[TERMINE] stop this fucking noise ! - Neelie

Le dispensaire amenait son lot de nouveautés, mais surtout d'habitués. Elle continuait de panser les blessures, de recoudre les ouvertures faites la veille après une rixe, aider les jeunes femmes se découvrant une grossesse non désirée et administrer des médicaments pour des personnes en sevrage. Tout cela sous l'œil bienveillant et fatiguée d'une Luka Gilmore qui ne la surveillait plus réellement depuis quelques années maintenant. Ainsi, elle passait ses matinées là-bas avant de les laisser pour rentrer chez elle. Aujourd'hui, elle partait plus tôt. C'était une de ses journées où elle passait l'après-midi chez elle avant de reprendre le soir au Purgatory. L'occasion de travailler pour Hermes, pour ne pas se retrouver sans rien faire, à réaliser que ses choix de vie n'étaient les meilleurs, préférant la fuite et l'oubli dans le travail.

Mais tout cela en se vernissant les ongles des pieds, des mains et en se refaisant une beauté, couverte de crème de soin et autres produits miracles pour maintenir son teint de pêche, ses huiles dans les cheveux pour garder leur brillance et leur souplesse. Depuis quelques mois, elle avait repris du poil de la bête, remangeait plus régulièrement. La tempête était passée, elle était passée à autre chose. India était revenue parmi les vivants. Enfin, avec l'aide de cette mère de substitution qui l'avait confrontée dans un face à face, menant cette longue discussion, quelques mois en arrière concernant ses troubles alimentaires, son origine. Une forme d'ultimatum avait été posé pour qu'elle reprenne des repas quotidiens, le reste reprenant naturellement ce qui pourrait être considéré comme des bonnes habitudes.

India était vêtue d'une robe trapèze ceinturée à manches noires volantes, au motif floral, dans un style bohème et portefeuille. Sa dernière acquisition avait un col en V discrète, une taille haute. La robe était mi- longue et lui arrivait au-dessus des genoux. Des sandales compensées à ses pieds, son sac de marque à la main, elle mit ses lunettes de soleil sur sa tête. Un peu moins maquillée mais tout de même pomponnée, rien ne changeait chez elle, en dehors d'une bonne mine. Arrivant devant l'entrée de son immeuble, elle remarqua que la porte avait été seulement poussée puis vit les cinq cartons qu'il y avait posés sur le sol. Un nouveau ? Il y avait deux appartements vides, celui à son étage et l'autre au dernier, appartenant à cet homme tué l'année dernière. Lequel allait être habité ? La jeune Phillmore appréciait cette tranquillité et espérait secrètement que son étage reste libre pour longtemps. Les déménageurs devaient être à la fin, car il ne semblait plus rester grand chose. Entendant des bruits dans les escaliers dont certaines marchent arriver à grincer alors que c'était du béton, elle remarqua une jeune femme sûrement de son âge, peut-être plus jeune, descendre les marches. India ferma la porte de l'immeuble en la poussant un peu plus pour entendre ce bruit caractéristique de sa tranquillité. Une fois avait suffit.

Salut, lui dit-elle à quelques mètres d'elle, montrant d'un geste de la main le reste des cartons besoin d'un coup de main ?

Aucun doute qu'elle n'aurait pas besoin d'aide, qu'il y avait d'autres personnes pour l'aider. Aucun doute qu'elle remarquerait rapidement où cette personne allait habiter sans avoir besoin de fouiner. India ne pensait qu'à une chose, les soins qui l'attendaient et les restes de ce restaurant asiatique où elle avait pris à manger la veille.

- 3 octobre 2022 -

Madden jeta un dernier regard, rempli de contrariété, à la voiture qui disparaissait à l’angle de la rue. Après tout, c’était elle qui avait insisté pour qu’il la laisse ainsi, sur le trottoir, au pied de son nouvel immeuble avec ses six cartons. Elle avait même usé de sa grande technique passive-agressive pour rejeter toute forme d’aide et se rendre particulièrement désagréable. Neelie voulait gérer la fin de son aménagement toute seule, parce que l’émotion avait menacé de déborder ses capacités de contenance, et qu’elle ne souhaitait pas montrer le moindre indice de vulnérabilité à Vincent. Son estomac s’était noué au moment de refermer pour la dernière fois la porte de l’appartement qu’elle avait partagé avec Keziah. Elle avait fait le choix de déménager à la suite de son assassinat, ne supportant pas de vivre avec la paradoxale présence de son absence. Il lui fallait un chez elle où elle n’attendrait personne, où la solitude lui semblerait moins subie que choisie.
Vincent lui avait proposé de crécher chez lui, mais la jeune métisse avait décliné l’offre. Néanmoins, elle avait pris le double de clefs de son appart’, au cas où elle aurait besoin de s’y replier. Chloe l’avait aidée ensuite dans sa recherche de logement. Neelie voulait vivre dans le Watts, quartier qu’elle affectionnait plus particulièrement à Downfall. Or, la patience n’étant pas dans ses innombrables qualités, elle s’était arrêtée au bout de trois visites et avait choisi un T2 assez minable dans un immeuble franchement dégueulasse, mais au loyer plutôt bas. L’appartement était au 3ème et avant-dernier étage, et partageait le palier avec un studio habité par une autre nana de son âge. « Une fille discrète et austère » avait ajouté le propriétaire avec une moue d’homme blessé dans sa virilité. Cette voisine n’était qu’un détail, comme l’épaisseur des murs réduite à son minimum possible, le problème de plomberie de l’évier de la cuisine, ou encore la tâche d’humidité qui longeait l’un des murs de la petite salle de bain. De toute façon, cet appart’ serait seulement un point de chute, pas vraiment un lieu de vie. Madden n’avait jamais vécu seule, et doutait en être capable. Elle préférait squatter les canapés et ne comptait pas changer ses habitudes.
Du coup, se retrouver là, seule, devant ce qu’elle redoutait le plus, ruinait son humeur. Elle en voulait à Vincent de ne pas avoir compris qu’en lui demandant de partir, elle espérait en fait qu’il reste. Ravalant un soupir étranglé par un sanglot qu’elle parvint à étouffer in extremis, Neelie sortit de son éternel sac banane un joint, le vissa entre les lèvres, et attrapa un carton qu’elle monta.

Les trois étages lui coupèrent les jambes, et ce fut essoufflée qu’elle arriva dans le salon. La jeune femme déposa le carton et alluma sa roulée après s’être posée à la fenêtre. Elle avait besoin d’engourdir sa psyché afin de faire taire ces pensées intrusives qui l’assaillaient. Toujours dans l’intention de se distraite de la peine qui cherchait à la submerger, Neelie saisit son téléphone portable et envoya des SMS à plusieurs de ses potes, dont Chloe. Cette dernière lui proposa de venir la voir un peu plus tard dans la soirée, mais la métisse renversa sa proposition, et dit qu’elle viendrait dès qu’elle aurait terminé de vider ses cartons. Elle n’avait même pas un canapé sur lequel se poser. Vincent lui avait promis de l’aider à meubler son appartement dans la semaine. Donc, pour le moment, elle n’avait qu’un matelas futon jeté dans sa chambre, car elle n’avait rien voulu prendre d’autres dans l’appartement qu’elle avait laissé.
Son joint fini, Neelie se rappela que cinq autres cartons attendaient de rejoindre leur future demeure. Un soupir plus tard, elle dévala les escaliers et tomba sur une locataire. La nana était plutôt bien sapée pour l’immeuble. Elle la salua et lui proposa un coup de main pour l’aider à monter les derniers cartons. Madden esquissa un sourire. Plus vite elle aurait fini son emménagement, plus vite elle pourrait se barrer et retrouver Chloe. « Hey ! J’veux bien, merci. » Anticipant la question qui concernerait l’appartement dans lequel elle emménageait, Neelie poursuivit :  « J’suis au 3ème. Ça fait longtemps que tu vis ici ? Enfin, si tu vis ici… ? » La jeune métisse souleva un carton de vêtements et posa un pied sur la première marche de l’escalier.

Un nouvel habitant avait décidé de s'installer dans cet immeuble vétuste. Ce n'était jamais de gaieté de cœur vu l'état de délabrement. Mais il était plus facile de trouver un bâtiment de ce type-là qu'un refait à neuf. Le loyer n'était pas cher mais était à hauteur des conditions de vie. Les murs étaient fins, mal isolés, parfois les salles d'eau refoulaient et gardaient l'humidité, marquées par quelques tâches de moisissures, les aérations crasseuses ne fonctionnant qu'à moitié. Mais les habitants trouvaient leurs astuces pour rendre confortable leur quotidien. India observa les derniers cartons qui attendaient dans le hall de l'immeuble, entendant les pas rapides d'un des résidents. Une jeune femme qu'elle ne reconnaissait pas, résolvant la question du nouvel habitant, lui proposant par la même occasion son aide pour monter ces cartons posés au sol. Un sourire et la métisse accepta et avant même que la jeune Phillmore puisse lui demander l'étage, elle lui annonça être au troisième.

