Ce qui ne nous tue pas nous attache au radiateur [Skye x Kyoran]

L’apparition interrompit la course de Kyoran. Passés le moment de surprise et surtout la crainte d’avoir été interceptée par un ennemi, un sourire gagna sa bouche avant de se transformer en petit rire. C’était autant du soulagement de voir la gosse, qu’une soupape qui laissait la tension accumulée s’échapper. Et puis cette théâtralité qu’elle commençait à bien connaître. À croire que peu importaient les circonstances, tout n’était toujours qu’un jeu pour Skye.

“Ho non attend, c'pas toi qui devais me trouver au départ? Mouai, enfin t'avais pas l'air vraiment partante pour jouer, non? T'aurais dû l'dire, t'a un peu déçue Lilly.”

La brune rit de plus belle, avant de passer un bras sur l’épaule de Blondie, l’entrainant gentiment un peu plus loin du chantier. Elle était sincèrement contente de la voir, mais elle le serait encore davantage lorsqu’elle ne verrait plus derrière elles la ruine et les engins.

“Désolée, j’étais pas très concentrée. Mais maintenant qu’on est sorties de là-bas, on pourra refaire une partie si tu veux. Mais que dirais-tu de se faire ce jus d’orange, avant ?”

L’air de rien, elle continuait de marcher d’un pas tranquille. Tout en maintenant une attitude ouverte envers sa compagne, elle dégaina le téléphone emprunté à sa victime. Elle scruta les alentours pour se repérer, trouver quelques enseignes ou panneaux de noms de rues. Toujours une galère ici. Puis elle composa un numéro, se félicitant de l’avoir mémorisé. Encore une habitude qu’elle avait développée en arrivant ici. La possession d’un portable, comme d’une voiture, était soumise à l’offre et la demande. L’offre étant souvent toute personne qui avait un objet, et la demande, n’importe qui capable de s’en emparer. Après deux sonneries, on décrocha.

“Oui, c’est Kyoran. Tu peux m’envoyer une voiture au croisement entre… au niveau du Geko de Hawtrhrone, aussi rapidement que possible ? Merci.”

Un peu plus loin, l’enseigne bleu de la station service se dessinait. Elles auraient largement le temps de l’atteindre, avant que le chauffeur ne débarque. Elle espérait quand même que Skye ne ferait pas un caprice, refusant d’avancer pour une raison ou une autre. Mais après tout, elle ne voudrait peut-être pas monter dans le véhicule avec elle. Alors, si ça devait être le moment où leurs chemins se séparaient, après tout elle n’aurait rien à contester.
Malgré tout, maintenant que l’adrénaline refluait, ses premières questions se ravivaient. Qui l’avait séquestrée et laissée pour mourir dans ce taudis ? Quel était le point commun, ou plutôt l’ennemi commun, entre elle et Blondie ? Elle espérait pouvoir discuter de tout ça avec elle, et peut-être découvrir quelques réponses.

Tandis qu’elles continuaient à avancer côte à côte, la question de Skye tomba à pic. Voilà qui pourrait occuper tranquillement leur attente.

“T’es pas censée deviner ? Tu m’avais dit de pas te dire !”

Kyoran se prit au jeu, bien décidée à faire pardonner sa raideur de plus tôt.

“Si je me concentre très fort dessus, je suis sûre que tu n’as pas besoin que je te dise.”

Comme pour mettre Skye au test, elle ferma les yeux et prit un air intense, le front un peu froissé, tout en pensant à une carte. Après un moment, elle ouvrit un œil pour la scruter.

“Alors ?”

Kyoran se délectait presque de l’air quelque peu renfrogné de la petite blonde. Dans le bâtiment en démolition, Skye l’avait soumise à toutes les émotions possibles en ne faisant jamais rien d’attendu, en contrecarrant sa logique et ses plans au cordeau. Alors Gweria était d’une certaine manière satisfaite de contrarier un peu ses attentes à son tour, surtout pour quelque chose d’aussi inoffensif qu’un tour de magie. Enfin, inoffensif, à ses yeux. La gosse semblait prendre ça bien plus au sérieux.

