Do I know you ? x Tom

Ralentissant la voiture, je m’arrête en double file en enfonçant le bouton des warnings, alors qu’Ericka se détache, sans pour autant se décider à sortir de la voiture. Je lui jette un coup d'œil en biais, et il me faut rien d’autre pour deviner sa nervosité. Au cas où j’ai un doute, je peux me fier à sa posture on ne peut plus raide, et au fait qu’elle machouille avec application sa lèvre inférieure. Elle va finir par la bouffer entièrement, si elle continue comme ça. Pour sa défense…sa réaction est on ne peut plus compréhensible, pour elle qui a la phobie des dentistes et qui s’apprête à aller en voir un. Je la comprends, s'asseoir et laisser un type farfouiller dans sa bouche, c’est jamais le moment le plus agréable d’une vie.

J’ai un léger sourire en coin à la voir comme ça, hésitante comme jamais, et quand on sait qu’elle est du genre à foncer tête baissée dans une course poursuite, arme au poing, c’est vrai qu’on peut se dire que la situation à un petit quelque chose de comique. Pourtant, j’évite de lui rire au nez, je ne veux pas qu’elle se sente encore plus mal, et me moquer, ce n’est pas vraiment dans mes habitudes. “-Allez, ça va aller. Je t’emmènerai manger une glace dès que tu sortiras !” que je lui dis dans un grand sourire taquin alors que pour toute réponse, j’écope d’un regard noir qui étire encore davantage le coin de mes lèvres. Ma petite taquinerie a au moins le mérite de la pousser à quitter la voiture, et après l’avoir vue entrer dans le bâtiment -parce que cette maligne aurait été capable de se sauver en douce- je finis par m’éloigner, à la recherche d’une place de parking où la bagnole et moi allons l’attendre le temps de son rendez-vous.

Sauf que ce qui devait être un rapide rendez-vous chez le dentiste me semble durer une éternité. Au bout d’une trentaine de minutes, je finis par entendre le portable vibrer dans le porte gobelet de la voiture, et quelques secondes plus tard, j’entends Ericka à l’autre bout du fil me dire qu’elle et sa patience infinie se sont renseignées sur le retard de ce brave trifouilleur de bouche, qui est estimé à plus ou moins une heure. Raaah, la plaie. “-Bon…hé bah, je vais attendre. Écris-moi quand t’as fini, et je passe te chercher, je suis garée un peu plus loin. Nan…t’avises pas de filer de là ! T’as mal aux dents depuis presque deux semaines. Ne me force pas à venir te menotter au siège de ce dentiste.” Et avant qu’elle se mette à protester, je lui souhaite bon courage, et raccroche le téléphone. Je sais qu’elle pourrait réussir à me faire changer d’avis, et après tout, c’est pour son bien que j’essaie de la convaincre de rester chez ce boucher…enfin…dentiste quoi.

Une heure…ça va être long. Si long, que je devrais en profiter pour aller faire un tour, et m’occuper un peu…oh, ou aller manger un bout ! Ca c’est une bonne idée ! Et puis…c’est pas comme si Ericka allait avoir envie de manger quoi que ce soit avec la bouche endormie. Par le parebrise, je remarque une petite pizzeria un peu plus loin, et abandonnant la voiture en embarquant mon sac, j’y entre rapidement, me dirigeant vers l’une des tables vides pour m’y installer. Et alors que ma commande est prise presqu’aussitôt, je sors les deux dossiers que j’ai embarqués avec moi, et un stylo, me disant que je vais profiter de cette pause imprévue pour rédiger les deux rapports que j’ai en retard. Ce sera toujours ça de fait, et si ça peut me permettre de rentrer un peu plus tôt ce soir…je prends !

