu veux savoir d'elle ? » India n'était pas prête à tout entendre. Sohan espérait qu'elle chercherait à connaître uniquement ce dont elle était préparée à accepter la réalité.

Un temps se passa entre le moment où elle lui demanda de parler de cette mère dont elle ne connaissait pas l’histoire et celui où elle le supplia dans un murmure plaintif de le faire. C’était beaucoup lui demander d’agir ainsi mais après des semaines de réflexion, de doute, India voulait découvrir cette partie inconnue de sa vie mutilée par les choix de son père. Sohan recula pour la laisser entrer dans son appartement, mêlant le geste à la parole. La jeune femme resta encore quelques secondes devant la porte, tenant de ses deux mains son manteau, faisant attention à ne pas abîmer la vieille photo. Elle eut un mouvement de tête et passa le pas de la porte, découvrant un appartement simple, peu décorée en dehors de quelques affiches sur les murs. La brune fit quelques pas, toujours droite, ses talons claquant à un rythme lent sur le sol. Son frère lui demanda ce qu’elle voulait boire.

Un café, merci, répondit-elle en se tournant légèrement pour le voir dans la cuisine avant de s’intéresser un peu plus près aux affiches, seul intérêt de la pièce.

Il avait des tracts qu’ils avaient distribués maintes fois dans les ruelles, souvent jetés, ignorés, ainsi qu’une affiche qui aurait dû être collée sur les murs de la ville mais qui se retrouvait chez Oz. La jeune femme les regarda quelques instants et sortit de sa contemplation lorsque son demi-frère reprit la parole, parlant de cette mère qu’elle n’avait jamais vue. Jessica Holden. Lui, ne portait pas son nom mais avait été reconnu par un ami de la famille. Elle se retourna et s’approcha pour récupérer la tasse tendue. Elle le remercia d’un signe de tête et d’un faible sourire. India posa sa veste avec dessus la photo sur l’accotoir du fauteuil et vint humer l’odeur du café. Elle préférait le thé sans hésiter mais c’était comme une habitude de prendre un café avec lui. Elle se perdait dans les soudains flashs de souvenirs où ils se rencontraient pour parler de sa situation, des améliorations et des rechutes qu’il faisait, sûrement de fausses histoires pour pouvoir la voir. Ces moments passés ensemble, auxquels elle n’avait accordé aucun intérêt en dehors d’un intérêt professionnel se voyait mêlé à des sentiments bien complexes à présent. Sohan lui demanda ce qu’elle voulait savoir. Tout pour comprendre le puzzle de sa vie, combler les trous. Pourtant, elle se tut quelques instants, son regard se perdant sur la photo.  

J’ai grandi, élevée en partie par une gouvernante, une femme bien, trop bien pour cette ville, expliqua-t-elle avec une voix chargée d’émotion, se sentant mise à nue, son visage se fermant, son corps se raidissant par le contrôle qu’elle cherchait à avoir dessus mais le sujet était bien plus sensible qu’elle ne voulait l’admettre, et après une inspiration, se reprenant, elle poursuivit : je n’ai jamais pu réellement avoir de réponse sur qui était ma mère et j’ai des doutes sur ce que j’ai pu apprendre. Une camée qui s’est entichée d’un dealer. A aucun moment, je n’ai été désirée, je suis un oubli de capote, et mon père a trouvé préférable de m’éloigner d’elle parce qu’incapable de s’occuper d’elle-même. Il n’a jamais été question d’un autre enfant…

Parce qu’elle aurait voulu le connaître, trouver en lui un membre de sa famille auquel elle pouvait se raccrocher. Elle avait laissé poindre une pointe d’ironie à travers ce court récit qu’elle arrêta dans un murmure, son regard se reportant sur son demi-frère. Un enfant non désiré. Cela n’aurait rien changé. India eut une nouvelle longue inspiration, se reprenant, portant ce masque d’impassibilité forgé avec les années, malgré la fissure faite par son arrivée.

Dis-moi tout ce que tu sais sur elle. La vérité. Même si elle n’est pas évidente. J’ai encaissé des plus dures.

Parce que la vie n’avait pas été tendre avec elle, apprendre la vérité sur sa mère ne serait qu’une claque de plus qui forgerait sa personnalité, qui lui permettra de voir le monde dans son entièreté, de la vision la plus tendre à la plus violente.