Quand elle la pria de signaler toute erreur, la brune hocha religieusement de la tête, pleine de bonne foi. Il fallait bien avouer que c’était presque tentant de mentir, par esprit de contradiction. Mais non, elle serait sage. Elle lui devait bien ça. Elle sourit légèrement en voyant l’as de pique se dresser face à elle.

“Pas loin. C’était bien du pique, mais pas l’As. Il s’agissait du 10.”

Hors de question de choisir la mièvrerie du cœur. Le carreau, quant à lui, ne lui évoquait rien. Le trèfle par contre… Elle ne l’avait su que tard, mais le trèfle était un des emblèmes de l’organisation mafieuse que dirigeait son père. Elle eut un bref flash-back. Des boutons de manchettes sur une chemise ensanglantée. Non, jamais elle ne choisirait le trèfle. Restait donc le pique. Elle aimait bien sa forme quelque peu agressive, mais élégante. Et puis, ça faisait badass. Pour le choix du 10, elle ne savait pas bien. Elle ne voulait pas d’une figure ou d’un as, trop high profil, trop évident. Le 10 était alors un chiffre parmi d’autres. Incognito, mais malgré tout le plus haut, juste avant le valet. La carte sous-estimée.

Maintenant que le 10 de pique était révélé, elle attendait la suite du tour. Déformation professionnelle oblige, son orgueil aurait voulu déjouer la mécanique, deviner le secret derrière la magie. Mais pour cela, il aurait fallu garder son attention fermement ancrée sur la prestidigitatrice. Or, son regard se perdit un instant derrière elle. Elle croisa sa figure fantomatique dans le reflet d’une vitrine huileuse. Le masque brun de sang séché qui voilait son visage s’était craqué, avait commencé à se diluer dans la sueur et la poussière du chantier. Mais pour autant, elle avait une allure peu ragoutante. Ce n’était pas sa coquetterie qui l’inquiétait : bien qu’à Downfall, il était banal de croiser des sdf, des personnes en fripes ou visiblement amochés, une allure pareille pouvait toujours attirer l’attention. Surtout si leur kidnappeur se rendait compte de leur fuite et se lançait à leur recherche.
Elle perdit son air enjoué, glissant subrepticement sa main menottée un peu plus loin dans sa poche. Ca aussi, c’était un détail qui pouvait faire dresser plus d’un sourcil.

“Quand tu auras fini avec ce tour, tu crois que tu pourrais refaire celui des menottes, pour moi ?”

Regard à droite, puis à gauche. Revoilà la mentalité d’animal traqué. Du bout de la manche de sa main libre, elle se frotta un peu la tempe et la joue, se débarbouillant grossièrement. Elle ne serait tranquille qu’une fois installée à l’arrière de la voiture, son chauffeur l’éloignant d’ici.

Kyoran esquissa un demi-sourire amusé en voyant la dame se transformer en dix sous les doigts de Skye. Comme par magie. Elle n’était pas dupe, malgré la fatigue elle savait très bien ce qu’elle avait vu, mais le tour de passe-passe de Blondie n’en était pas moins impressionnant et sa petite comédie ajoutait au numéro. D’une certaine manière, elle avait l’impression d’être de connivence.

Mais avec sa parano réactivée, elle n’était pas le meilleur des publics. Aussi fut-elle soulagée de voir Skye prendre sa requête suivante avec sérieux, sans tergiverser ou chercher à faire un autre tour de cartes avant. Elle ne broncha donc pas en voyant la petite lui agripper le poignet pour examiner la menotte avec attention. Ses gestes suivants la laissèrent un peu plus dubitative, même si elle ne se permit pas de questionner ses méthodes. Tout ce qui l'intéressait, c’était le résultat.
Après une minute ou deux de maraboutage, la mine déconfite de Skye lui fit penser que la cause était perdue. Mais c’était sans compter sur les trésors cachés dans les couettes de Lily. Comme quoi, elle avait des avantages, cette vision d’horreur. Kyoran se rasserena : même si Skye peinait à la libérer, elle devrait être en mesure de se libérer elle-même, si on lui prêtait l’épingle. Mais elle n’allait pas l’interrompre si ce n’était pas nécessaire, après tout elle lui avait demandé son aide.