Comme souvent lorsque le travail s’en mêle, je parviens assez rapidement à m’isoler dans une bulle de concentration qui gomme peu à peu les personnes autour de moi, la musique qui sort par les enceintes accrochées aux murs, les conversations et les rires des autres clients. Je ne remarque pas la serveuse jusqu’à ce qu’elle pose l’assiette devant moi, et la remercie d’un sourire alors qu’elle tourne déjà le dos, me prenant sans doute pour une malpolie. J’ai pas mal de défauts, mais je crois que celui-ci n’en fait pas partie. Délaissant mes couverts, j’attrape ma part de pizza et entreprend de la manger avec les doigts, ce qui me permet de pouvoir continuer à travailler, et à peine la pointe du stylo posée sur le papier, la bulle m’absorbe une nouvelle fois. A tel point que je n’entends même pas le léger carillon de la porte d’entrée quand un nouveau client y entre à son tour.

Ce rendez-vous médical n’aurait pas pu mieux tomber, finalement. Enfin, l’essentiel est bien sûr que ça permette à Ericka de soigner cette dent qui la fait souffrir depuis près de deux semaines déjà -quelle bourrique- mais ça me donne aussi le temps de faire un peu d’administratif, une tâche que je n’aurai pas à effectuer ce soir. Je pourrais donc rentrer tôt, pour une fois, et faire quelque chose de plaisant, dont la nature m’échappe encore. Cilian se laissera peut-être convaincre d’aller faire un tour à la salle de sport, sinon, je pourrais toujours aller courir avec Django, qui ne me refuse jamais rien, surtout quand il s’agit d’aller dehors, et de courir après de potentiels oiseaux. Cette perspective de liberté me permet de me concentrer assez rapidement et de m'immerger dans mes rapports malgré les clients et le bruit autour de moi.  

Le téléphone coincé entre mon oreille et mon épaule, je me dépêche de noter tout ce que Stella me dicte, abrégeant les mots pour garder son rythme, alors qu’elle débite à une vitesse que j’ai toujours trouvée assez extraordinaire. “-Je t’en dois une. La prochaine bière est pour moi. Merci.” Et je raccroche, reposant le téléphone sur la table, un peu au petit bonheur la chance. Parler boisson me pousse à attraper mon verre de soda pour le vider de quelques gorgées -jamais d’alcool pendant les heures de boulot- et une fois le verre posé, je reste à fixer mes notes, les yeux légèrement plissés.

Je ne sais pas d’où me vient cette habitude, cette façon de simplement poser le regard sur les papiers devant moi, et de laisser mes méninges faire tout le boulot. Car là, malgré mon air détendu, je tente de mettre les informations bout à bout, de trouver des réponses, de m’interroger sur une piste vers laquelle aller. Je suis certaine que le nom donné par Stella est déjà ressorti dans l’une de nos affaires, et je me retrouve à l’entourer plusieurs fois de la pointe de mon stylo, et à le souligner de trois traits, alors même que je n’aurai pas pu passer à côté de l’info d’un simple regard sur la feuille. Il faudra que je pense à évoquer le sujet avec Ericka quand elle sera de nouveau en état de travailler.

En attendant que ce moment arrive, je récupère ma part de pizza, croque dedans à pleine dents, faisant glisser la pointe du stylo le long d’un paragraphe, à la recherche d’une mention bien précise. Sauf que je n’ai pas le temps d’aller plus loin dans mes réflexions, que j’entends mon prénom, juste là, à quelques pas de moi. Mes yeux se posent sur un jeune homme dont le visage ne me semble pas inconnu, et il me faut une poignée de secondes pour faire l’appoint et trouver pourquoi son visage m’est familier. Spontanément, un sourire trouve mes lèvres quand je repense à cette soirée speed-dating à laquelle j’ai traîné Sinead pour tenter de la convaincre de revoir sa copie sur l’Amour. Et…oui, ça a été un échec.