Nous allons être voisine de pallier alors, j'ai le studio d'en face ! lui dit-elle simplement.

Merveilleux. Elle laissa un sourire se voulant amicale, laissant ses émotions loin derrière elle pour ne pas montrer l'agacement de cette nouvelle. Elle espérait que ce calme auquel elle aspirait se poursuive. Attrapant le second carton après elle, elle le soupesa, retrouvant sa stabilité sur ses talons compensés et monta, derrière sa nouvelle voisine, les marches.

Cela fait un peu plus d'un an, oui, un an et demi. Ce n'est clairement pas un palace mais le coin est tranquille. Il y a surtout des personnes âgées, des vieux garçons et quelques familles sans enfants... Ah non, je me trompe, il y a un nouveau-né au second.

Autant dire que l'immeuble était calme malgré le nourrisson qui braillait son besoin d'existence. Il résonnait aussi parfois le bruit d'un téléviseur, quelques chansons à la radio ou les chants de l'ivrogne du premier étage, des engueulades sur divers sujets, des discussions dans les couloirs sur le quotidien et les derniers événements. Le dernier en date : le nudiste de la supérette au bout de la rue. Il était masqué et ouvrait son manteau face à des femmes et des jeunes filles. Les débats allaient bon train et toutes les théories étaient étalées. Mais derrière ces quelques renseignements, c'était une façon détournée pour lui faire comprendre que le calme régnait et qu'il serait bon que cela continue ainsi. India avait noté la légère odeur d'herbe qui suivait les mouvements de la jeune femme. Ce ne serait pas surprenant qu'elle soit aussi calme que les autres.

Tu as déjà tout monté ? Vous y êtes depuis combien de temps ? Demanda-t-elle alors qu'elles atteignissent le premier étage.

Parce que la serveuse du Purgatory pensait qu'elle avait des amis à elle à l'étage qui terminait de poser des cartons, des meubles. Il n'y avait pourtant pas de raffut évocateur.

- 3 octobre 2022 -

Madden avait retrouvé ce sourire enthousiaste de façade. Elle accepta la proposition d’aide de la jeune femme, et souleva un second carton. S’engager dans l’escalier lui permit de tourner le dos à celle qui lui annonça être sa voisine de palier. La fameuse nana « discrète et austère ». Pourtant, ce n’était pas vraiment la première impression que s’en faisait Neelie. Sa voisine paraissait plutôt avenante et gentille. En revanche, le décalage entre l’état de délabrement de l’immeuble et le soin porté à sa tenue avait quelque chose d’étrange et d’intrigant.  D’emblée, on pouvait imaginer que cette nana jouait sur les apparences. Or, que voulait-elle cacher ? Qu’elle était une pouilleuse et portait inlassablement sa seule tenue décente pour tromper sa pauvreté ? Ou au contraire, qu’elle avait de la thune mais se planquait dans une misère choisie ? Le détective Madden tirerait tout ça rapidement au clair.

La discussion poursuivit dans les escaliers. Sa voisine lui expliqua crécher ici depuis plus d’un an, et apprécier la tranquillité du « coin ». L’immeuble était habité par des vieux, des célibataires quinquagénaires et des couples stériles, à l’exception d’un qui avait donné naissance à un chiard depuis peu. Un rictus gagna les lèvres de la métisse tandis qu’elle réalisa – et non sans satisfaction – qu’elle serait encore une fois la résidente pénible du bâtiment. Elle s’excusa mentalement – et sans aucune culpabilité – vis-à-vis de sa voisine qui aurait à souffrir de ses rares présences. Neelie ne supportait pas d’être seule, et encore moins dans le silence. « Bon, tant mieux » mentit-elle ouvertement, espérant néanmoins pour sa voisine qu’elle aurait la patience de la supporter.
Tandis qu’elles prenaient le virage du premier étage, l’autre locataire lui demanda où en était son emménagement. Un rire nerveux échappa à Madden, dont les pensées se remirent à détester l’autre con de ne pas être resté. « A vrai dire, avec cet aller, on aura déjà monté plus de la moitié de mes affaires. J’suis partie avec rien. Genre, vraiment rien. Heureusement en même temps, parce qu’il m’a quand même fallu bien une demi-heure pour monter un carton, ah ah ! » Sa voix trainait légèrement, car empâtée par le joint bien chargé qu’elle s’était envoyé juste avant. Et c’était donc avec une nonchalance extrême qu’elle entama les escaliers du second étage, le souffle de plus en plus court. « T’es d’ici toi, non ? » Neelie n’avait aucun doute là-dessus. Sa voisine parlait avec cet accent si typique de l’enclave donwfallienne ; accent que la new yorkaise avait appris à imiter durant ses premiers mois d’immersion dans la ville. « J’me faisais la réflexion que t’étais franchement bien sapée pour l’immeuble. Tu bosses dans quoi ? … Putain, jamais ils n’en finissent ces escaliers ! »

Quand la jeune métisse fut enfin parvenue au pallier du 3ème étage, elle accusa un râle de soulagement bruyant. D’un coup de fesse dans la porte, elle entra chez elle et lâcha le carton à côté du premier, au beau milieu du séjour. Elle attendit que sa voisine entre à son tour pour poursuivre la discussion entamée. « C’est quoi ton prénom ? Moi, c’est Neelie ! » Madden avança son poing pour lui faire un check de salutation officielle. « Un pote doit encore m’aider à remplir l’appart’. On f’ra ça dans la semaine. » Cet appartement vide renforçait ce vague à l’âme qui, tenace, nouait son estomac et plombait ses pensées. N’en montrant rien, le visage figé en une expression enjouée, elle ajouta : « Bon, encore trois cartons et ce sera fini. Une bonne chose de faite… » Or, cette fois-ci, Neelie ne parvint pas à maintenir l’inflexion de sa voix qui s’obscurcit.

Tant mieux. Aucun doute que les deux jeunes femmes allaient s'entendre, fut la conclusion d'India, satisfaite de cette réponse. Elle poursuivit la montée des marches avec ses compensés. Pour se donner le bon rôle, la jeune femme s'intéressa à son emménagement, pour savoir si elle s'était engagée pour longtemps auprès de cette nouvelle voisine. Son rire nerveux ne la rassura pas le moins du monde mais la métisse arrêta rapidement sa réflexion. Elle était partie avec rien de son ancien logement et ses affaires se limitaient à ces cartons qu'elle avait pu voir en bas. Au moins, elle ne perdrait pas des heures à l'aider et pourrait se prélasser dans son canapé avant de partir travailler au Purgatory.

Je vois, lui dit-elle en souriant, sourire qu'elle ne verrait sûrement pas, je n'avais pas beaucoup d'affaire lors de mon premier déménagement, quelques cartons, tout comme toi.

La jeune femme avait l'air ralentie, mais poursuivait sa route dans ses escaliers qui semblaient parfois interminables, attendant les marches pour arriver au second étage. Elle profita pour lui poser une question concernant ses origines. Soit c'était une Downfallienne très curieuse, soit elle n'était pas d'ici.

Oui, et toi ? Lui demanda-t-elle simplement en retour.

Arrivée à la moitié des escaliers, la curieuse s'intéressa cette fois-ci à son métier, pour comprendre l'origine de ses vêtements, râlant au passage des étages. India renâcla d'amusement, poursuivant à son rythme la montée, sentant elle aussi que le carton commençait à peser sur ses bras. C'était sur un ton léger qu'elle lui répondit :

On s'y habitue, tu verras ! Disons que j'ai choisi de mettre mon salaire dans mes vêtements plutôt que mon logement ou la nourriture ! Ce n'est qu'une impression, rien n'a de la valeur en vrai. Je travaille essentiellement au Purgatory, je ne sais pas si tu connais.

Mensonge. Son sac dépassait les mille dollars mais n'était pas une de ces marques connues par le commun des mortels. Pour les ignares qui erraient dans cette ville, cela n'avait pas de valeur. Mais il était vrai qu'elle avait dû revoir sa passion du luxe à la baisse, ne pouvant s'offrir avec son salaire de serveuse et les quelques heures de baby-sitting des robes Ferragamo ou Pucci. Elle avait appris à obtenir de beaux tissus dans des endroits bons marchés mais ils n'auront jamais la qualité des premiers.

Et toi ? Tu travailles où ? Posa-t-elle en retour par politesse lorsqu'elles atteignirent le troisième étage.

Elle devait avoir la vingtaine, peut-être avait-elle le même âge qu'elle après tout. Entrant dans l'appartement faisant face au sien, déposant le carton qu'elle tenait à côté d'un autre. L'appartement manquait de meuble pour ne pas dire qu'il était vide. La jeune Phillmore garda toute remarque et ne laissa transparaître aucune émotion. La métisse se présenta sous le nom de Neelie, nom original, peut-être un diminutif, voir un surnom.