Ne pose pas de question dont tu ne veux pas vraiment entendre la réponse. Marco lui avait inlassablement répété cet avertissement à la façon d'un mantra. Souvent, quand on adressait une question, on se faisait déjà une idée de la réponse qu'on désirait, plus ou moins consciemment, entendre. On se préparait à certaines déclinaisons de cette réalité qui pourrait alors faire vérité. Or, demeuraient des questions qu'on regrettait toute sa vie d'avoir posé, car la réponse donnée n'avait pu rentrer dans ce qu'on avait préjugé d'acceptable. De supportable. D'autant qu'on ne peut pas changer le passé. Un autre avertissement. Oz n'interrogeait plus ses souvenirs et leurs lacunes. Il estimait que si sa conscience n'y avait plus accès, c'était pour le protéger, car toute réalité n'était pas bonne à savoir. Il n'y avait aucun mal à se construire sur des illusions et autres chimères tant que celles-ci peuplaient votre monde. Car une fois décimées par cette fameuse vérité, il ne restait qu'un paysage désolé, évidé de sens et privé de repères. Aaron avait raconté à sa fille une histoire, et India s'était construite là-dessus, des années durant. Était-elle vraiment certaine de vouloir faire vaciller les ombres de son passé ? Qu'est-ce que cela lui apporterait ? Douleur. Rancune. Déception. Il n'y avait rien de bon à venir déterrer des cadavres qui reposaient en paix.

Sohan serra ses mains autour de la tasse de café. Les jambes tendues par quelques impatiences, il fit quelques pas dans son salon. Son regard glissait sur les murs, s'arrêtant aléatoirement sur certains visuels. Par endroit, une auréole marquait l'emplacement passé d'images arrachées à son souvenir. Oz s'immobilisa devant l'une d'entre elles et commença à gratter le plâtre du bout des doigts. Puis, prenant une inspiration, il se rapprocha d'un petit meuble d'angle et ouvrit le tiroir du haut. D'autres dessins et quelques photos reposaient dans ce petit caveau. Ellroy sortit le tiroir et l'amena jusqu'à la table basse, laissant à India le choix de continuer son excavation. « Maman avait des problèmes de drogues. Elle se piquait avec tout ce qu'elle pouvait. J'ai jamais vraiment su pourquoi elle avait besoin de ça. Ça ne la rendait pas heureuse. Elle avait même honte... Souvent, elle me demandait de partir quand elle voulait se faire un shoot. Parce que je lui donnais envie de pleurer. » Un tremblement secoua ses mains. Hasardant un regard sur sa jeune sœur, Sohan observa un silence. India était marquée par l'émotion. Les traits de son visage étaient étirés en une expression grave. Elle serrait les mâchoires, se pensant prête à encaisser les coups à venir. Parce qu'elle en avait déjà pris « des plus durs ». Mais Oz ne voulait pas être cette personne qui l'acculerait dans les cordes de ce qu'elle était capable d'entendre et d'accepter. Il lui dirait la vérité. Il en ôterait simplement les abcès. « Ta grossesse n'était peut-être pas prévue, mais Maman était très heureuse quand elle l'a apprise. Elle aimait beaucoup Aaron. Elle voulait que ce soit le bon. Parce qu'on pouvait être une famille. Elle en était convaincue. Elle me disait même que quand on serait tous les deux prêts, je pourrai l'appeler Papa. Sauf, que tout ça, elle en a décidé sans vraiment lui en parler. » Sohan marqua une brève pause, le temps d’absorber une longue gorgée de café. « Elle a arrêté de se piquer pour être sûre de t'avoir. Elle disait que ça en valait la peine. Que là serait son bonheur : dans cette famille que ta venue au monde créerait. Maman était pleine de bonnes intentions. Vraiment. Mais on dit que l'enfer en est pavé... »

Un profond sentiment de malaise écrasait son torse. Le souffle court, il tenta de calmer une nouvelle salve de tremblements anxieux. Il n'aimait pas ressasser tout ça. On ne peut pas changer le passé. Il fallait donc simplement l'accepter. Faire avec. Survivre. « Aaron était peu présent pendant la grossesse. Du coup, je suis un peu devenu l'homme de la maison. J'y avais enfin une place... » Son cœur se comprima violemment, l'abandonnant à une apnée qui brouilla ses pensées. Aucune expression n'éclot pour autant sur son visage. « Je ne sais pas pourquoi ton père n'a pas voulu que tu grandisses avec nous. Lui aussi a pris des décisions sans vraiment nous en parler. »