Je glisse un œil sur le jeune homme, terminant ma bouchée sans le quitter du regard, alors que je me remémore notre court échange. “-Tom…parce que tout se résume en un mot. Oui, je me souviens.” Ma réponse s’accompagne d’un sourire, alors que je ferme les dossiers étalés sur la table devant moi, les soustrayant aux yeux de ce jeune homme. “-Tu es venu faire des infidélités aux macaronis au fromage ?” Je ne sais pas pourquoi c’est la première chose qui me revient de notre échange au speed-dating. Peut-être parce qu’il a eu le cran de me proposer de venir en manger un plat chez lui, sans avoir froid aux yeux. Comme quoi, il ne faut vraiment pas se fier à la première impression, parce que j’aurai juré, avant d’échanger avec lui, que ce Tom était plus timide et réservé que fonceur et dragueur. J’ai pourtant appris, au cours de ces nombreuses années dans les rangs de la police, que les apparences sont souvent trompeuses.

Les dossiers quittent la table pour rejoindre une nouvelle fois ma besace, où je glisse également mes stylos. Je rapproche mon assiette de moi, ce qui libère une place non négligeable de la table. “-Est-ce que tu veux te joindre à moi ?” que je demande, en désignant l’espace désormais libre d’un geste de la main. “-Ma collègue est en plein rdv, et pourrait sortir d’un instant à l’autre, mais en attendant, si tu veux t’installer, tu es le bienvenue.” Le restaurant s’est plutôt bien rempli depuis mon arrivée, et ça ne me dérange pas vraiment de partager ma table avec Tom, surtout si ça peut permettre au restaurateur de garder une place libre pour de futurs clients.

Finalement, ce n’est pas si mal qu’Ericka ait un rendez-vous médical, pile à l’heure du repas. Bon, entendons nous bien, je ne jubile pas à l’idée qu’elle ait mal aux dents et qu’elle doive aller chez le dentiste, mais je dois bien admettre que ça tombe plutôt bien que ce soit maintenant, et pas en plein milieu de la matinée ou de l’après-midi. Est-ce que j’aurai pris le temps de manger, sans cette pause forcée ? Pas sûre…alors oui, vraiment, le timing est parfait, tout comme la localisation du cabinet dentaire, à quelques pas seulement de cette pizzeria. Un restaurant dans lequel le hasard a cru bon de faire venir ce jeune homme rencontré lors d’une soirée speed-dating quelques temps plus tôt.

Un fail monumental si le restaurant ne sert pas de maccaronis au fromage ? Oh bon sang, j'aurais voulu que ce soit si simple. Que tous les fails que j’ai pu accumuler dans ma vie se résume à si peu. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Mais je suis certaine que c’est surtout la différence d’âge qui parle, ou le nombre de tuiles que j’ai pu accumuler jusqu’à maintenant, même si je m’estime quand même plutôt chanceuse de ce point de vue là. Je ne sais pas ce qu’il en est de Tom parce que tout se résume en un mot, mais je sais assurément que c’est un petit jeunot, ce qui fait que je prends le parti de plaisanter de sa remarque : “-Une vraie tragédie, oui, tu as raison !” que je dis dans un hochement de tête plutôt vif, alors que le coin de mes lèvres s’étire dans un léger sourire amusé.

Je m’empresse de ranger les dossiers qui ne sont l’affaire que de la police de Downfall pour éviter que ce civil n’y jette un œil curieux, et y apprenne des données qui ne le concernent pas. Autant éviter de laisser fuiter des informations relatives à nos affaires en cours, surtout que j’ignore tout du jeune homme à qui je propose de s’installer pour partager mon repas, et un peu de son temps. Sous ses airs de gentil garçon charmeur se cache peut-être quelqu’un de pas si clean que ça. Ce ne serait absolument pas la première fois que ça arrive, qu’un individu se serve d’un physique avantageux, passe-partout même parfois, pour tirer avantage d’une situation. Mieux vaut prévenir que guérir, comme on dit.

