{Angrea} - Une idée de lecture pour mini Espinoza

La sœur de Steeve va accoucher. A moins que ce soit sa mère ? Nan, ça peut pas être sa mère, vu l’âge du manager de chez Pop’s. Quoique…si sa mère l’a eu jeune, peut-être que le moule est pas encore tout à fait cassé, et qu’elle peut encore avoir des enfants ? Vu l’état de stress de ce brave gars, je vais éviter de lui poser la question -trahissant par là même le fait que j’ai écouté que d’une oreille tout son charabia- et me contente de hocher la tête avec conviction alors qu’il m’explique tout ce qu’il faut faire dans le Diner. Bah ouais…je sais bien ce qu’il faut y faire, vu que j’y travaille ! Je retiens de justesse la remarque, qui s’échappe déjà de mon esprit quand je le vois enfiler sa veste et attraper ses clés de voiture. Ah ouais, merde ! Quand il m’informait de la naissance prochaine de sa sœur/nièce/cousine/insérer ici un membre de la famille de sexe féminin, je pensais pas que c’était aussi imminent que ça. Et voilà qu’il se barre, en laissant tout en plan.

Et c’est comme ça que je me suis retrouvée à la tête du Diner. Manifestement le poursuivre en répétant en boucle que j’ai jamais été manager de qui que ce soit, et que parfois je m’écoute pas moi-même quand je me dis que je dois faire un truc, ça a pas empêché Steeve de partir aussi vite que s’il avait le feu au cul, en me filant les clés de la baraque. Je sais que je fais partie des plus anciennes maintenant -presque deux ans, un record personnel dont je tire pourtant aucune fierté- j’imagine que c’est pour ça que c’est moi qui hérite de cette casquette le temps de la soirée. Oleg est censé s’assurer que tout roule en cuisine, mais je reste celle censée dispatcher les tâches, veiller que tout le monde ait sa bouffe, que les filles partent à l’heure. Ah bordel, je sens qu’on va bien s’amuser ce soir.

Et finalement, contre toute attente, ça se passe bien. Genre…vraiment bien. J’ai quand même la chance que tout le monde joue le jeu, et que le Diner fonctionne aussi normalement que d’habitude. Je trouve ça cool de la part de mes collègues, de pas tenter de me foutre des bâtons dans les roues. Je sais pas trop ce que ça leur aurait rapporté, peu importe à vrai dire, mais je suis contente que personne ait pensé que ça pourrait être drôle de faire chier la manager par intérim d’un soir qui sait pas ce qu’elle fait. J’ai quand même assez rapidement fini par reprendre mes bonnes habitudes, par aider les serveuses en nombre réduit -forcément- et par assurer une partie du service, en plus des encaissements et de ces conneries là.

A vingt et une heures, je suis pas mécontente de me dire que le rush est terminé, et que si on va bien sûr avoir encore quelques clients d’ici à la fermeture, ce sera assez calme pour qu’on puisse commencer à nettoyer les grill, les friteuses, et tous ces trucs-là. Je laisse partir deux nanas et l’un des gars de la cuisine, alors que le reste de l’équipe continue son taff. Tout le monde a l’air de savoir ce qu’il est censé faire, et ça aussi c’est plutôt cool, de pas avoir besoin de chaperonner qui que ce soit, ou de rouspéter pour que le taff soit fait. Rouspéter. Ha ha HA. Bordel, je sais pas faire ça, moi, rouspéter. Ça sonne gentil. Nan, moi je monte direct sur mes grands chevaux, façon latina vénère, et personne -vraiment personne- a envie de voir ça. Alors c’est chouette de pas avoir besoin d’en arriver à ce stade là.

Quand le carillon de la porte retentit pour annoncer l’arrivée d’un nouveau client, j’ai un coup d'œil vers l’une des serveuses, occupée à remplir les bouteilles de ketchup et de moutarde, et son soupir blasé m’échappe pas. Je la comprends, y’a eu du monde ce soir, et une charge de travail supplémentaire pour sa tronche à cause du départ de Steeve. “-Continue, je m’en occupe.” que je lui lance donc, récupérant un calepin pour me diriger vers les trois gars qui viennent de s’installer dans l’angle du fond, alors que la clochette retentit une nouvelle fois dans mon dos. Leurs gueules me disent rien, mais ça m’empêche pas de sortir mon plus beau faux sourire, et de prendre leur commande. Même à ce casse-couilles, là, qui change absolument toute la composition de son burger, au point qu’il ressemble plus du tout à l’original. A tel point que je suis obligée de répéter sa recette tout perso, pour être sûre d’avoir bien noté.