India ne savait pas à quoi s’attendre. Une part d’elle avait peur que son père ait menti à son sujet et qu’elle n’ait grandi que dans un mensonge. Le vieux Phillmore s’y connaissait dans ce domaine pour avoir maintenu son rôle au sein des Prayers of Insanity, toutes ces années, secret. Alors l’Unbroken voulait connaître la version de ce demi-frère qui grattait un mur du bout de ses doigts avant de le voir s’intéresser à un tiroir d’un meuble d’angle. Il le déposa sur la table basse, laissant le soin à la jeune femme de fouiller à l’intérieur si cela l’intéressait. Elle regarda Sohan quelques instants avant de s’asseoir au bord du fauteuil, posant sa tasse pour observer sans toucher les souvenirs qui appartenait au jeune homme. C’était à lui et bien qu’elle soit là pour cela, elle se retrouva à ne pas oser mettre la main dedans. Ses deux mains posées sur ses cuisses, India l’écouta, avec un visage qui se voulait fermé mais qui laissait passer de vives émotions. Sa mère, leur mère, était consciente de ce qu’elle faisait, n’assumant pas que son fils la voit dans cet état, préférant l’éloigner pour qu’elle puisse se shooter avec moins de culpabilité.

Elle voulait savoir qui était cette femme, ce qu’elle avait raté ou non. Elle voulait avoir toutes les cartes en main pour agir et réagir le plus justement possible. Et au fond, India était terrifiée à l’idée de savoir mais c’était avec une boule dans le ventre qu’elle avait décidé de faire face à tout cela. Ses yeux verts se posèrent sur lui pour écouter la suite. Le bonheur de l’avoir, le bonheur d’aimer un homme qui semblait être le bon. Mais les défauts refaisaient vite surface et elle reconnut un des problèmes que les Phillmore avaient toujours eux. Ce n’était pas que dans leur famille après tout, même si ironiquement, si. Cette femme avait arrêté de se piquer pour mener à terme sa grossesse, permettant à l’enfant de ne pas naître avec des séquelles. Elle avait supporté le manque, sûrement à l’aide d’un traitement ou par une force morale dont elle doutait étrangement. L’enfant était la personne qui les sauverait, serait le point central d’une famille en construction, leur porte de sortie vers un monde meilleur. Où est-ce que cela avait merdé ? Visage fermé, elle croisa les bras, observant les légers tremblements qui lui échappaient. Sohan reprit sur une note plus douce, la faisant renâcler sans l’ombre d’un sourire face à l’absence d’expression sur le visage du camé. Il avait remplacé son père auprès de cette mère. Il avait joué un rôle pour soutenir cette femme. La conclusion de cette histoire était que son père avait pris sa décision seule, ôtant à cette mère son enfant, les abandonnant définitivement à leur sort. India déglutit difficilement, reprenant finalement la tasse de café pour faire passer ce sentiment qui se collait à elle et qu’elle n’arrivait pas à définir. Déception ? Colère ? Ou ce vide ? La chaleur du café eut un effet réconfortant.

Parler, échanger, communiquer n’est pas un de nos points forts surtout quand ça concerne… Tout ce qui fait partie des émotions, finit-elle par dire sans attendre de réponse, comme pour se parler à elle-même.

Elle accueillait cette histoire sans savoir quoi en faire à présent. La jeune Phillmore réfléchissait sans s’arrêter pour ne pas bloquer sur ce qu’elle ressentait à l’instant. Si son père avait pris la décision de l’éloigner de cette femme, de cet enfant, c’était qu’il avait de bonnes raisons. Il n’était pas à un âge où il était prêt à assumer la responsabilité d’un enfant. Il devait y avoir quelque chose. Son regard s’arrêta sur la photo pour y revoir leurs sourires. Ils étaient heureux pourtant…

Tu penses qu’elle aurait définitivement arrêté la drogue si mon père avait accepté de faire sa vie avec vous, si on avait formé une famille ? Tu penses qu’on aurait été heureux ?

Une mère qui se piquait, un père qui vendait de la drogue et eux. Lui. Qu’était-il au final à part une autre image de sa mère, une continuité de ce souvenir qu’il faisait perdurer ?