Tom semble accepter plutôt facilement ma proposition, ce qui n’est pas si étonnant. Enfin, à sa place, j’aurai accepté aussi, plutôt que de manger toute seule à une table avec un visage connu dans le coin. Quoiqu’il en soit, il s’installe face à moi, alors que sa remarque m’arrache un léger sourire : “-Hé bah…c’est surtout pratique. Je peux manger d’une main, et travailler de l’autre. Je lie l’utile à l’agréable !” que j’ajoute alors que mon sourire s’étire légèrement face au constat qui en aurait fait grincer plus d’un : je suis une accro au travail jusqu’au moment du repas. Ce qui en soit n’est pas vraiment une nouveauté.

Un serveur ne tarde pas à apporter à Tom des couverts et une carte, et pendant qu’il y jette un coup d'œil, j’en profite pour récupérer une nouvelle part de pizza, et donner un bon coup de dents dedans. J’ai beau être une nana sympa, je préfère mon repas chaud plutôt que froid, et si je dois attendre qu’il se fasse servir, je vais manger congelé. Ce qui, honnêtement, me tente moyennement. Et puis si je prends en compte le fait qu’Ericka pourrait m’appeler à tout moment, je me vois mal mettre le reste de la pizza dans ma poche pour le manger sur le trajet du retour vers le commissariat.

J’observe Tom par-dessus la carte qu’il est en train de consulter, haussant légèrement les sourcils à sa remarque, qui m’arrache un léger rire : “-C’est la première fois que je mange ici, pour être honnête avec toi.” que je lâche dans un sourire, amusée par son aplomb et cette déduction plutôt à côté de la plaque. “-Mais si ça peut t’aider à faire un choix, la pizza bolognaise est bonne. Sinon, si tu ne te sens pas d’humeur aventurière, tu peux toujours regarder les avis sur internet. Tu trouveras peut-être une ou deux idées…” que je dis en croquant une nouvelle fois dans ma part de pizza avec appétit. Ouais, mine de rien, ça creuse de bosser non-stop.

L’entièreté de ma part de pizza à le temps de disparaître avant que la serveuse vienne prendre la commande du jeune homme face à moi. Je la regarde s’éloigner quelques secondes avant de disparaître en cuisine, et mon regard finit par se poser une nouvelle fois sur le…geek, si je me souviens bien. “-Alors, Tom…ce speed-dating a été concluant ? Tu as récolté quelques numéros ?” que je demande, en référence à cette soirée à laquelle on s’est rencontrés, alors que j’accompagnais Sinead en espérant qu’elle puisse y faire une belle rencontre. Et pour le coup, ça ouais, ça a été un fail monumental.

Je ne peux pas dire le contraire, j’ai toujours eu un faible pour les petits hasards de la vie, les rencontres fortuites, les retrouvailles inattendues. Bien sûr, elles ont un impact plus important, une force plus significative quand il s’agit d’une personne avec laquelle j’ai noué de vrais liens, avec un ami de longue date, avec un proche, mais je trouve ça malgré tout amusant que le hasard ait jugé utile de remettre Tom sur mon chemin…ou inversement. Je ne pensais pas rencontrer de nouveau l’une des personnes avec lesquelles j’ai pu échanger au cours de cette soirée speed-dating, même si Downfall n’est pas vraiment comparable à New-York, il y a tout de même suffisamment d’habitants pour qu’on ne tombe pas sur les mêmes trognes à chaque fois qu’on sort de chez soi.