Je m’éloigne en relisant le charabia que j’ai gribouillé avec mes abréviations bien à moi, et me pointe vers la table tout juste occupée en ajoutant deux précisions tant que je les ai encore en tête. “-Bonsoir, bienvenue chez Pop’s ! Oh…salut Angela.” que je dis en captant que le visage de la nouvelle venue m’est pas inconnu. “-Désolée, je t’ai pas vu entrer. Je ramène la commande en cuisine, et je reviens de suite.” que j’ajoute en tapotant la table de mes doigts repliés, lui adressant un petit sourire. Sans m’éterniser, je rejoins l’autre côté du comptoir, glisse la commande à Oleg qui profite de mon passage pour m’informer que la fermeture avance bien côté cuisine. Non pas que j’en doutais, avec lui pour superviser tout ça. C’est un grand déconneur, mais on peut compter sur lui pour bien faire son taff.

J’apporte leurs boissons aux trois gugus, leur annonce que leur commande est lancée et devrait pas tarder, et je me rapproche de nouveau d’Angela, lui adressant un nouveau sourire désolé. “-Voilà, c’est bon. Enfin, pour l’instant.” que je précise dans une légère grimace, parce qu’à l’instant où Oleg appuiera sur cette clochette pour annoncer que les plats sont prêts, il faudra que je m’éclipse à nouveau. “-Comment tu vas ? Je te sers un truc à boire ?” que j’ajoute, avec cette impression de tout faire dans le mauvais ordre ce soir. Genre j'aurais pu lui demander comment elle allait tout à l’heure, quand j’ai découvert que la nouvelle cliente, c’était elle. Et après, je m’étonne encore qu’on puisse me trouver un brin sauvage.

On va pas se mentir, je pensais pas que la soirée se passerait comme ça quand j’ai pointé en arrivant tout à l’heure. Je m’attendais à un rush comme j’en ai déjà vécu des centaines, avec des clients plus ou moins relou, des commandes à rallonge, des groupes plus ou moins importants, bref, la routine quoi. Je pensais pas un seul instant que Steeve allait se barrer à peine la soirée entamée, et qu’il allait rien trouver de mieux à foutre que me filer les rênes du Diner.

Et contre toute attente, ça s’est bien passé. Et j’en suis la première surprise. Bon, je sais aussi que je suis pas rentrée, ni même couchée, puisqu’à l’instar de ce brave manager, je pourrais seulement partir une fois les caisses comptées, la salle nickel, les cuisines prêtes pour le shift de demain midi. Rien que d’y penser, j’ai un coup de barre. Mais ça, se sera pour plus tard. Et en vrai, je sais très bien que je partirai pas seule, qu’Oleg restera avec moi, même si on doit se barrer à trois heures du mat. Possible que l’idée de compter les recettes du soir m’emballe pas trop, parce qu’il sait qu’à partir du moment où y’a des chiffres, ça a tendance à me crisper. Il a suffit de rien d’autre qu’un prof de maths pas hyper sympa pour ça. Bref, inutile de ressasser de vieux traumas, c’est pas ça qui va servir à assurer la fin du shift, ni à servir les tables.

En devinant sa lassitude, je débarrasse ma collègue des trois nouveaux clients qui arrivent au Diner, et m’empresse de prendre leur commande, alors que la porte s’ouvre une nouvelle fois dans mon dos, annonçant une nouvelle arrivée. C’est pas si étonnant, en y réfléchissant, on sait tous que d’ici à la fermeture, on aura encore quelques nouveaux clients mais au compte goutte, jusqu’à ce qu’il y ai plus personne. C’est comme ça tous les soirs, même si les vendredis et samedis, c’est toujours plus animé, et qu’on a tendance à voir les dernières personnes quitter le Pop’s plus tard qu’en semaine, logique quoi.