Jodie, lança-t-elle désarçonnée par le check qu'elle lui proposait, fermant le poing pour y répondre.

L'emménagement se finirait dans la semaine, une fois qu'elle aura trouvé les meubles pour s'installer décemment. Face à cet engouement qui se lisait sur le visage de Neelie, ignorant à raison le léger changement dans le ton de sa voix, India acquiesça lui disant avant de redescendre, se frottant les mains pour enlever toute saleté possible :

Je pose mon sac et je te rejoins, le temps de nourrir la bête.

Adressant un sourire presque espiègle, elle alla ouvrir son appartement où un chat l'attendait sur le dossier du canapé, les quatre pattes pendantes, relevant la tête, comprenant qu'elle allait être nourrie dans les minutes qui allaient venir, miaulant sans s'arrêter en se frottant contre ses jambes. India posa son sac sur le petit comptoir de la cuisine, ouvrit le sac de croquette et remplit la gamelle avant de refermer la porte, laissant les clés à l'intérieur, pouvant rentrer sans elles. Elles descendirent les escaliers. La jeune Phillmore laissa la métisse passer devant.

Une fois que tu l'auras meublé, tu feras une pendaison de crémaillère ?

Une question intéressée pour savoir si elle devait découcher dans les jours qui allaient venir et demander l'asile politique à Tom ou Eleonor, peut-être même retourner dans l'appartement de son père. C'était le genre de soirée où il y avait du monde et où faire du bruit était accepté par l'ensemble des résidents.

- 3 octobre 2022 -

Le détective Madden ne put totalement réfréner son instinct et débuta un petit interrogatoire dans l’escalier. Dans le fond, elle n’en avait pas grand-chose à foutre de qui était sa voisine, ce qu’elle faisait, comment elle se sapait, ou encore à quelle heure elle chiait. Mais Neelie avait toujours eu en aversion les silences, et avait par conséquent développé un don exceptionnel pour la discussion. Le truc con, c’était qu’elle n’écoutait qu’à moitié les réponses données. Donc si elle pouvait faire illusion au cours d’un seul et même échange, il lui était plus difficile de se rappeler de ce qui avait été dit d’une discussion à une autre. Tant qu’elle trainait avec des gens défoncés, ça passait, d’autant qu’ils adoraient radoter toujours les mêmes merdes, qu’elle ne retenait de toute façon pas plus, tant c’était souvent trop débile… Or, avec sa voisine, l’enjeu de leur discussion semblait différent. Elle avait beau l’avoir dans le dos, et de fait ne pas la voir, Madden avait la nette impression que l’autre encodait tout ce qu’elles se disaient. Et sa voisine se rendrait alors vite compte que Neelie pouvait mentir comme un arracheur de dents, qu’elle pouvait avoir plusieurs réponses à une même question, et qu’elle n’était jamais avare de promesses qu’elle ne respecterait jamais. La nouvelle locataire de l’immeuble fit donc un effort pour enregistrer les informations que l’autre nana voulait bien lui donner.
Sa voisine aussi avait emménagé ici avec quelques cartons, et laissa sous-entendre que tout comme la métisse, elle avait souhaité se séparer de certaines de ses affaires, à entendre dans le sous-texte comme des aspects de son passé. Décidément, le mystère s’épaississait autour de cette Downfallienne au passé trouble. Sa question sur les origines de son interlocutrice lui fut bien évidemment retournée. « Ca s’entend tellement. Vous vous payez un sacré accent dans l’coin. » commenta Neelie, avant d’ajouter : « J’viens de New York. » Et c’était bien parce qu’elle venait d’une grande ville comme la grosse pomme, et d’une caste plutôt blindée, qu’elle avait direct capté la qualité des vêtements et accessoires de sa voisine. Et sauf si elle jouait les entraîneuses de luxe au Purgatory, c’était impossible qu’elle puisse se payer de telles affaires avec un simple salaire de serveuse à Downfall. Madden ne la reprit pas pour autant, et se contenta de résumer son expérience au bar à bière du Watts : « J’y suis allée quelques fois, mais ce n’est pas vraiment le genre de lieux que je fréquente. » Puis ce fut au tour de la question sur son activité professionnelle de lui revenir en boomerang : « Oh, je… Des petits boulots, par-ci et là, plutôt dans le monde de la nuit. »

Quand le 3ème pallier fut enfin atteint, Neelie put libérer ses bras du poids du carton. Elle en profita pour saluer officiellement d’un check celle qui se prénommait Jodie. Et Jodie devait passer par chez elle pour nourrir « la bête » avant de terminer le déménagement dans lequel elle s’était embarquée. La métisse eut un sourire amusé, et se permit de suivre sa voisine jusqu’au seuil de son appartement pour pouvoir observer la créature qui y était enfermée : un chat qui faisait des vocalises. Madden ne s’attarda pas et attendit que Jodie la rejoigne sur leur pallier pour descendre les trois étages qui les séparaient de ces foutus cartons.
Un nouveau rictus fendit les lèvres de la jeune femme quand sa voisine voulut savoir s’il était prévu une crémaillère. Autant, par le passé, certains résidents de l’immeuble avaient pu lui poser la question dans l’espoir de s’incruster ; autant, en ce qui concernait cette résidente en particulier, Neelie se disait qu’elle voulait savoir si et quand elle serait dérangée dans son calme monacal. « Franchement, j’en sais rien… Peut-être. Ou pas. C’est… » Elle hésita un instant, puis décida qu’elle pourrait tirer un certain avantage à lui dire ceci : « J’ai déménagé de l’appartement que je partageais avec mon frère dans le centre-ville. Il est mort y’a quelques semaines… Donc c’est un peu à l’arrache et par défaut que j’ai atterri ici. Je ne sais pas si ça mérite d’être fêté. » Encore une fois, ne présenter à Jodie que son dos lui évita d’avoir à feindre un sourire de façade qu’elle n’aurait pas eu la force de singer. Sans vraiment s’en rendre compte, elle dévala les deux étages, mettant de la distance avec sa voisine, de sorte que la discussion à propos de son frère et d’une éventuelle crémaillère en reste là.

Le second aller se fit dans le silence, Neelie peinant à s’extirper de l’émotion qui l’avait gagnée. Putain, elle aurait mieux fait de ne rien dire. Elle passa donc sa haine envers l’univers dans son déménagement, et bouffa d'un pas rapide et athlétique les trois étages. Elle attendit que Jodie ait atteint le pallier de son appartement pour redescendre chercher le dernier carton.
Ce troisième aller-retour lui permit de reprendre contenance. Enfin, c’était surtout l’idée de s’enfumer encore un coup qui la contenait.

Débarrassée du dernier carton - posé avec les autres au milieu du séjour -, Madden s’avança vers une glacière en plastique et en sortit deux bières encore fraiches : « On trinque ? » Une fois les bouteilles décapsulées, elle alla récupérer dans sa banane un joint déjà roulé et en embrasa l’extrémité. Un sourire se dessina après qu’elle eut recracher sa première taffe. « T’aimes faire quoi de ta vie, à part bosser et te ruiner en marque de luxe ? » Neelie voulait évaluer leur compatibilité. Et dans ce but, elle tendit son joint à Jodie après avoir tiré une nouvelle fois dessus.

Ce n'était pas la première fois qu'India entendait des personnes arrivant à Downfall dire qu'ils avaient un accent prononcé. Il s'était sûrement construit à mesure que tous ceux venus se cacher s'étaient mélangé. Un accent qui ferait tiquer s'ils étaient à l'extérieur. La jeune femme eut un rictus et laissa la surprise se poser sur son visage, surprise qu'elle ne pourrait lire que si Neelie se retournait dans les escaliers.

New-York ? À l'inverse, je ne l'aurais pas deviné, un vrai caméléon !

La métisse avait sûrement travaillé pour prendre cet accent, pour passer incognito dans le quartier expérimental. La jeune Phillmore n'y avait vu que du feu. Certains habitants étaient particulièrement chauvins et n'acceptaient que rarement les autres. Alors elle comprenait que les nouveaux arrivants cachent jusqu'à leurs accents. La brune ne fit pas le lien avec une possible connaissance du luxe qu'elle portait sur elle. Vu ses accoutrements, il lui était impensable qu'elle sache faire la différence entre un sac de marque et un vendu quelques dollars sur les marchés. Tous des ignares, même à l'extérieur. La conversation dévia sur son travail, apprenant par la même occasion que Cornelia connaissait le Purgatory. Ce n'était pas son lieu de prédilection. En retour, et parce que la serveuse lui avait demandé, la nouvelle voisine resta vague sur ce qu'elle faisait. Des petits boulots. Le monde de la nuit. Une multitude de métier était envisageable, mais aucun ne semblait coller à l'image qui se dessinait sous ses yeux. La curiosité de savoir qui était cette fille se réveilla, offrant certains mystères… Non, India ne pouvait faire ça pour tout le monde, ce serait frôler la paranoïa.