Enfin…tout ça pour dire que ça me fait plus sourire qu’autre chose de retomber sur ce petit gars, maintenant que la soirée est derrière nous depuis plusieurs jours déjà. Si bien que je lui demande rapidement, et assez spontanément, s’il veut se joindre à moi le temps que durera ce repas. Une proposition qu’il accepte bien vite, et après quelques échanges, je finis par lui expliquer les raisons de mon choix. Une pizza, qui remplira mon estomac, et me permettra de travailler en même temps. Sa remarque m’arrache un petit rire, alors que je fronce légèrement le nez : “-Je plaide coupable, votre Honneur. Il est possible que j’ai un peu de mal à décrocher de mon boulot par moments.” que je confesse dans une grimace qui s’efface rapidement au profit d’un sourire. Tu parles d’un euphémisme. J’ai mon job dans la peau, à tel point que même à la maison, parfois même jusque dans notre lit, je ramène toujours un peu de travail avec moi.

Tom prend donc place, alors qu’une serveuse lui ramène rapidement des couverts et un verre, tandis qu’il semble faire un choix en attendant. Pour ne pas lui mentir, je l’informe que c’est la première fois que je viens ici, et que je ne suis donc pas forcément la plus indiquée pour pouvoir le conseiller. Même si je ne tarde pas à lui préciser que la pizza que je suis en train de manger est vraiment bonne, au cas où il n’ait pas d’idée. Il faut dire que malgré les quelques années au compteur que j’ai déjà dans le quartier expérimental, je vais presque toujours manger aux mêmes endroits. Remy et moi avons nos spots de prédilection, et avec les filles, les fois où on ne se retrouve pas dans un bar, on va toujours manger au même restaurant, celui dont Rachel raffole, et dont je connais la carte par cœur à force. Ce qui ne m’empêche pas de prendre presque systématiquement la même chose.

La serveuse refait son apparition avant que je puisse rebondir sur cette histoire de pizza et d’avis sur internet, et quand elle repart, je préfère embrayer sur un autre sujet : son succès au cours de la soirée speed-dating. Pendant que Tom répond à mon indiscrétion, je porte mon soda à mes lèvres pour l’en délester de quelques gorgées, ne retenant pas un haussement de sourcils étonné. “-C’est vrai ?! Bon sang, je pensais que tu aurais raflé tous les numéros avec ta bouille !” C’est vrai qu’il doit avoir du succès dans son genre petit geek premier de la classe. “-Ce n’est pas trop ma tasse de thé non plus, mais…la méthode a fait ses preuves. Apparemment, le fait de ne pas avoir le temps d’en dire beaucoup sur sa personne attiserait la curiosité et donnerait ainsi envie à l’autre d’en savoir davantage.” que je raconte vaguement en haussant les épaules, sans me souvenir de qui m’a expliqué ça. Cillian, si mes souvenirs sont bons ? Enfin, je ne mettrais pas ma main à couper sur ce point, mais je me rappelle d’une conversation de comptoir sur nos déboires amoureux respectifs, et les perspectives de rencontres qui s’offrent aux divorcés et aux quarantenaires. Triste constat. Auquel je n’ai pas du tout envie de penser à cet instant.

Et une chance, Tom me donne l’excuse parfaite pour ne pas avoir l’occasion de m’apitoyer, alors que par réflexe, mon regard se pose sur mon sac contenant les dossiers rangés un peu plus tôt, quand il s’est approché de la table. “-Tu ne me déranges pas. C’est agréable de retomber sur un visage pas tout à fait inconnu.” que je réponds dans un premier lieu, la main plongeant dans ma poche, pour en saisir mon insigne. Je l’en ressors pour la poser à plat sur la table, levant ma paume pour dévoiler le badge doré qui indique mon corps de métier : “-Pas exactement, non. Ce sont des rapports de police. Je suis lieutenant à la DPD.” que j’explique dans un sourire, lui laissant l’occasion de zieuter ma plaque, avant de la ranger de nouveau soigneusement dans la poche de ma veste. “-Contenu…sensible, dira-t-on. Je ne peux pas vraiment laisser traîner ça en présence d’un civil.” que j’explique malgré tout, histoire de clarifier la situation jusqu’au bout. Et non, je n’ai ni peur, pas davantage honte de faire part du métier qui est le mien, et que je n’échangerai pour rien au monde. Même si on ne donne pas toujours la meilleure image qui soit de nous, la police.