Je termine avec ces trois-là, et me dirige vers la table nouvellement occupée, me rendant pas compte tout de suite que je connais la personne assise, que je traite comme n’importe quel autre client, avant de tilter qu’il s’agit d’Angela, que je salue finalement maladroitement. Je lui glisse un sourire quand elle m’explique qu’elle peut attendre, une réponse qui, on va pas se mentir, m’arrange plutôt pas mal. Je m’éclipse donc aussi vite que je suis arrivée, vais déposer la commande en cuisine, et repars vers la table des trois gars avec leurs boissons, leur expliquant que leur repas devrait pas tarder à arriver.

Et aussi vite que ça, je suis de retour auprès d’Angela, prenant de ses nouvelles, comme je l’aurai avec n’importe quelle connaissance. J’écoute sa réponse, secoue légèrement la tête de droite à gauche pour la détromper et laisse échapper un petit ricanement quand elle parle de mon collègue qui va l’étriper. “-Les trois là-bas ? Oh nan, ça va. L’un d’eux à une commande disons…vraiment particulière. Un burger à sa façon quoi. Mais ils sont pas si terribles que ça au final.” C’est assez fréquent que la composition des burgers soit modifiée, c’est habituel dans la restauration que chacun y aille avec son grain de sel, même si ça modifie carrément la recette de base. “-Et t’en fais pas pour Oleg. C’est un gros nounours, il râle parfois un peu fort, mais il est pas méchant, loin de là !” que je lui réponds presque aussitôt. Et en vrai, je pourrais même rajouter que c’est mon collègue préféré -si on excepte Hailey, évidemment- mais je doute que ça puisse l’intéresser.

Je note malgré tout la commande de la blonde sur le papier que je ferai glisser en cuisine, et après lui avoir annoncé que je serai de retour avec sa boisson dans la minute, je m’éclipse, me dirigeant vers les distributeurs de soda pour faire couler celui d’Angela. J’avise les assiettes fumantes, et les embarque en passant, les déposant à cette famille avec leurs deux enfants près la porte de sortie. “-Et voilà pour vous. Du ketchup pour les petits monstres ?” Ils me répondent avec un enthousiasme qui m’arrache un sourire, et je dépose les condiments et sauces sur la table avant de leur souhaiter un bon appétit et de retourner vers la blonde.

Je me rendais pas compte avant ce soir à quel point Steeve est censé avoir les yeux partout. Enfin…moi là, ce soir, je suis obligée d’avoir les yeux partout pour être sûre de pas passer à côté de quoi que ce soit, mais dans la mesure où il nous fait pas vraiment confiance, je suis presque sûre que lui aussi zieute allégrement notre travail quand il est pas enfermé dans son bureau. “-Et ta boisson !” que je dis en posant le verre rempli de soda devant Angela, glissant un œil dans la salle en passant pour m’assurer que rien est sur le feu. “-Alors…quoi de neuf depuis la dernière fois ? C’était…y’a déjà quelques semaines, je crois bien !” que je constate, un pli barrant mon front alors que je fouille ma mémoire pour essayer de me souvenir de notre dernière rencontre. Un soir de lecture, à la librairie de Sohan, j’en suis quasi persuadée, même si je suis bien incapable de donner une date précise.

Est-ce que je vais me taper la meilleure nuit de ma vie après ce soir ? Ouais, assurément. Je sens déjà la fatigue qui pèse sur mes paupières et voûte mes épaules, et je jure que je peux entendre d’ici mon lit me réclamer. Il va pourtant falloir que je prenne mon mal en patience, parce que j’en ai encore minimum pour trois bonnes heures, d’ici à ce que le restaurant ferme au public, et qu’on s’occupe de tout nettoyer et ranger ensuite. Ce sera l’une des nuits de repos les plus méritées de ma vie, et franchement, j’ai hâte de rentrer, prendre une bonne douche, et me glisser sous les draps. Même si, pour en arriver jusque-là, il faut déjà s’occuper des clients qui sont là, et qui attendent d’être servis.

Voilà comment je me retrouve à m’occuper des tables, ici ou là, à prendre les commandes, à apporter plats, boissons, condiments. Le verre de soda d’Angela se retrouve posé devant elle, et je profite d’une accalmie pour discuter un peu, un luxe que j’ai pas vraiment eu au cours de la soirée qui vient de s’écouler. Bordel, trois semaines déjà ? J’ai loupé tant de fois que ça les séances lecture chez Sohan ? Mince, il va falloir que je me rattrape auprès du Minimoy, même si je sais qu’il m’en voudra sans doute pas pour si peu. Enfin…si peu de son point de vue de gosse, pour moi, l’adulte, j’ai cette impression acide d’avoir failli à mon rôle de grande sœur. Un débat avec moi-même que je peux clairement pas avoir ici, et maintenant.