Arrivant toutes les deux à leur étage, la jeune Phillmore s'absenta sous couvert de nourrir l'animal qui lui tenait compagnie, lui donnant quelques gratouilles sur le crâne avant de laisser Chacha ingurgiter sans respirer ses croquettes. Revenant vers Neelie, elles reprirent le chemin du rez-de-chaussée pour terminer ce déménagement. India posa une question faussement innocente sur une possible crémaillère, prête à s'en aller le temps que le calme ne revienne. L'hésitation était au rendez-vous jusqu'à ce qu'un aveu ne sorte de la bouche de la métisse. Elle habitait dans le centre-ville, avec son frère, mais ce dernier était mort quelques semaines auparavant. C'était un déménagement en catastrophe qui l'avait poussée à partir de là. L'impossibilité de vivre dans un endroit où ils avaient partagé de bons comme de mauvais souvenirs.

Oh, dit-elle simplement accusant le coup de l'information, non, en effet, il n'y a rien à fêter derrière.

Et la jeune femme n'en dit pas plus. Si son frère était mort, il y aurait son nom qui apparaîtrait dans les dossiers de la morgue, peut-être même dans un journal et elle pourrait savoir qui il était, de quoi il était mort. D'une maladie ? D'avoir été au mauvais endroit au mauvais moment ? D'avoir fait son travail ? D'appartenir aux Prayers ou un autre groupe de délinquant ? Le silence s'imposa de lui-même dans les deux voisines, prenant chacune un carton pour remonter, Neelie devant, India fermant la marche. La métisse avait accéléré le pas là où la brune avait continué à son rythme, les compensés ne lui permettant pas d'avoir la même rapidité. Et surtout, elle ne voulait pas courir. Le déposant dans l'appartement à peine meublé, elle vit la jeune femme partir chercher le dernier carton, lui laissant le loisir de découvrir l'appartement. Faisant un tour rapide, elle retourna voir son chat qui faisait le mort non loin de sa gamelle, les quatre pattes en l'air, le regard fixant un point précis. Une caresse sur le ventre, la brune attrapa une boulette en papier et lui lança en direction du lit pour faire bouger l'animal. Chacha se remit sur pied et détala pour se jeter sur la boule la faisant glisser sous le lit. Ne restait qu'une derrière de chat visible lorsqu'elle ferma la porte, accueillant Neelie qui lui proposa de trinquer. Un sourire en coin, elle accepta d'un mouvement de tête, attrapant la bière tendue décapsulée, India en but une gorgée tandis que sa voisine sortait de cette immonde banane, un joint qu'elle alluma sans tarder, semblant trouvé un instant de paix dans ses pensées perturbées par de trop vives émotions. Après avoir tiré dessus, la métisse lui tendit le joint mais la jeune Phillmore refusa d'un signe de la main, préférant répondre à cette question.

Il n'y a pas grand-chose à faire dans le coin. Sortir et passer des soirées avec mes amis, essentiellement, à refaire le monde. Mais je passe mon temps à travailler, entre le bar, un dispensaire où je donne un coup de main et du baby-sitting. Est-ce que tu as trouvé des choses intéressantes à faire ici ?

Exprimer à haute voix son quotidien rendait étrangement vide cette vie qu'elle menait. Les soirées avec ses quelques amis se faisaient rares. Ses soirées étaient souvent prises par le bar et les dernières de libre elle les passait chez elle ou effectivement à quelques soirées avec Eleonor ou avec Tom quand il n'était pas question de travail. Sa dernière grosse soirée, où elle avait cédé au regard brillant de sa meilleure amie, datait et les souvenirs étaient plus que flou. Quelqu'un avait mis un quelque chose dans son verre. Rien qui ne ressemblait à une drogue en particulier décrit dans les livres ou les patients du dispensaire quelque chose de nouveau. Elle avait été sidérée pendant quelques jours, incapable de se souvenir, restant vautrée sur son canapé, incapable de réfléchir sur le coup. Tout cela pour dire qu'elle n'était pas très amusante, ni très intéressante pour des nouveaux. India ne cherchait pas à se faire de nouveaux amis, paraître juste assez sympathique, mais pas assez pour qu'on s'y intéresse. Elles parlèrent de banalité, évitant bien les sujets sensibles, voyant bien qu'elles n'avaient aucun point en commun. Elle entendait à mesure que le joint diminuait que l'accent New-Yorkais ressortait.

Une fois la bière terminée, elle la remercia et la laissa s'installer, lui proposant par politesse si elle avait besoin, de ne pas hésiter à venir frapper à sa porte et qu'elles pourraient se faire, si elle le souhaitait, à l'occasion un repas ensemble, à savoir commander. Tout ce que la jeune femme ne souhaitait pas. Elle pensait que toutes les deux avaient compris que cela ne fonctionnerait pas et qu'il n'était pas utile de faire l'effort de devenir amies. Mais la politesse l'obligeait à dire ses paroles. Elle retrouva son chat et sa routine.

***

30 Octobre 2022.


Quelques semaines après, les Forces de l'ordre ont fait une descente dans le quartier de Florence et ont arrêté de nombreux Prayers. Son père s'est laissé arrêter et cette nouvelle a chamboulé la jeune femme loin d'être prête malgré toutes les barrières qu'elle s'était mise pour s'y préparer. L'évidence n'était jamais facile à accepter et elle avait erré quelque temps, le temps de retrouver ses marques. Tom avait été là, comme toujours, et la vie reprenait malgré tout son chemin. Des incendies avaient fait rage dans la Zone 33 à la fin du mois, mais d'autres avaient aussi été allumé dans des quartiers comme le Watt. India apprenait la nouvelle, détachée.

Ce soir, c'était la veille d'Halloween, elle savait qu'elle allait avoir une grosse soirée en prévision au Purgatory. La soirée avait été relativement tranquille, les habitants se préparant à boire des verres pour le 31, se montrant sage, mais pas trop. La serveuse rentra chez elle après avoir aidé à faire la fermeture, libérant ses pieds de ses escarpins, fermant à clé son appartement, câlinant l'animal qui était étendu de tout son long sur le lit. Il devait être deux heures du matin. Après une longue douche, elle prit le temps de manger un morceau avant d'aller se coucher, retrouvant rapidement son chat qui vint se blottir contre elle, patounant un moment avant de s'allonger. Il devait être à présent trois heures du matin. Le sommeil ne venait pas facilement et restait malgré tout léger. Elle ignora l'heure qu'il était quand elle entendit des clés qui cherchaient à s'engouffrer dans la serrure. Ouvrant un œil, elle regardait la porte éclairée par une lumière extérieure, n'ayant pas de volet pour se retrouver dans le noir. Après l'intrusion du Russe, India avait pris l'habitude de fermer tous les soirs. Une fois avait suffi. Glissant sa main sur le bord du lit, elle attrapa la batte de baseball, prête à bondir si un individu rentrait. Mais quelques minutes après le calme revint, une porte se ferma plus loin et il ne fallut pas plus longtemps pour que la musique retentisse, bruyante au possible. Du bruit, ce n'était pas de la musique, mais du bruit qui parvenait parfois à faire trembler ses verres.

La jeune femme soupira, agacée de cette voisine qui disparaissait pendant des jours pour venir écouter ce semblant de musique chez elle, agaçant de nombreux locataires de l'immeuble mais offrait de nombreux sujets de conversation pour les autres. India avait fait l'effort de sympathiser, mais rien ne l'intéressait chez Neelie. Une fille totalement paumée, menteuse, qui semblait de mauvaise foi. Elle n'avait pas cherché plus loin, n'ayant pas de temps à perdre avec une fille de ce genre. Soupirant, elle chercha à trouver le sommeil malgré le bruit. Les minutes passaient et la métisse semblait bien décider à ne pas s'arrêter. Alors, elle prit la décision de se lever, enfilant une robe de chambre dans un tissu fin beige, portant en dessous en pantalon à carreaux et un débardeur noir. Démaquillée, les cheveux lâchés, elle n'avait ni l'envie ni la patience de s'habiller pour aller la voir. Traversant le couloir, elle frappa à la porte plusieurs coups, attendant que quelqu'un ne vienne et lorsque la porte s'ouvrit, elle parvint à garder un semblant de sympathie. De fausse sympathie, sourire crispé sur le visage.

Bonsoir, est-ce que tu peux baisser le son s'il te plaît ? J'ai une grosse journée demain.