Je bois de nouveau quelques gorgées, assoiffée par le sel du fromage, avant de relancer la conversation d’un petit signe du menton à l’attention de Tom, et d’un : “-Et toi, tu bosses dans quoi du coup ?” De mémoire, on avait évoqué au cours des quelques minutes qu’avait duré notre speed-dating une histoire d’ordinateurs et de souris, mais je ne sais pas trop s’il s’agit d’un métier, d’un passe-temps, ou d’une passion. Même s’il n’est pas impossible que plusieurs de ces solutions se cumulent, bien évidemment.

Moi qui m’attendais à une pause déjeuner calme et productive, voilà que mes plans tombent à l’eau par l’arrivée de Tom, bien que cela ne soit pas nécessairement désagréable pour autant d’avoir un peu de compagnie. Si j’avais partagé cette table avec Ericka, je sais d’avance qu’on aurait parlé boulot, enquête, interrogatoire, pistes,...et j’en passe. Notre quotidien au commissariat aurait été au cœur de notre pause, et je dois dire que ça me change assez de sortir de mes habitudes et de ne pas discuter de notre travail de flic pour une fois. Une discussion légère, ça change.

Peut-être parce que c’est l’endroit où on s’est rencontrés, et donc notre seul point commun avéré pour l’instant, mais je finis par aborder cette soirée de speed-dating, celle où on s’est retrouvés l’un face à l’autre le temps de quelques minutes pour faire connaissance. Enfin, faire connaissance…on n’a fait qu’effleurer la surface, bien évidemment, le temps imparti ne nous a pas laissé l’occasion de faire bien plus. Et puis…pour être honnête, il me faut davantage que cinq minutes face à un inconnu et une ou deux pintes de bière pour en dévoiler plus sur moi. Inutile de préciser que je n’ai pas tout à fait pris ça au sérieux, bien que je n’ai aucune envie de m’attarder sur les raisons du pourquoi ou du comment. Non, parler du succès de Tom, c’est bien mieux.

Voilà pourquoi je le lance sur le sujet, m’étonnant presque de la réponse qu’il me fournit. Je suis sûre que son petit minois doit plaire, ce qui fait que je ne comprends pas forcément comment ça se fait qu’il n’ait pas récolté quelques numéros de téléphone de jeunes femmes à qui il aurait tapé dans l'œil. Sauf qu’apparemment, il n’a pas eu le succès auquel j’aurai pu m’attendre. Je sens mes sourcils se hausser aux explications fournies, et hoche distraitement la tête alors que je prends le temps de boire une gorgée de soda, comme une façon de réfléchir aux paroles tout juste prononcées.

Je ne suis pas forcément à fond dans les grands discours d’encouragement lorsque je ne connais pas la personne face à moi, ni même ce qu’elle peut rechercher ou ce qu’elle attendait d’une telle soirée. Si ça se trouve, il était là pour les mêmes raisons que moi, juste pour accompagner un ami, et non pas parce qu’il recherchait vraiment une jeune femme avec laquelle entamer éventuellement une relation. Et puis…même si c’était le cas, ce n’était pas comme si j’allais lui taper sur l’épaule en lui disant de ne pas se morfondre, parce qu’une de perdue, dix de retrouvées, ou une connerie comme ça. Alors…je préfère ne rien dire dans ce goût-là, et me contenter de poser un léger sourire sur mes lèvres : “-Hé bien…au moins maintenant tu sais que le speed-dating ce n’est pas fait pour toi !” je le lâche maladroitement, bien consciente que finalement, garder le silence n’aurait pas été si mal.