“Je sais faire des trucs avec ça mais… c'est pas vraiment un tour de magie…
- Ca sera très bien quand même !”

Kyoran essayait de se montrer encourageante. C’était pas le moment pour avoir une crise de confiance en soi. Quand elle vit la petite bredouiller quelques phrases à sa poupée de l’enfer, elle ne sut pas bien si c’était bon ou mauvais signe. Le dire aux autres ? Quels autres ? La brune commençait à se demander si la gosse voyait des gens qui sont morts, ou un truc de ce style. Mais la question suivant s’adressait à elle et pas à un quelconque fantôme ou ami imaginaire.

“Ça sera notre secret d'accord?
- D’accord. Je dirai rien.”

Le poignet fut à nouveau agrippé et par une torsion, les bricolages de Skye furent cachés à sa vue. Elle en profita pour jeter un nouveau regard à droite et à gauche. Rien à signaler, personne ne semblait venir pour elles ou leur accorder une quelconque attention. Kyo sentait les petites mains triturer le bracelet, le retourner, puis le resserrer. Elle ne broncha pas malgré l’inconfort, et sa patience fut réconfortée après quelques secousses supplémentaires. Elle était enfin libérée de ce dernier reste du kidnapping. Et pourtant, la blonde se confondait en excuses. Si elle savait, elle avait connu bien pire qu’une menotte trop serrée pendant 10 secondes !

“C’est rien t’en fais pas ! T’as assuré Skye, merci.”

Maintenant que l’urgence de sortir du bâtiment se dissipait, elle se trouvait presque attendrie par la gosse, un peu désolée aussi. À la voir s’excuser comme ça, il n’était pas difficile d’imaginer des situations où on lui avait fait regretter certaines choses. Elle voyait bien aussi toutes les ressources et l’ingéniosité qui se cachaient derrière ses airs perchés ou émotifs. Beaucoup de potentiel, en fait, mais qu’on ne voyait pas au premier abord. Elle était presque tentée de lui ébouriffer les cheveux, mais la retenue l’arrêta et elle se contenta d’un nouveau sourire qui se voulait rassurant et complice.

Ainsi détachée, elle se remit en route vers la station service, qui n’était plus qu’à quelques dizaines de mètres. Elles n’attendirent pas longtemps avant qu’une voiture noire s’arrête à leur niveau. Elle glissa un mot au chauffeur avant de se retourner vers sa compagne.

“Je te propose qu’on aille enfin boire ce jus d’orange, si c’est ok pour toi mon chauffeur va nous déposer à un café. On pourra manger un morceau et discuter un peu de ce qui nous est arrivé. Et après ça, on pourra te ramener où tu voudras. Sauf si tu préfères rentrer toute seule. Ou tout de suite. C’est comme tu préfères.”

Cet instinct d’avoir à faire à un animal sauvage qu’il fallait amadouer et rassurer revenait un peu. Elle l’imaginait facilement paniquer de se retrouver embarquée dans une voiture avec une quasi inconnue, alors elle préférait lui exposer le plan et lui laissait choisir d’y adhérer ou non.
Cela fait, elle fit le tour du véhicule pour aller ouvrir le coffre et en sortir une petite pharmacie. Elle se glissa ensuite sur la banquette arrière, laissant la portière ouverte pour laisser à Skye l’option de la suivre. Comme si elle ne prêtait pas attention à sa décision, elle ouvrit la petite malette, profitant du miroir qui occupait le fond du couvercle et d’une gaze désinfectée pour inspecter les dégâts et nettoyer la plaie de son cuir chevelu. Enfin, rapidement : avec sa tignasse et dans ces circonstances, pas évident de faire plus pour l’instant. Alors il s’agissait presque autant de se débarbouiller la figure.

"Mais… tu crois que ça serait quand même possible de se rapprocher de Van Nyus rapidement?"

Kyoran hocha la tête sans lever le nez de la mallette.