- 3 octobre 2022 -

Neelie maitrisait l’art de la conversation stérile. Pourtant, elle avait abordé avec une sincère curiosité sa nouvelle voisine de palier. Or, elle ressentait qu’il y avait quelque chose de trouble chez cette Jodie. La New-Yorkaise profitait des instants où elle lui tournait le dos pour laisser son visage aller à cette expression assez coutumière de détective en pleine réflexion : les sourcils légèrement froncés, le regard jeté dans le vide et une moue pinçant ses lèvres. L’herbe avait tendance à la rendre un peu parano aussi depuis la mort de Keziah. Madden se faisait assez régulièrement un monde de peu de chose, car trop interprétative. « Le diable se cache dans les détails » répliquait-elle à chaque fois que Vincent tentait de déconstruire son raisonnement. Elle savait qu’elle devait rester sur le qui-vive, car en plus d’être dans les détails, le diable ne restait jamais tranquille…
Bref, toujours était-il qu’il y avait quelque chose de bizarre avec Jodie, sa voix douce et ses sourires polis. Il fallut quelques minutes à la métisse pour comprendre ce malaise : elles n’avaient rien à voir l’une avec l’autre, et ça, sa voisine en était déjà convaincue.

Plissant sans même s’en rendre compter les yeux, Neelie, son joint à nouveau entre les lèvres, toisa son interlocutrice. Les deux jeunes femmes trinquèrent à cet emménagement qui ne semblaient ravir ni l'une ni l'autre. Madden poursuivit toutefois leur discussion, d’un ton ayant perdu de son enthousiasme depuis qu’elle avait mentionné la mort de son frère. Elle décida de confronter un peu Jodie et ses goûts de luxe. La petite brune refusa le joint tendu et lui décrivit en quelques phrases ô combien sa vie était palpitante. Il y avait quelque chose d’étrange dans la façon dont elle parlait de sa vie. Comme si elle était morte à l’intérieur… Penchant légèrement la tête, Neelie lui dégaina un petit sourire qui se voulait compatissant et reprit la parole. « T’es le genre de meuf sérieuse quoi. Franchement, c’est beau ce que tu fais, j’veux dire, donner de ton temps au dispensaire et tout. Parce que moi, arf, disons que je suis plutôt du style égoïste. J’taffe vite fait pour payer mon loyer, et je sors beaucoup, genre vraiment beaucoup… » Son sourire devint coupable. Jodie comprendrait vite ce que ça impliquerait pour elle et son besoin de calme monacal. « J’m’intéresse à tout et à rien, donc ça va, je ne m’ennuie pas trop ici. » Son accent new-yorkais était revenu, la métisse ne faisant plus l’effort d’en gommer les inflexions.

Le temps que sa voisine finisse sa bière, elles parlèrent un peu du voisinage, de la météo et très rapidement de l’actualité downfallienne avec cette indépendance à venir. Au moment de la saluer, Jodie lui proposa de manger un bout un soir ensemble, et lui indiqua qu’elle pouvait frapper à sa porte en cas de besoin. Neelie la remercia d’un clin d’œil. Puis elle attendit que sa voisine se tire pour appeler Chloe et lui dire qu’elle débarquait.


- 30 octobre 2022 -

Neelie manqua de s’étouffer dans un rire. Se tenant les cotes, elle indiqua au chauffeur de s’arrêter puisqu’ils étaient arrivés à destination. La voiture se vida de ses six – oui six – occupants en bas de l’immeuble où la New Yorkaise avait pris un appartement plus tôt dans le mois. Un doigt devant ses lèvres comme sommation au silence, elle conduisit sa bande jusqu’au troisième étage plutôt discrètement. Franchement, elle était fière d’eux. Or, au moment de rentrer chez elle – où elle n’avait pas foutu les pieds depuis à peu près dix jours -, Madden ne parvint pas à faire glisser la clef dans la serrure. Elle voulut forcer un peu, mais se rappela avoir déjà cassé une clef ainsi. Donnant deux-trois coups de poignée désespérés, Neelie lâcha un râle d’impuissance. Nate pointa l’autre porte, devant laquelle la poussière s’était entassée. Ah, oui, elle habitait à droite du palier.

Tous pénétrèrent dans son appartement, s’exprimant au début à voix basse, avant de devoir la hausser pour couvrir le son des basses que Madden venait de libérer. Musique électro et techno à pleine puissance, ils trinquèrent au sommeil interrompu de tout l’immeuble et continuèrent la soirée entamée au Wonderland.
Neelie en était à un gramme de coke et une demi-bouteille de rhum. Pourtant, elle se sentait encore tout à fait fraîche. Nate la relança sur le grand dilemme qui les avait occupait une heure de conversation déjà, à savoir : voter. Ils avaient failli s’embrouiller quand la métisse avait fini par insulter ouvertement l’intelligence de son interlocuteur, lui expliquant qu’au-delà de voter ou pas, il fallait aussi réfléchir à qui on donnait ce droit ou non. Naila était intervenue et leur avait interdit de poursuivre cette conversation.
Et c’était alors que la scène allait se rejouer qu’on frappa à la porte. Neelie pointa du doigt Nate tout en se levant et s’approchant de la porte : « On n’a pas fini ! » Le battant s’ouvrit sur la tronche de Jodie la blasée, sa très chère voisine avec qui elle avait discuté vraiment rapidement qu’à une reprise depuis son emménagement. La petite brune affichait un sourire de façade que Madden lui rendit avec l’éclat de la coke. « Quoi ? » Si elle n’avait pas tout compris à ce que l’autre lui disait, Neelie se doutait de la raison de sa venue. Prenant deux secondes de réflexion, elle la fixa, puis tendit une main en direction du bras de sa voisine ; bras qu’elle saisit pour lui faire passer le seuil de l’appartement. Un rictus amusé sur les lèvres, elle gueula à travers le salon : « Eh les gars, c’est Jodie, ma voisine ! » Un « bonjour Jodie » clamé d’une seule voix par les cinq autres personnes parvint à se faire entendre par-dessus la musique. « Viens boire un coup ! » Madden insisterait.

L'immeuble était vétuste, tout comme ses habitants qui, pour certains, par crainte, préféraient restés enfermés dans leur appartement plutôt que passer la tête dehors, une fois minuit passé. Tous avaient encore à l'esprit la mort de Mark Thomas et l'enquête n'avait pas avancé. Bien que la jeune Phillmore partage la même crainte que les autres locataires, son besoin de dormir devint primordial. Nul doute que la musique venait de l'appartement d'en face et qu'elle n'aurait rien à craindre de cette voisine. C'était ce qu'elle pensa lorsqu'elle traversa le petit couloir, fermant sa robe de chambre et frappant à la porte. Vint après l'idée que Neelie n'était pas seule et qu'ils ne seraient peut-être pas aussi ... Compréhensifs ? Sympathiques ? Défoncés ? Il lui était difficile d'attribuer un adjectif mélioratif à la métisse. Mais India ne cacherait pas qu'elle la trouvait parfaitement agréable lorsqu'elle était absente. Seulement il suffisait qu'un de ses amis à la personnalité agressive ou sous l'emprise de stupéfiant réagisse pour réveiller cette peur. Prenant une grande inspiration pour éloigner cette pensée, elle laissa en façade un visage sympathique lorsque la porte s'ouvrit.

Sa voix fut rapidement recouverte par le son des basses qui s'échappait de l'appartement. Neelie lui demanda de répéter, du moins, c'était ce que la brune comprit alors elle haussa un peu plus la voix.

Est-ce que tu peux ba... Commença-t-elle à dire bien vite coupé par la métisse qui l'attrapa par le bras pour l'attirer à l'intérieur. Eeh !

India ne s'attendit pas à cette réaction de la part de sa voisine qui l'invitait contre son gré à une soirée où elle n'avait aucune envie d'être. Autant dire qu'elle fut prise au dépourvu lorsqu'elle découvrit les cinq autres personnes affalées dans cet espace qu'elle avait fini par rapidement aménager. La voix de Neelie s'éleva pour faire les présentations. Les gars, bien que composé aussi de fille, la saluèrent en chœur et la brune n'eut pas le cœur à ne pas les saluer d'un signe de la main, sourire crispé sur les lèvres. Comment pouvaient-ils apprécier échanger avec une musique qui empêchait tout conversation ? Neelie lui proposa de boire un coup, mais elle refusa de la même main qu'elle avait salué les autres personnes.

Non, c'est gentil Neelie, mais comme je t'ai dit, j'ai une grosse journée qui m'attendait demain et j'aimerais avoir quelques heures de sommeil …

Oh allez, une bière, insista l'autre jeune femme de la bande, juste une !

... Et vous baissez le son ?

Évidemment !

India regarda Neelie et accepta, non sans un soupir. Si l'autre femme pensait qu'elle allait pouvoir duper la jeune Phillmore en ne baissant pas le son après son départ, elle ne s'attendait pas à ce que la brune baisse le son après s'être approchée de la chaîne qui déversait ce bruit ignoble qu'ils appelaient musique. Au moins, les voisins dormiraient tranquillement. C'était ça où India allait jeter par la fenêtre l'appareil. Elle attrapa une bière, regarda la bande d'amis reprendre leur conversation, ne pensant qu'à une chose : son lit.

De quoi est-ce que vous parliez ? Lâcha-t-elle sans l'once d'un intérêt, cherchant plutôt à savoir comment elle allait écourter cet échange tout en gardant l'apparence de cette voisine agréable bien qu'austère.