India n’osait pas fouiller dans les souvenirs de son frère. Elle en observa brièvement le contenu, avec méfiance. Et peur. La jeune femme tentait de contenir au mieux les émotions qui déferlaient en elle, s’acharnant contre les digues d’une pudeur vernie par l’indifférence et fortifiée par les années. Cette excavation de souvenirs avait, pour tous les deux, la violence d’un pillage de mémoire contraint par l’impérieux besoin de savoir. Les origines. L’explication de notre existence. Le désir qui nous a créé. Toute notre vie, nous tentons de nous affranchir de cette pensée qui nous a précédés, de cette dette de vie qui nous enferme dans une loyauté déraisonnable. Aliénés à des histoires mais aussi enracinés par elles.
India découvrait à présent une nouvelle histoire, préquel à son existence. Et seul Sohan pouvait en être le narrateur. Après avoir fait une telle intrusion dans la vie de sa sœur, il était de son devoir de lui parler de leur mère et de ce « eux » avortés.

S’adressant un constat qui n’appelait aucune réponse, la jeune femme accorda un regard troublé par l’incompréhension au seul souvenir qu’elle avait de leur mère. Elle demanda à Ellroy alors si ce « eux » aurait pu exister dans le bonheur si Aaron n’avait pas fait le choix de fuir. Oz haussa les épaules, ne se connaissant pas de don de divination lui permettant de pouvoir répondre à cette question. « On ne pourra jamais le savoir de toute façon. Chacun a fait ses choix, traçant la réalité que nous vivons aujourd’hui. Il n’y a que ça qui existe. Et il faut s’en contenter. » Les lèvres du jeune homme se pincèrent. Il était gêné d’ainsi couper court à toute spéculation. Mais il savait, pour les avoir déjà tentées, qu’il n’y avait rien de bon à s’engager sur ses voies alternatives qui débouchaient toutes sur une sensation de douleur. La douleur d’imaginer être passé à côté d’un bonheur utopique. La douleur de penser que tout ça se serait forcément mal terminé. Au final, ils se retrouvaient tous les deux dans un entre-deux, fait de bons et mauvais moments, qui lui avaient permis de vivre jusqu’à aujourd’hui.

« Je suis désolé d’avoir foutu le bordel dans ta vie. Je n’en avais pas forcément le droit, mais… j’en avais besoin. C’est normal que tu veuilles en apprendre plus sur toi. Sur maman. Mais ce qui compte aussi, c’est ce « nous » à venir. Enfin, si tu en veux... » Sohan coula malgré lui un regard suppliant à l’attention de sa sœur. A bientôt trente ans, il arrivait à un tournant de sa vie où l’errance dans laquelle il s’était égaré durant des années avait perdu de son confort. Il avait à présent envie de « construire ». Marco lui avait souvent rabâché ce mot sans qu’il n’en comprenne réellement le sens et la portée. Jusqu’à aujourd’hui. Ces dernières années passées sous psychédéliques à la marge d’une société qui lui avait toujours paru très étrange et lointaine lui avaient permis de réaliser l’insignifiance de son existence, mais aussi sa matérialité. Qu’il le veuille pou non, il était là. Il existait. Sans que ça n’ait un sens puisqu’il n’avait pas fait l’effort d’en trouver un. Il était donc temps de « construire ».

Ellroy réalisa qu’il n’avait pas fini son histoire. Celle-ci s’était interrompue au moment de l’enlèvement d’India par son père. Il but une nouvelle gorgée de café puis reprit le fil de sa narration d’une voix plate : « Durant des jours et des nuits entières, Maman a retourné tout Downfall pour te retrouver. Jusqu’à ce qu’elle soit « trop fatiguée ». Elle s’est effondrée un soir sur le canapé du salon et ne s’en est jamais vraiment relevée. Elle a fait deux overdoses, mais « la vie s’acharnait » - comme elle disait. Elle est morte il y a bientôt quinze ans. Un arrêt cardiaque. La vie s’était enfin fatiguée d'elle. J’imagine qu’elle a enfin trouvé le repos qu’elle recherchait tant. » La mort de sa mère avait également été une délivrance pour Sohan qui avait alors pu réduire son existence juste à la sienne et en disposer sans que cela n’ait de conséquences sur qui que ce soit. « Est-ce que ça va ? » se hasarda t-il, déposant un regard empreint de douceur sur sa jeune sœur, inquiet qu'elle ne s'étouffe avec ces morceaux d'histoires.