“Sans problème. Y a un endroit en particulier que t’aime bien ?”
À l’aide d’une petite bouteille d’eau et d’un mouchoir, elle avait entrepris de se nettoyer la figure plus minutieusement. Le brun et le gris laissaient doucement place à une peau pâle, rougie par les frottements répétés. Elle semblait faussement concentrée sur la tâche (et les taches) : elle voulait surtout éviter de mettre une quelconque pression sur Skye, et lui laisser le temps de monter en voiture quand elle le souhaiterait. Ça semblait quasi gagné. Dans l’habitacle, Kyo se sentait suffisamment en sécurité pour lui accorder ce luxe, ces quelques minutes d’hésitation.

Elle hocha à nouveau la tête face à la mise en garde. Alors comme ça, Skye faisait partie de la faction des amazones ? Kyo ne connaissait pas bien le groupe, pas personnellement du moins. Mais elle respectait ces femmes qui avaient su camper sur leurs positions pour défendre leurs droits, leur territoire et leurs proches. Même pour l’outsider qu’elle était, Van Nyus était une sorte de havre, où même elle se sentait un peu plus en sécurité. Elle ne les connaissait pas, mais elle se sentait presque de connivence. Assurément, elles avaient quelques points communs. Dans une autre vie, peut-être les aurait-elle rejoint.

Lorsque Blondie s’installa à côté d’elle, elle prit une autre petite bouteille d’eau dans la portière pour la lui tendre avec un sourire. Puis elle se pencha vers Peter pour lui indiquer de se diriger vers Van Nyus. Il serait toujours temps de préciser la destination finale en cours de route, en fonction des indications de la gosse.

Kyo eut du mal à retenir un petit rire lorsque Skye lui demanda de but en blanc si elle était riche. Y avait pas à dire, elle disait ce qu’elle pensait sans beaucoup de filtre. La brune ne pouvait pas se permettre autant de candeur, elle était trop habituée à tout intellectualiser, peser le pour et le contre de chaque mot, chaque action. Pour autant, cette honnêteté naïve était rafraîchissante. Elle prit un instant pour estimer sa situation.

“Mmmmh. Pour Downfall, oui, on peut dire que je suis riche, je crois. Mais c’est surtout que je dirige une entreprise newyorkaise, j’essaie d’installer une branche ici. C’est une voiture de fonction.”

Elle marqua une pause avant de se pencher d’un air de confidence vers sa compagne, une main en paravent devant la bouche, comme pour masquer ces paroles à l’homme au volant.

“Entre toi et moi, je trouve que c’est plus cool d’avoir des amis qu’un chauffeur. Mais ne dis rien à Peter, il pourrait se vexer.”

Ce dernier jeta un bref regard en arrière via le rétroviseur. L’air indifférent, il reporta son attention sur la route. Brave homme, toujours égal à lui-même. Son boulot était autant de bien conduire que de garder des secrets et de ne pas s’étonner, ne poser aucune question sur les activités de Kyoran. Bon, elle ne le connaissait pas encore beaucoup, et elle voulait éviter autant que possible de le confronter à des situations étranges. Le fait qu’il vienne la récupérer dans cet état ne la ravissait déjà pas. Mais au moins, il ne s’était pas étonné, ne l’avait pas interrogée. Si cela avait été un test, il l’aurait passé.

La voiture et son équipage, après les contrôles d’usage, finirent par s’engager dans le quartier de Van Nyus.

“Tu peux lui donner des directions si tu veux.”

Son doigt pointait dans la direction du chauffeur, mais à l’instant où elle eut dit ça, elle le regretta presque aussitôt. Elle imaginait les tirades alambiquées que la blondinette allait sortir au pauvre conducteur et elle ne put que le prendre en pitié. Et s’en amuser un peu, en même temps. Quand votre survie n’était pas en jeu, il fallait bien reconnaître que l’excentricité de Skye était très divertissante.

Transporter des trucs pour des gens. Kyoran arqua un sourcil, se demandant autour de qui la petite blonde gravitait. Mais après tout, elle importait des médicaments pour les redistribuer aux professionnels et institutions de santé alors… ce n’était pas une supposition si éloignée de la réalité. Elle n’était qu’un autre genre de dealer, le genre approuvé et légal.