- 30 octobre 2022 -

Ah Jodie. Petite Jodie et ses manières courtoises, son sourire cordial et forcé. Neelie et elle n’avaient rien en commun, si ce n’était cet étage qu’elles partageaient. Et encore, la nouvelle locataire n’était que très peu chez elle, ne supportant pas la solitude de cet appartement qui lui rappelait à chaque fois l’absence de Keziah. Toujours était-il que la jeune new-yorkaise insistait pour entrer dans la vie de sa voisine, ne serait-ce qu’en en influençant le bon déroulé de son existence par son pouvoir de nuisance. Madden ne supportait pas l’indifférence : elle aimait être remarquée, que ce soit par des sentiments positifs ou négatifs. Et elle voyait bien qu’elle irritait Jodie au plus haut point. Or, cette dernière se refusait à le lui montrer, à l’assumer de sorte que la métisse puisse enfin sentir qu’elle ne la laissait pas indifférente, qu’elle existait. Neelie avait conscience que ce genre de fonctionnement était assez puéril, mais elle ne savait pas faire autrement, ayant vécu dans l’adoration de son père – avant qu’il ne perde la boule – et de son frère, ainsi que dans le mépris de sa mère. Qu’importe ce qu’on pouvait bien penser d’elle et de sa façon d’être, elle voulait le savoir. Aussi, en forçant sa voisine à entrer dans son appartement, à trois heures du matin, afin de participer à une petite fête, la new-yorkaise tentait d’acculer Jodie et de la contraindre à outrepasser ses bonnes manières pour qu’elle lui donne enfin à voir le fond de sa pensée. C’était sa façon de lui ouvrir la tête pour comprendre ce qui s’y passait. Et afin de la pousser dans ses retranchements, elle ne lui laissait pas le choix : Jodie devrait souffrir de sa présence.

Un rictus satisfait sur les lèvres, Neelie entraina Jodie dans son appartement et la présenta à ses cinq invités. Tous la saluèrent plutôt chaleureusement, l’air de rien. La new-yorkaise ignora les protestations de sa voisine qui, plantée dans le salon, continua à faire semblant de tolérer ce qu’il se passait et salua l’assemblée d’un signe de la main hésitant. Elle déclina cependant la proposition faite par Neelie, celle boire un coup, et Mona entra alors en jeu, négociant la consommation d’une bière contre la réduction du volume sonore du caisson de basse. Jodie et Mona y consentirent et Neelie signa l’accord d’un regard avec sa voisine. Cette dernière était piégée ! La métisse s’éloigna d’un pas rapide et fit tourner le bouton du volume vers la gauche. La musique se fit plus discrète, et permettait à présent aux invités de pouvoir parler sans gueuler.

Une bière fut mise dans la main de Jodie par Mona qui - de ses grands yeux dont les pupilles étaient dilatées à leur maximum – observait avec beaucoup d’attention la sixième invitée. En fait, elle la bouffait du regard. Ravalant un premier sentiment qui s’apparentait à de la jalousie, Neelie s’approcha d’une Jodie qui venait de faire l’effort d’entamer une discussion à laquelle elle pourrait participer. Cette fille était incroyable ! Sérieux. Elle était tellement attachée à l’image qu’elle pouvait renvoyer qu’elle en était rendue à sacrifier sa nuit de sommeil ainsi que son intégrité pour paraître agréable alors qu’au fond, elle n’avait qu’une envie : foutre le feu à cet appartement. Jodie excellait dans ce jeu de dupes, mais ce qu’elle ne comprenait pas, c’était qu’elle affrontait une ennemie qui jouait quant à elle au jeu du plus con.
Madden effaça le rictus amusé qui continuait de fendre son visage et força un air sérieux tandis qu’il lui fallait résumer l’intensité de la discussion que sa voisine avait interrompu en débarquant. « Avec Nate – le type avec une gueule de con, juste là – on parlait de voter. Est-ce un droit qu’il faut donner à tout le monde ? Parce que quand tu vois qu’un Trump peut loger à la maison blanche, grâce à la connerie de la populace, ça fait réfléchir. » Nate dont les oreilles venaient de siffler se leva du fauteuil où il s’était enfoncé et vint vers elles. Le condamnant au silence d’un index relevé, Neelie poursuivit à l’attention de Jodie : « T’en penses quoi toi ? Ton point de vue m’intéresse car il me semble que vous n’avez jamais vraiment connu d’élections ici, à Downfall. A part celle de… comment il s’appelle déjà. Claymore ? Cleavely ? … Peu importe. De ce que j’ai compris, vu que les habitants de cette ville ne sont pas forcément recensés et donc inscrits sur des listes, bah, seule une poignée d’entre vous ont pu mettre son petit nom dans les urnes. Surtout qu’apparemment, y’avait pas vraiment d’opposants… » Nate, comme Naila et Mona étaient des natifs de l’ex-quartier expérimental, et tous les trois n’avaient qu’une approche théorique du vote. Ce serait certainement aussi le cas de Jodie, mais son avis intéressait vraiment la new-yorkaise qui voulait savoir si sa voisine tomberait aussi facilement qu’elle dans le jugement de classe, ou si elle sauverait encore les apparences en poursuivant dans la bienséance et bienpensance.

Derrière le sourire de façade quoique un peu crispé, l'agacement. Inutile de dire que la jeune Phillmore n'était pas ravie de cette situation qui s'imposait à elle. L'envie, le besoin même, de dormir était là. Mais malgré ça, elle était bien décidée à ne pas laisser ce personnage qu'elle interprétait à la perfection disparaître au risque de montrer une fissure sur ce masque forgé avec les années. Aussi austère était sa réputation, elle avait toujours été polie et courtoise avec son voisinage. Ainsi, sans maquillage, sans vêtements élégants qui la protégeaient du reste du monde, elle se tenait debout avec une bière à la main, dans son pyjama, dans cette robe de chambre, dans le salon de cette voisine qui avait récemment pris l'appartement en face du sien. Les cinq autres invités et amis de Maddie semblaient sympathiques et elle se demandait si elle n'en avait pas déjà croisé un, que ce soit dans un bar ou ailleurs. Au lycée ? Des amis d'El' qui trempaient dans ce genre de festivité ?

Mona l'autre jeune femme l'observait avec insistance et India n'eut qu'un simple regard pour elle avant de lui offrir un sourire, toujours un peu crispée. Les pupilles dilatées parlaient pour elle. LSD, amphétamines, cocaïne ou ecstasy ? Elle en avait vu quelques-uns au dispensaire quand elle faisait les nocturnes. Pour ignorer l'autre jeune femme, elle posa une question, peu intéressée, mais devant gérer les apparences. Et bien qu'elle s'adressait au reste du groupe, ce fut Neelie qui se força à résumer leur échange. Une conversation censée et réfléchie ? India eut un mouvement, plutôt un spasme, de tête discret face à cette prise de conscience. Tous n'étaient pas dans des squats malfamés, non. Nate, celui décrit comme le jeune homme à la gueule de con, s'était levée et sa voisine se montra autoritaire, le faisant taire d'un seul doigt inflexible. Était-elle la leader de ce petit groupe d'amis ? Celle qui décidait où aller, quoi prendre, quoi faire ? Elle reprit, l'interrogeant pour connaître son avis en tant que Downfallienne de naissance. Elle observa quelques instants la métisse, décidant de se donner quelques secondes de plus en buvant une gorgée de bière même si l'envie n'y était pas. Le goût malté se mêler au mentholé de son dentifrice, ce qui était ignoble. Sa langue claqua.

Vous avez des conversations profondes à 3 h du matin, dites-moi, lança-t-elle en regardant Nate sur le ton de l'humour, ce qui le fit renifler d'amusement alors qu'elle s'adressa à Neelie après. C'était Cleveland. Et tu l'as dit, ce n'était pas vraiment une élection même s'il y en a eu une. Il était juste celui qui donnait une meilleure image de la ville. Lui comme sa femme ont toujours eu les mains sales, comme la moitié des habitants. Ils ont juste réussi à faire oublier qu'ils étaient des trafiquants d'armes. Les personnes les plus influentes sont soit des criminels soit des maquerelles. Autant dire qu'il est difficile d'avoir de l'argent et d'être blanc comme neige et cela marche ici comme à l'extérieur. Enfin, j'imagine …

Elle haussa les épaules, jetant un coup d'œil à la jeune femme qui continuait de l'observer, semblant boire ses paroles, hochant de la tête comme si elle était parfaitement d'accord. India reprit donc pour ne pas se sentir gênée. Elle avait déjà eu par le passé l'occasion de discuter avec Eleonor même si elles n'avaient jamais poussé le sujet très loin, mais surtout, lorsqu'elle dormait dans sa voiture inconfortable avec Tom, à imaginer un autre monde alors que Downfall venait de subit un tremblement de terre.