Où est-ce que ça avait merdé ? Qui était responsable de sa déchéance ? Elle-même ou la perte de deux êtres aimés ? Auraient-ils pu être à l’image de la famille américaine idéale que l’on vendait à une époque, avec ces sourires dignes d’un générique de vieilles séries bourrées de clichés : la mère aux fourneaux, le père lisant un journal, les enfants, se chahutant, qui s’arrêtent pour sourire à une caméra imaginaire ? Non, l’image se transformait dans cette décrépitude déplorable, d’un taudis où le père était absent et la mère se piquait tandis que les enfants passaient leur temps dans la rue. La jeune femme finit par poser son regard sur ce frère qui avait débarqué dans sa vie. Ce dernier haussa les épaules, peu convaincu. Il y avait des paroles sages, paroles dignes de comptoir mais paroles authentiques. Elle renâcla à ces mots, levant les yeux au ciel, faisant un léger mouvement de tête en guise de réponse. Il n’avait pas tort dans un sens. Sohan poursuivit après un silence, s’excusant d’avoir déboulé dans sa vie. Ses yeux verts revinrent sur lui, plus durs, se fermant aux émotions qui se déversaient face à ce jeune homme qui cherchait en elle une famille, un « nous » qu’elle n’avait jamais pensé. C’était parti d’un acte égoïste, un besoin qui l’avait pris à la gorge. Oz lui lança un regard implorant, comme un animal abandonné qui cherchait un peu de chaleur auprès d’inconnus. India ne tint pas longtemps à cette vue, replongeant dans ce tiroir qui contenait de souvenirs qu’elle n’arrivait pas à toucher, qui ne lui appartenaient pas.

Face à cette absence de réponse, son grand frère reprit la parole pour terminer cette histoire qu’elle avait demandé. Leur mère avait trouvé une force suffisamment importante pour être soulignée, pour tenter de la retrouver jusqu’à épuisement. Jusqu’à ce que l’overdose l’emporte. Non, par un cœur fatigué de battre dans le vide. Amère, elle prit une inspiration. C’était tout. La vie de sa mère se résumait à un instant de bonheur annihilé par son père pour finir sa vie morte dans son canapé. C’en était pathétique et pourtant, il y avait une pointe de douleur en elle qui était vite étouffée par un autre sentiment qu’elle ne traduisait pas encore. Elle encaissait, en silence, cette histoire. India ne savait toujours pas quoi penser de tout cela et ne comprenait toujours pas les sentiments qui la traversaient. Il lui faudra un peu de temps, voir un peu plus de recul que ces quelques minutes pour comprendre. Seule. Seule avec elle-même pour faire le point. Sohan s’inquiéta et la jeune femme répondit un peu trop rapidement, d’une voix rauque.

Oui.

Trop vite pour que cela soit parfaitement sincère. Elle prit une gorgée du café et garda la tasse en main. Après un raclement de gorge, la jeune Phillmore reprit pour conclure tout cela.

Elle t’a abandonné. Elle a lâché l’affaire, Sohan, alors qu’elle t’avait, dit-elle d’une voix qui faisait un constat, détachée des émotions. Je suis désolée pour toi que tu aies eu à vivre ça. Aucun enfant ne mérite ça.

Sa mère était faible. Sans le vouloir, alors qu’il avait longtemps cherché à la protéger de cette ville, de cette violence, son père l’avait rendue plus forte, l’avait poussé à l’être, a enduré, a persévéré. En parti absent, c’est cette vie qu’il lui avait offert qui lui permettait de tenir tête, inconsciemment parfois, face à plus fort qu’elle, à être celle qu’elle était aujourd’hui. Si elle avait eu cette famille, serait-elle ainsi ? Ou serait-elle un peu plus comme lui, à vivre dans une douce illusion ? India se leva, tasse toujours en main et fit quelques pas dans l’appartement, comme s’il y avait pu avoir des changements ici. Elle s’arrêta à la fenêtre, s’appuyant d’une épaule contre le mur pour observer l’extérieur.

Que faire maintenant ? Que faire de ce frère ? Aux yeux de l’Unbroken, elle le voyait encore comme un patient du dispensaire, comme ce gars un peu paumé, loin d’être méchant qui lui souriait avec un sourire parfois benêt mais surtout tendre et non comme un frère. Elle comprenait maintenant. Une nouvelle gorgée pour effacer cette amertume, en pleine réflexion sur cet "après". Elle ne souriait pas et ne cherchait pas à se montrer chaleureuse envers lui, sur la défensive parce qu’elle devait se protéger du reste du monde. Sa voix montra avec une pointe de cynisme, ce détachement qu’elle prenait et l’absence de joie de cette découverte. Il lui faudra du temps et elle ne savait comment gérer cette histoire mais elle ne le repoussait pas. La confiance était difficile à accorder dans son monde.

Il n’y a plus que … Nous. Les morts ne reviendront pas. Parle-moi de toi, grand-frère. Qu’est-ce qui est vrai de ce que tu me ramenais à chaque fois au dispensaire ?