“Non non, une voiture de fonction ça veut juste dire que c’est une voiture qui appartient à l’entreprise. Je peux m’en servir, mais elle n’est pas à moi. Pas directement.”

Kyoran sourit en se demandant pourquoi elle perdait le temps de préciser ce genre de choses. Ça n'avait pas vraiment d’importance et elle doutait que ces subtilités ennuyeuses intéressent Skye ou fassent sens pour elle. Son rictus s’intensifia à la phrase un peu rêveuse de la blonde. Elle prit un instant pour regarder le chauffeur avant de répondre.

“On ne se connait pas encore beaucoup, mais je ne doute pas qu’on va devenir de grands amis. N’est-ce pas Peter ?”

Kyo prenait un certain plaisir à mettre le pauvre chauffeur au cœur des petites boutades et des excentricités de sa compagne. L’homme entre deux âges, égal à lui-même, se contenta d’un léger hochement de tête indifférent. Décidément, il avait le flegme d’un garde royal britannique. C’était à se demander s’il avait conscience de quoi que ce soit dans l’habitacle. Peut-être était-il entièrement concentré sur la route et filtrait-il tout bruit parasite venu de l’arrière. Peut-être ne savait-il même pas à quoi il hochait la tête.
Mais comme pour démentir cette théorie, il répondit à chaque question de la vingtenaire avec une neutralité polie.

“Bien mademoiselle, merci. Où vous voudrez. Non mademoiselle. Non plus. Ça ira.”

Il faillit ne pas saisir l’étrange exclamation de la môme, peu habitué à ne pas avoir des indications plus factuelles sur la destination à atteindre. Il réussit toutefois à réagir à temps, rangeant le véhicule avec souplesse le long du trottoir indiqué. Kyoran avisa le bâtiment en question. La devanture était discrète, un peu vieillotte, mais ça semblait propre, et c’était plus que ce que l’on pouvait dire d’un paquet d’établissements à Downfall.

Lorsque Skye fit mention des plats à emporter et des choses à faire, Kyo jeta un œil sur l’horloge du véhicule. Avec un petit soupir las, elle envisagea un instant ses options, essayant de se remémorer le programme qui devait être inscrit dans son agenda. Était-ce la fatigue, la commotion, ou l’indifférence ? Elle était incapable de se souvenir quel rendez-vous était supposé accabler sa journée.

“Non on va prendre le temps, on les a bien mérités, notre jus et nos brochettes !”

La main sur la poignet de la portière, elle se tourna vers le chauffeur.

“Pouvez-vous passer un coup de téléphone à Sandra pour l’avertir que je ne pourrais pas me rendre au bureau finalement aujourd’hui ? Merci.”

Puis elle sortit du véhicule. Une fois à la porte du bistrot, elle fit cependant demi-tour, revenant demander l’aide du pauvre chauffeur.

“Je suis navrée Peter mais… pourriez-vous m’avancer un peu d’argent ? J’ai… perdu mon portefeuille ce matin. Je vous rembourserai dès notre retour au bureau, évidemment. Ah et tant que nous y sommes, souhaitez-vous que l’on vous ramène un jus de fruit ?”

Kyoran, un peu genée de sa demande, tâcha de cloturer avec humour. Elle ne proposa tout de même pas à l’employé de se joindre à elles : elle ne souhaitait pas qu’il entende leur discussion. Avec une forme de dédain, il tendit à la brune un porte-monnaie, avant de prendre un cahier de mots fléchés et un stylo, visiblement habitué à patienter dans son véhicule.

Gweria put donc revenir vers le batiment et s’y engouffrer avec Skye. L’improbable duo s’installa à la première table libre, et la patronne vint aussitôt les accueillir. Elles n’avaient même pas encore eu le temps de regarder un quelconque menu, mais Kyoran se risqua à la commande.

“Deux jus d’oranges et deux brochettes de crevettes, c’est ça ? Tu veux autre chose Skye ?”