Quant au droit de vote, à qui est-ce que tu ne veux pas le donner ? J'imagine qu'un homme comme Trump est la réponse d'une majorité pour un besoin à l'instant T. Une colère, une injustice pour diverse raison qui font sens aux votants. Nous n'avons jamais vraiment abordé l'idée d'un vote à l'école ni de son intérêt. Le droit de vote devrait être un droit qu'on acquiert en travaillant, en assurant la prospérité d'un pays ou d'une ville. Pas en y étant simplement né. C'est la porte ouverte à de multiples dérives bien que ... cela ne soit pas si simple. Rien n'est jamais simple. Et vous, quel est votre avis ? Et toi ?

Elle s'était d'abord adresser à Nate et Mona avant de demander à Neelie son avis car si elle était la cheffe de la bande, elle prendrait naturellement la parole. Autant donner le droit de parole à ceux qui ne semblaient pas y avoir droit ce soir, aussi tête de con pouvait-il être avec sa tignasse blonde ou lobotomisé comme l'autre jeune femme. Et si elle avait en sympathie la majorité du groupe, ils accepteraient d'autant plus de garder la musique au plus bas pour le sommeil de tous. Non ?

- 30 octobre 2022 -

Jusqu’où était prête à aller cette nana pour sauver les apparences ? Ce besoin de tout contrôler était quand même incroyable, et presque inquiétant… Pourtant, Neelie n’avait de cesse de s’imposer, tentant de bousculer les habitudes de sa voisine dès qu’elle le pouvait, quand elle osait revenir chez elle. Tout ça n’avait pas été vraiment conscientisé, du moins jusqu’à ce soir. Comme quoi, les grammes d’alcool et de coke aidaient parfois à voir les choses autrement, et plus honnêtement. Jodie ne l’avait jamais accusée de faire tout ce bordel exprès, alors que si, Madden faisait systématiquement en sorte que sa présence soit notée et notable quand elle paraissait dans cet immeuble. C’était sa manière d’exister, enfin, de se sentir exister. Neelie se rappelait la fois où Vincent et Keziah l’avaient coincée pour parler de ça avec elle, de sa façon de faire – et d’implicitement lui demander d’arrêter. Elle avait fini par acquiescer, tout en pensant que c’étaient juste deux gros cons. Mais ce soir, elle avait enfin atteint une certaine clairvoyance. Et sans qu’aucune culpabilité ne l’envahisse pour autant ! Après, elle réalisait que c’était assez pathétique de faire chier sa voisine juste pour se sentir exister, et que franchement, c’était même carrément lamentable d’ainsi remettre le poids de son existence à sa voisine. Mais bon, ça ne fonctionnait pas trop mal comme ça, donc faute de mieux, elle continuerait ainsi.
Sans même s’en rendre compte, Neelie avait haussé les épaules, pas mécontente de sa réflexion. Elle referma la porte du frigo d’où elle avait tiré une bière pour accompagner Jodie. Mona avait tenu à servir leur invitée, et ne cessait depuis de la fixer avec de grands yeux de merlan frit. Neelie ne savait trop dire ce qui suscitait un tel intérêt chez sa pote : est-ce qu’elle la matait - subjuguée par sa beauté sublimée par son pyjama et de sa robe de chambre -, ou bien collait-elle simplement, en pleine latence neuronale ?

Le petit groupe s’était resserré autour d’une Jodie qui - déterminée à on ne savait quel plan - relança la discussion et demanda à connaître ce qui animait leurs échanges avant son arrivée. Neelie lui fit un rapide topo, et en profita pour dénigrer une nouvelle fois les propos de Nate. Ce gars était vraiment con à des moments, voire très souvent, et Madden avait un peu – vraiment - du mal à le supporter. Mais bon, c’était le mec de Naila, et les deux étaient toujours très collés, donc pour voir l’une, fallait souffrir de l’autre. Neelie réduisit Nate au silence d’un doigt autoritaire et interrogea Jodie sur ce qu’elle pensait du droit de vote. Downfall n’avait jamais vraiment connu de réelles élections, l’électorat étant restreint par la nécessité d’être déclaré et régularisé pour exister. Sans vraiment s’en rendre compte, elle se montra condescendante. Enfin, elle s’alignait sur le ton qu’utilisait sa voisine. Car cette dernière ne se priva pas de les prendre légèrement de haut, surprise de l’intensité de leurs conversations à une heure aussi tardive. Et dans leur état. La remarque fit rire cet abruti de Nate. Il n’avait pas saisi la potentielle insulte dissimulée. Normal, vu qu’il était fini à la pisse. Neelie, elle, ne se laissait pas avoir par ce genre de réflexion à double sens.
Jodie leur expliqua par la suite, qu’en effet, Downfall n’était pas vraiment rompue à l’exercice de la démocratie. Des mafieux avaient pris le pouvoir, car ils présentaient bien. Ce genre de choses arrivait des deux côtés du mur. Aussi, Neelie hocha la tête. Puis vint le cas Trump, avec toutes les questions que son élection posait en termes de capacités intellectuelles du peuple américain à élire ses représentants, ainsi qu’en termes d’amour propre... Jodie consentit au point de vue de la new-yorkaise, mais fit une analyse un peu plus poussée en questionnant comment un tel homme avait-il pu arriver à une telle place. Au-delà d’une franche connerie, il y avait l’argument de l’émotion, et il n’y avait rien de pire que la rage quand il s’agissait de prendre une décision. Au final, Jodie était pour qu’une élite travailleuse puisse voter, car cette élite contribuait déjà, par son travail, à la croissance de son pays. Opinion assez classique et acceptable quand on était du bon côté.
Sa voisine voulut connaître l’avis de la petite assemblée. Mona continuait de phaser, hochant la tête lentement, complètement acquise à tout ce que pourrait dire Jodie. Nate voulut prendre un air intelligent – qui ne lui allait pas du tout – et développa le risque de l’élitisme, avec une Amérique du haut qui gouvernerait celle du bas, à l’écart des réalités, notamment celle de la précarité, et de fait une Amérique jugeante et stigmatisante. Il n’avait pas tort dans le fond, mais il était hors de question qu’elle lui reconnaisse avoir raison. Surtout qu’il y avait des nuances à apporter. Madden le laissa quand même terminer avant de prendre de volée la parole : « Arf, y’a pas de système idéal. Le problème au fond, c’est qu’on n’est pas d’accord sur le fond du problème : est-ce le chômage ? L’immigration ? La criminalité ? La drogue ? Le réchauffement climatique ? Du coup, y’aura toujours des mécontents, des rageux, qui pensent que le problème est autre qu’eux-mêmes : les chômeurs, les immigrés, les criminels, les drogués, les… SUV. Et puis, la rage, c’est l’arme atomique du populisme. Sauf que le populisme n’a pour réel but que de s’opposer à un gouvernement en place. Que se peut-il se passer quand il prend le pouvoir ? » Neelie se tut, les laissant avec sa question, n’attendant pas vraiment de réponse, car déjà saoulée de parler politique. Néanmoins, elle était plutôt satisfaite de son petit exposé dont elle n’avait pas vraiment la parenté, puisqu’elle régurgitait une discussion qui avait animé Vincent et son frère un soir de fumette.

Depuis son fauteuil, Mona profita de l’agitation pour tendre un bras flegmatique en direction de Jodie et lui planter un doigt dans les côtes. Elle se mit à glousser connement. « Woaw, c’est la ké qui lui fait ça ? » ricana Neelie avant de couler un regard provocateur en direction de sa voisine : « Au fait, on t’a proposé une bière mais pas le reste. Tu veux peut-être une trace de coke ? » Naila lui fit les gros yeux, mais la locataire des lieux conserva un sourire faussement innocent.

C'était de la condescendance sous forme d'humour face à ces échanges qu'ils avaient à des heures aussi poussés, plus proche du lever du soleil que du coucher. Mais Nate ne semblait pas capter la pique alors qu'elle poursuivait ses explications et son point de vue sur cette question politique. La politique, peu s'y intéressait et l'école, le lycée n'amenaient pas vraiment à la réflexion bien qu'elle ait le souvenir d'un professeur d'histoire venu de l'extérieur, avec un balai coincé dans son postérieur, qui avait cherché à faire des débats, des réflexions. India remarqua que sa voisine s'était servie une bière peut-être après qu'elle ait reçu la sienne. Elle avait offert à son public cette réflexion avec un peu de bon sens, qui ne permettait pas de réellement savoir ce qu'elle pensait de tout ça. Celle de monsieur et madame tout le monde qui avait appris à réfléchir, sans pousser trop loin, pour ne pas pencher d'un côté ou de l'autre. Son avis, elle le gardait pour elle. Tout ce qui l'intéressait aujourd'hui était ce qu'elle pourrait gagner avec la pire des ordures au pouvoir ou de vieilles loques presque mourantes à la tête d'un pays.