De toutes façons, je peux déjà compter sur Tom pour embrayer sur autre chose, et évoquer ces rapports que je viens de glisser dans mon sac, à l’abri des regards indiscrets. Qu’il m’imagine dans le commercial est à deux doigts de m’arracher un sourire amusé, parce que la perspective d’avoir ce type de job, quand on me connaît un minimum, est tout sauf possible. J’aurai été tout sauf douée pour ça, c’est une certitude, et je n’ai d’ailleurs jamais envisagé cette voie ne serait-ce qu’à un seul moment au moment de choisir une orientation professionnelle. Peut-être aussi parce que ce métier ne s’accompagnait pas d’un uniforme réglementaire, alors que c’est presque une obligation d’en avoir un dans ma famille…

Quoiqu’il en soit, j’explique en quelques mots au jeune homme qui partage ma table que ce sont des rapports de police, et à sa réponse, je sens l’esquisse d’un sourire en coin étirer mes lèvres. “-Rassure toi. Je n’ai pas pensé une seule seconde que tu aurais pu chercher à obtenir des informations confidentielles.” Mais ce n’est certainement pas une raison suffisante pour laisser traîner ce qui ne doit pas l’être. “-Et oui, je te confirme que la DPD n’a vraiment pas le temps de s’ennuyer !” Et je ne peux pas retenir le soupir qui m’échappe soudainement, et qui contient tout ce que je ne dirai jamais au sujet de cette ville dont la criminalité est toujours si active.

Maintenant que toute la lumière est faite sur ce qui occupe mes journées de travail, je ne tarde pas à demander ce qu’il en est pour Tom, n’ayant pas le souvenir que nous en avons discuté lors de notre bref tête à tête à la soirée précédente. Et quand il m’informe être ce qui se fait de plus geek en matière de geek, je me retrouve à plisser le regard, le scrutant avec attention, comme si j’étais en train d’essayer de me faire ma propre opinion sur le sujet. Et oui, c’est vrai que maintenant que j’y prête davantage attention, je ne suis pas si étonnée que ça par l’information. “-Hé bien…j’admire les informaticiens. Vraiment, ne me regarde pas comme ça ! Je n’essaie pas de flatter ton égo. Je ne sais pas comment tu fais pour avoir de la patience avec ces logiciels qui n’arrêtent pas de planter, pour un oui et pour un non !” que je rétorque, ne cherchant même pas à faire semblant que je suis douée avec les ordinateurs. Tant qu’ils font ce que je leur demande, c’est très bien. Par contre, au moindre petit bug, j’ai tendance à martyriser mon écran en tapant dessus, même si je sais pertinemment que ce n’est pas ça qui fera refonctionner la bestiole.

Alors que la serveuse dépose la commande de Tom devant lui, je m’excuse quand je sens mon portable vibrer dans ma poche, et consulte l’écran pour vérifier si Ericka a terminé son rdv, ou s’il s’agit d’autre chose. Il s’agit de la deuxième option, et après avoir tapé une brève réponse, le téléphone disparaît de nouveau dans ma veste, alors que je vois le jeune homme mordre avec appétit dans sa pizza, qui n’aura vraiment pas mis longtemps à arriver. Je lui laisse quelques secondes, le temps de savourer ces premières bouchées, et finalement, ne tarde pas à demander : “-Alors ? Content de ta commande ?”

Même si ce petit jeune à une tête de premier de la classe, mon boulot m’a vite appris que les apparences sont parfois -souvent- trompeuses, et que derrière un visage angélique peut se cacher un vrai enfoiré, et sous des couches de maquillage noir, gothique à souhait, un vrai petit agneau. On porte tous des masques, quoi qu’on puisse en dire, et je ne doute pas qu’il en aille de même pour Tom…même si je n’irai peut-être pas jusqu’à lui coller une étiquette de criminel sur le dos, et à le juger coupable en un coup d'œil. C’est même tout l’inverse, et je pourrais être à pas grand-chose de pincer sa joue pour tirer dessus. Au lieu de ça, je laisse échapper un sourire face à son rire, répondant presque aussitôt : “-Tu sais que c’est sans doute exactement ce que répondrais un vilain garçon qui ne veut pas se faire attraper ?” que je demande, attrapant mon verre pour boire une gorgée, sans le quitter du regard.