Lorsque la commande fut confirmée et la matrone repartie, Kyo reporta son attention sur son interlocutrice.

“Bon, maintenant qu’on est à l’abri à Van Nyus et qu’on va bientôt avoir de quoi manger, j’aimerais bien essayer de comprendre pourquoi on s’est retrouvées toutes les deux attachées à ce radiateur. Tu m’as dit que tu étais à un endroit où t’aurais pas dû être… Tu peux me dire où c’était ? Et tu sais qui sont les gens qui t’ont vue ?”

Kyoran avait conscience qu’elle évoquait des souvenirs potentiellement anxiogènes et qui risquaient donc de provoquer chez la gosse une crise. Elle se voulait donc rassurante, espérant que le lieu familier suffise à la garder calme.

Quelque chose de très léger avait changé dans le comportement de Skye. Elle était de retour chez elle, dans son élément, dans un décor qu’elle connaissait bien. Aux yeux de Kyoran, elle semblait plus jeune que jamais, et pendant un instant elle se surprit à être particulièrement contente de la savoir à bon port. Même si elle avait fait le choix de partir de son côté lorsque la vingtenaire avait décidé de remonter dans le bâtiment en ruines, elle n’aurait pas eu la conscience complètement tranquille, de ne pas savoir si elle s’en était sortie ou non.
Elle-même avait le sentiment de pouvoir enfin se détendre un peu, ce qui lui rendait sans doute la compagnie de la petite blonde plus agréable. Pendant quelques secondes, elle s’étonna à profiter du décor et à saliver par avance de ce qui allait leur être servi. Elle ne s’en était pas rendu compte avant, mais maintenant qu’une commande était lancée, elle mourrait de faim. La fatigue, qui avait été jusqu’à présent chassée par l’adrénaline, commençait lentement à faire son chemin dans ses muscles et dans son crâne.

Kyoran écouta patiemment les réponses de Skye. Elle ne semblait pas aussi préoccupée qu’elle par l’envie de découvrir qui se cachait derrière leur séquestration. Le danger était passé, à croire que ça lui suffisait pour se penser tirée d'affaires. Kyoran enviait son insouciance. Elle était incapable de passer si facilement à autre chose, d’arrêter de s’inquiéter et de regarder en permanence par dessus son épaule. Elle n’était pas du genre à laisser passer un truc pareil, à oublier ou se satisfaire tant qu’elle n’aurait pas le nom du responsable. Pas forcément pour agir en représailles, mais pour savoir quel ennemi l’attendait au tournant. Pour avoir le sentiment d’être à nouveau en contrôle.

“Oui on a sans doute eu affaire aux mêmes personnes. Et tu as raison, on va essayer de les éviter à l’avenir. Je sais pas toi mais j’ai pas très envie de me retrouver à nouveau attachée à un radiateur ! Mais le problème c’est que je ne les ai pas vus alors je ne saurais pas les reconnaître... Tu penses que tu pourrais me les décrire ? Et il était où cet entrepôt où tu jouais ? Que je fasse doublement attention si je suis à côté.”

Gweria sentait bien que Blondie n’avait plus trop envie de s’attarder sur tout cela, mais il fallait au moins qu’elle ait ce bout d’information. Elle lui sourit d’un air encourageant, mais juste à ce moment leur commande arriva devant elles. La brune pria pour que la nourriture ne soit pas une trop grande distraction, balayant ses questions et le moindre espoir de concentration chez sa compagne. Elle se jura que si elle obtenait ces réponses-là, elle laisserait Skye savourer ce repas bien mérité sans l’enquiquiner davantage. Après tout, elle avait quelques pistes à explorer. Ses suspicions établissaient déjà une liste de coupables potentiels. Le bâtiment dans lequel elles avaient été laissées pour mourir était un autre indice. Elle pourrait chercher qui en était le propriétaire, ou le commanditaire des travaux, même l’entreprise responsable du chantier. Le portable emprunté à l’ouvrier pouvait aussi révéler quelques informations, même s’il n’était sans doute pas au courant de quoi que ce soit. Pour finir, elle pourrait peut-être en apprendre plus sur son assaillant, en consultant les caméras de sécurité à proximité de ses bureaux.