Je quitte du regard Angela une seconde, et ne retiens pas une grimace quand je vois les clients d’une table se lever, et se diriger vers la caisse. “-Je vais devoir t’abandonner une minute de nouveau. Désolée de te laisser avec autant de suspense !” que j’ajoute dans un clin d'œil amical, endossant de nouveau ma casquette de manager d’un soir, alors que je m’entends déjà demander à ces messieurs dames si tout s’est bien déroulé ce soir. J’ai du mal à prendre les différents encaissements sans m’emmêler les pinceaux, à répondre aux commentaires en même temps, et à continuer de distribuer ce sourire commercial à la con souvent vissé sur mes lèvres quand je suis ici, et pour la énième fois depuis que la soirée a débuté, je me fais la remarque que je suis pas tout à fait faite pour ça.

Je me traîne jusqu’en cuisine, pas pour vérifier où en sont les garçons, je fais largement confiance à Oleg pour ça, mais pour lui glisser : “-Je vais prendre ma pause maintenant. Si y’a besoin, hésite pas à m’appeler. Naya s’occupera de ma table de mecs quand leur repas sera prêt.” que j’ajoute en coulant un regard vers la jeune femme qui répond d’un léger hochement de tête. Tous mes collègues ont déjà pris leur pause, et je peux bien m’octroyer quelques minutes pour souffler à mon tour. Enfin, souffler et manger aussi, parce que j’ai carrément la dalle. “-Ah, c’est la commande de la 3 ? Timing parfait, j’embarque ça avec moi !” que je balance à mes collègues, coinçant sur mon avant bras mon assiette de frites, le plat d’Angela, et embarquant une salade dans ma main libre, une bouteille d’eau glissée dans mon tablier.

En passant près des clients en train de manger, je me surprends une nouvelle fois à leur demander si tout se passe bien, et face à leurs sourires et leurs acquiescements, je rejoins la table de la blonde : “-Et voilà pour toi ! Je peux m'asseoir avec toi le temps de manger ?” que je demande, déposant assiettes, salade et bouteille d’eau quand Angela me fait signe que c’est okay pour elle. Je commence le repas par avaler presque la moitié de la bouteille, même si je sais que c’est pas forcément ce qui se fait de plus malin juste avant de manger, mais bon sang, ce que j’avais soif !

Je prends le temps de verser la sauce dans ma salade, une généreuse dose de ketchup dans mon assiette, avant de réaccorder mon attention à Angela : “-Du coup, on disait…?!” que je demande, en essayant de raccrocher les wagons, avant que l’ampoule s’allume dans ma caboche : “-Steeve, ouais. Non. Pas de jour de repos. Il s’est pointé, et il est reparti chez lui parce que quelqu’un dans sa famille est sur le point d’accoucher.” que je raconte plus que sobrement, en levant une épaule. De toutes façons, c’est pas comme si j’avais beaucoup plus à dire sur le sujet. “-Il est parti un peu affolé, j’espère que tout se passe bien…” que j’ajoute, presque en aparté, engloutissant trois frites en même temps.

Pendant quelques minutes, je me contente de rien d’autre que de manger, à croire que j’étais vraiment affamée. Ce qui, techniquement parlant, est pas impossible quand on me connaît un minimum. Je viens tout juste d’avaler une nouvelle frite quand j’adresse un léger sourire désolé à Angela, attrapant une serviette pour essuyer mes doigts grassouillets, et tenter de faire preuve d’un minimum de savoir-vivre. “-Alors, ça se passe toujours bien les soirées lecture chez Sohan ? J’ai oublié le livre que vous lisez en ce moment, même si Bennie a dû me dire le titre au moins une vingtaine de fois déjà…” que j’ajoute en grimaçant de nouveau, alors que pour la énième fois, je me dis qu’il faudrait vraiment que je m’intéresse un peu plus à ces moments-là, pour garder la proximité que nous avons, le minimoy et moi.