Jouant un nouveau jeu, India s'intéressa à l'avis des autres, cherchant avant tout à connaître l'opinion des amis de Neelie. Si Mona ne semblait pas avoir compris la question, ce fut Nate qui rebondit sur le risque de l'élitisme. La jeune femme hocha de la tête, confirmant l'intelligence de l'individu par ce geste alors qu'elle n'avait réellement que faire de celui qui finirait, à ses yeux, sûrement mort une aiguille sale dans le bras, faisant le bonheur du ce commerce qui foisonnait à Downfall. Les autres ne semblaient pas intéresser à donner leur avis et ce fut Neelie qui reprit la parole, ajustant la réflexion sur le problème de fond. Nouveau hochement de tête de la jeune Phillmore.

Rien de bon, répondit-elle simplement, amenant le goulot à ses lèvres.

Rien de bon, il était vrai. Comme si elle voulait avoir le dernier mot sur ce débat qui se clôturait en silence, laissant chacun des membres du groupe dans une réflexion ou une léthargie comme pour Mona. Observant silencieusement le groupe et l'espace, elle ne remarqua que trop tard le mouvement de cette dernière qui avait tendu sa main dans sa direction pour enfoncer un doigt dans ses côtes. India se raidit et se décala d'un pas sur le côté pour s'éloigner de la jeune femme, cette dernière gloussant. Elle avait lancé un regard froid dans sa direction avant qu'elle ne l'efface pour reprendre ce visage sympathique qu'elle offrait au reste de la bande. Elle allait pour dire quelque chose du type "on ne se connait pas assez" mais la brune n'eut pas le temps de parler que Neelie commenta, presque mauvaise, les effets de la "ké", un des multiples noms donnés à la kétamine. Ignorant celle-ci, offrant un sourire quelque peu crispée à celle qui avait fini de se marrer, reprenant le sourire niais et les yeux de merlan frit. Neelie lui proposa en plus de la bière, une trace de coke. Revenant sur elle, elle eut un mouvement de tête.

Non merci, répondit-elle, gardez-le pour vous.

Pour vous étouffer dedans, aurait-elle pu rajouter si elle n'habitait pas juste à côté. Elle resta à leur côté un bon quart d'heure poursuivant son échange avec eux sur d'autres thématiques tout aussi inintéressant pour la jeune femme. Cela aurait pu être le contraire si elle n'avait pas de préjugée à leur sujet et que l'heure n'était pas à l'échange sur la politique, l'écologie ou le dernier album de Kenny West - Nate en était fan -, mais bien au sommeil. Ce moment précieux qu'ils ne semblaient pas prendre au sérieux, n'ayant certainement pas des métiers diurnes. Après tout, c'était un dimanche, non ? Elle avait bu une gorgée ou deux de cette bière offerte, avant de la laisser à Mona. Allait-elle le chérir comme un précieux trésor ?

La bière et le dentifrice font vraiment mauvais ménage, conclut-elle entendant Nate signaler qu'elle n'avait pas bu sa bière entière, offrant un sourire mutin au jeune homme. Non, Neelie a dit un coup, sans préciser la bouteille de bière entière. Il faut vraiment que j'aille dormir si je veux être à l'heure demain matin. Merci pour l'échange, c'était vraiment sympa. (Mona l'invita à les rejoindre pour une prochaine soirée, première fois qu'elle entendait sa voix, ce à quoi elle répondit). J'accepte uniquement si vous gardez le son à ce niveau. Le reste de l'immeuble appréciera.

Négocier, elle avait l'habitude avec certains au dispensaire et bien qu'elle ne viendra certainement jamais à une soirée où ils sniffaient de la coke ou de la kétamine mais il fallait jouer sur les apparences. Elle avait eu le temps d'observer l'appartement pendant leur échange et avait vu à l'entrée le panneau électrique comme celui de son petit appartement. Les fusibles pouvaient sauter si facilement dans des appartements aussi vétustes. Si elle parvenait à les faire accepter, elle n'aurait pas besoin d'user de cette solution pour retrouver le calme et finir sa nuit. C'était toujours mieux que venir avec la batte de baseball qui dormait coincée entre le mur et le lit et exploser sa chaîne stéréo, non ?

- 30 octobre 2022 -

Cette fulgurance quant à son fonctionnement - de casse-couille – consommée, et sa main droite occupée d’une nouvelle bière, Neelie avait rejoint le petit cercle qui s’était constitué autour de l’attraction Jodie. Ah, Jodie, Jodie, Jodie… Il y avait tant de tourments à encore lui infliger. Quand lâcherait-elle ce léger sourire de façade, suintant d’une hypocrisie à peine voilée ? Avait-elle seulement conscience qu’elle ne faisait que jouer le jeu de sa voisine, celui du plus con, et qu’elle était en passe de perdre. Parce que Madden n’avait pas besoin de se lever tôt demain matin pour aller bosser par exemple. Pourtant, elle s’évertuait à la pousser vers la victoire, car Neelie n’attendait qu’une chose pour – peut-être pas s’arrêter mais – se calmer : que Jodie lui hurle dessus. Ouais, tout ça pour ça. Et oui, c’était bien d’une connerie finie. Mais bon, la jeune métisse avait le temps, elle, de jouer à ça, et elle savourait chacun des sourires contenus de sa voisine comme le préquel à une tempête dont elle espérait subir la foudre.

Faisant un petit effort de concentration, Neelie exposa le débat qui les animait, ses potes et elle, avant que Jodie ne fasse irruption. Elle lâcha ainsi sa voisine quelques secondes pour s’exciter sur Nate, insultant clairement son intelligence, et ce, sans aucune gêne. Invitée à s’exprimer sur le sujet qui les occupait, la jeune femme en pyjama prôna une forme d’élitisme. Ah, cet argument de républicain, où les droits vont avec les devoirs. Le new-yorkaise n’aurait pas pensé qu’une downfallienne de la classe moyenne-basse se laisserait aller à ce genre d’idée politique. Quoique c’était cohérent avec ces petits sacs à main de marque, et les derniers escarpins avec lesquels elle l’avait croisée dans l’escalier de l’immeuble un samedi soir.
Nate et Neelie étaient du même avis. L’horreur figea un instant la métisse qui laissa son visage se froisser de dégoût. Elle s’empressa alors de reprendre la parole, recrachant un grand débat qu’avait eu Vincent et Keziah avec la télévision. Madden abattit la carte du populisme et de ses dérives, ne cachant rien du mépris qu’elle avait pour ce genre d’apparat politique. Jodie lui claqua un « rien de bon » qu’elle prit pour un « rien à foutre ». Quelque peu hérissée par le détachement – franchement bien maitrisé, il fallait le reconnaître – de sa voisine, la locataire des lieux vit l’action de Mona comme la parfaite distraction à exploiter pour mettre Jodie en difficulté. Et cette dernière perdit la brève assurance trouvée pour s’éloigner de son agresseure amorphe.

Assurance bien vite retrouvée. L’enpyjamatée – et pourquoi pas ? – reprit contenance et peint sur son visage une expression douce et agréable. Putain, est-ce qu’elle sourirait autant avec sa main dans la gueule ? La coke rendait la new-yorkaise légèrement nerveuse, peu apte à maitriser les élans de ses pulsions agressives. Mais elle préféra s’attaquer à Mona, qui ne réagit pas, un peu trop loin de la réalité pour entendre quoique ce soit qui la concernait.

Jodie refusa la trace de C, leur conseillant, voire leur ordonnant, de la garder pour eux. Elle fit donc l’effort de les supporter en restant tout à fait clean, sirotant sa bière pour finalement, au bout d’un quart d’heure, la larguer dans les mains de Mona. L’autre kétosaure ouvrit grand la bouche pour sourire et but un très très longue gorgée, comme si elle n’avait pas bu depuis des jours. Le geste n’échappa pas à Nate qui tenta de pousser Jodie à la consommation. Et celle-ci se mit à parader, jouant sur les mots. Puis elle leur rappela que elle, oui elle, honnête citoyenne, bossait demain matin. Elle leur cracha toute son hypocrisie à la gueule, et Mona l’invita à revenir. Jodie conditionna cette invitation au maintien à un volume bas de la musique. L’immeuble apprécierait. Putain, elle l’aurait bien baffée, histoire de la garder éveillée cette petite conne. Le poing de sa main libre serré, Madden ravala ce sursaut de haine et fendit ses lèvres d’un large sourire mielleux. « T’inquiète ! A la prochaine ! » Elle agita la main pour finaliser ses salutations et attendit que la porte d’entrée se referme sur la silhouette de sa voisine pour se jeter sur le système son. Naila lui attrapa le bras, et le retint. Elle l’accusa d’être vraiment une garce, et lui rappela qu’il fallait qu’elle arrête de faire souffrir son monde juste parce que ça l’amusait, et que si elle montait le volume de la musique, elle se tirerait. « Tu prends Nates avec toi ? » demanda la new-yorkaise, caustique, avant de se raviser et de lever les mains en signe de reddition. Naila était peut-être sa seule vraie amie parmi tous ces débiles. Elle l’écouterait du coup. Jodie pourrait dormir un peu cette nuit.