Elle se rasserana légèrement, laissant son dos s’appuyer contre le dossier du siège. Elle saisit son verre et le tendit vers son interlocutrice, l’invitant à trinquer.

“J’aurais préféré te rencontrer dans d’autres circonstances, mais santé !”

Grands et bruns. Voilà qui lui faisait effectivement une belle jambe. Kyoran s’adossa un peu lourdement contre le dossier de sa chaise, légèrement frustrée. Elle voyait bien que la blondinette ne faisait pas vraiment d’effort pour lui donner la moindre information utile. Elle regarda donc un moment Skye s’enthousiasmer pour leur commande, sans vraiment prendre part aux réjouissances. Sans savoir si c’était l’agacement ou la fatigue, un mal de tête commençait à lui retapisser l’intérieur de la boîte cranienne.

Elle haussa les épaules à l’anecdote. La gamine parlait d’un passé lointain, mais à vrai dire, pas besoin de remonter aussi loin. Quelques interlocuteurs de son père, feu Maes Gweria, aurait mieux fait de trinquer. Ils seraient peut-être un peu moins morts. La brune choqua son verre contre celui de sa compagne avant de boire une gorgée. Elle laissa Blondie ouvrir les festivités en s’attaquant aux crevettes, avant de prendre une brochette à son tour. À défaut d’informations à se mettre sous la dent, elle reporta son dévolu sur la nourriture devant elle, restant silencieuse de longues minutes.

Kyoran leva à peine son regard sur les gesticulations de Skye. À croire qu’elle commençait à s’habituer à ses pitreries. Elle attaquait une deuxième brochette lorqu’un stylo apparut de nul part. Elle n’avait pas assez d’énergie pour s’en étonner ou feindre un intérêt. Tant pis si la magicienne la trouvait mauvais public. Chacun son tour d’être déçu.
Elle releva cependant le nez à l’évocation d’une réponse à une de ses questions. Là, elle parlait son langage. Kyoran reposa ses couverts pour rapprocher la serviette qu’on lui tendait et l’analyser attentivement.

Elle n’avait pas demandé cinquante informations. Une description physique des assaillants, ce qui fut un échec total. Et la localisation de l'entrepôt où Skye avait été enlevée. Un N, puis un O. Nord et Ouest. Des degrés, des minutes et secondes d’arc… La blonde venait de sortir de son chapeau magique des coordonnées. Plus ou moins précises, de son propre aveu, mais tout de même. Cette gosse n’arrêtait jamais d’être surprenante.
Gweria n’était pas complètement sûre d’y croire, ceci dit. Sa comparse aurait tout aussi bien pu mettre des chiffres au hasard sous le bon format, et voir ce qui arrive. Elle la scruta un instant. Non, rien à faire, son instinct lui disait qu’elle trouverait bien un entrepôt si elle suivait ces directions. Pour l’instant, elle n’avait pas la moindre idée de la zone désignée par ces chiffres, elle n’était pas là depuis suffisamment longtemps pour en avoir ne serait-ce qu’une vague idée. Mais ce n’était pas important. Elle le saurait bien vite, après une nuit de sommeil et une carte sous les yeux. Elle adressa un sourire plein de gratitude à sa voisine.

“Des coordonnées. Merci Skye.”

Elle regarda à nouveau la serviette, comme pour mémoriser les chiffres inscrits, avant de glisser la note dans sa poche. La brune prit son verre et apprécia un peu plus franchement la gorgée suivante.

“Je pense que je vais rentrer, aller soigner cette coupure et me reposer un peu. Tu as besoin de quelque chose avant que je parte ? Tu veux que Peter te dépose ailleurs ?”

Elle chipa le stylo que la jeune fille avait délaissé et griffonna à son tour sur sa propre serviette, faisant fi de quelques tâches grasses.

“Tu peux me joindre à ce numéro si jamais tu as besoin de quelque chose ou si tu découvres quoi que ce soit sur nos kidnappeurs.”