Est-ce que j’ai vraiment envie de me lancer dans l’une des nombreuses techniques dont je dispose désormais, forte de mes années d’expérience, pour mettre ce charmant jeune homme mal à l’aise, comme il m’est arrivé de le faire plus d’une fois avec des suspects dans une salle d’interrogatoire ? Non, clairement pas. Tom me parait bien sympathique, je ne peux nier le contraire. Au lieu de quoi, maintenant qu’il en sait plus sur mon travail, je m’intéresse au sien. C’est presque amusant de se dire que maintenant qu’on est sortis du cadre un peu trop rigide du speed-dating, discuter et apprendre à faire connaissance est presque plus simple. J’apprends donc que Monsieur est informaticien, et qu’en cas de pépin, on peut compter sur lui pour se sortir du pétrin. Je pense aussitôt à nos dinosaures d’ordinateurs, à ce petit cercle bleu qui tourne sans fin sur nos écrans dès qu’on a le malheur d’ouvrir trop de pages d’un coup, et que la bécane est en surchauffe.

J’exagère, évidemment…enfin, un peu. Mais c’est vrai que le matériel dont dispose la DPD a souvent mis nos nerfs à rude épreuve, à mes collègues et moi. Je ne suis pas réputée pour être très patiente face aux ordinateurs récalcitrants. A la réponse de Tom, je me sens hocher la tête lentement, avant de lever une épaule : “-Je pense pouvoir dire sans me tromper que mon ordinateur est plus vieux que moi.” ce qui n’est pas peu dire. Et je pense, à peine mensonger. Certains d’entre nous ont encore des ordinateurs sans écran plat, c’est pour dire. “-Nos budgets sont assez serrés, c’est vrai…ce qui est la seule raison pour laquelle je me retiens de jeter mon ordi par la fenêtre quand il plante, parce que je ne sais pas quand je pourrais en avoir un autre !” que j’avoue dans un petit sourire amusé, bien consciente que ce n’est pas comme ça qu’il fonctionnera mieux.

Notre discussion nous tient occupés, et puisque son repas ne tarde pas à arriver à son tour, seul le silence nous accompagne pendant quelques instants, sans que ça ne me semble gênant pour autant. On mange chacun de notre côté, et je finis par demander si Tom est satisfait de son choix, lui demandant comment il trouve son repas. Sa première réponse, celle qui consiste à me passer de la pommade l’air de rien m’arrache un léger sourire, qui s’étire encore davantage sur mes lèvres alors que je plisse un peu les yeux quand il pique gentiment la police. “-Bien, ravie qu’elle te plaise…Elle a l’air fraîche en tout cas, pas simplement réchauffée…comme la blague que tu viens de faire.” que j’ajoute, le sourire toujours bien en place sur mon visage. S’il croit être le premier à tenter une petite blague sur la DPD, Tom se met le doigt dans l'œil. Même si je devine aussi que sa remarque était loin de se vouloir méchante, ou mordante.

Moi aussi, je la trouve plutôt pas mal, cette petite pizza, et même le restaurant en lui-même. C’est marrant, mais avec le temps, j’ai fini par aller toujours aux mêmes endroits, et à ne jamais vraiment laisser leur chance aux autres. Ce n’est pas une histoire d’à priori, juste…d’habitudes. Mais puisque l’endroit me plait, j’imagine sans peine que je pourrais y revenir d’ici peu. “-Hm…tu es originaire d’ici au fait ?” que je demande en haussant les sourcils, avant d’ajouter, pour expliquer pourquoi cette demande soudaine : “-On a dû me poser la question presque à chaque fois, l’autre soir…” Et c’est vrai que vu l’endroit, disons…atypique dans lequel on vit, ça peut se comprendre.