[TERMINE] [-18] When the sun goes down ~ Aaron

La nuit était tombée depuis plusieurs heures sur la ville et la jeune Phillmore essuya ses yeux fatigués devant la liste de médicaments manquant. L'argent ne rentrait pas assez au dispensaire et il serait difficile de le faire tenir si Luka ne trouvait pas de nouveaux donateurs pour tenir à flots ce lieu de soin gratuit. India termina de noter les médicaments sur un morceau de papier, le plia après une dernière lecture et monta à l'étage pour le glisser sous la porte de l'appartement de la chirurgienne, absente suite à un appel de l'hôpital. Luka lui avait demandée de fermer le dispensaire après son départ mais la jeune femme était restée un peu plus longtemps pour l'avancer. Elle savait que cette nouvelle n'allait pas lui plaire surtout après une dure journée, pointer du doigt les problèmes. Luka ne montrait rien, n'inquiétait personne et sa fille de substitution n'avait pas eu besoin de longtemps pour comprendre les difficultés qu'elle avait pour maintenir le dispensaire ouvert. India lui laissa un petit mot plein de tendresse et de respect à son attention puis ferma à clé les portes et prit la direction de sa voiture.

Cela faisait une semaine ou deux qu'elle se sentait mieux. Libéré de Keith, l'Unbroken croyait que les choses allaient s'arranger définitivement. Elle avait même retrouvé une garde-robe plus féminine, plus à son image. Portant une petite robe noire cintrée avec les manches et le dos en dentelle, elle semblait retrouver un soupçon de vie, sortant la tête de l'eau. India voulait en terminer avec cette peur qui rongeait ses tripes chaque jour, peur de tomber sur Keith, peur de se faire emmerder par les habitants de Skid Row. Non, ces derniers commençaient à la connaître et malgré son jeune âge, une partie la respectaient pour ses soins et ses actions. Alors, elle s'affirmait un peu plus en s'habillant comme une femme avec l'élégance de ses origines tout en restant dans la simplicité.

Trouvant sa vieille 2CV noir et bordeaux, elle prit la direction de Palos Verdes, traversant Florence pour s'arrêter devant un restaurant à la frontière entre Little Tokyo et le quartier des Prayers. C'était un restaurant japonais où elle aimait bien commander lorsque son père et elle n'avait pas envie de cuisiner. Récupérant son sac, elle avait pris aussi pour son père si jamais il terminait un peu plus tôt son travail. Assez absent, ils se croisaient à peine ces derniers temps, même s'ils arrivaient à trouver des petits moments privilégiés avec cette gêne palpable de deux mondes différents qui entraient en collision.

Le restaurant était en plein milieu d'un conflit entre les Prayers et les Baneshadows. Retournant à sa voiture, elle entendit les crissements des pneus d'une voiture s'arrêter à sa hauteur alors qu'elle cherchait ses clés dans son sac à main. Se retournant, elle découvrit une berline noire aux fenêtres teintées où un homme sortit de l'avant et ne lui laissa pas le temps de réagir, l'empoigna par les cheveux et l'attira sans sommation vers la voiture qui venait d'arriver. India tenta de la frapper mais ses coups ne parvinrent qu'à le ralentir. Il ouvrit la porte arrière et la jeta à l'intérieur avant de claquer cette dernière. La jeune Phillmore se retrouva nez à nez avec Eric Warren, une main posée sur une arme à feu qui ne la menaçait pas encore. C'était un homme proche de Cleveland, un Baneshadows à qui elle avait volé des informations sur une cargaison d'armes. L'information avait été donnée à Keith mais aussi aux Unbrokens qui avaient récupéré sous les ordres d'un des leaders, la cargaison. La voiture démarra alors que la jeune femme essayait d'ouvrir la porte pour sortir de là mais elle était coincée.

Bonsoir "Eden". Vous savez pourquoi vous êtes ici?

Non, murmura-t-elle en serrant son sac à main, voulant glisser sa main à l'intérieur pour attraper sa bombe lacrymogène mais d'un geste de la tête le Shadow, il lui somma d'arrêter.

Je n'aime pas qu'on me drogue. Je n'aime pas non plus qu'on me prenne pour un con. Ce ne fut pas difficile de remonter jusqu'à toi et encore moins de te retrouver. Où sont les armes?

De quoi parlez-vous, Monsieur Warren? Vous vous êtes endor...

Qu'est-ce que j'ai dit? Je n'aime pas qu'on me prenne pour un con, c'est la dernière fois que je le répète.

India regardait simultanément l'arme qu'il maintenait fermement entre ses doigts et l'homme aux traits rigides. Bien qu'elle voulait rester stoïque, elle ne pouvait empêcher son corps de frissonner de peur face à la situation. Elle chercha alors à feindre l'innocence, prétendant avoir eu peur, se trouvant ridicule devant un homme de son âge alors inexpérimenté dans le domaine du sexe mais Warren refusait d'entendre ses excuses. La voiture continua de rouler. India ne savait pas où elle allait. La berline s'arrêta et l'homme à l'avant sortie, laissant le conducteur seul. Il ouvrit la porte et le Shadow l'invita d'un geste à sortir. Le garde du corps l'attrapa par la nuque et la força à avancer en direction d'un immeuble en piteux état. Ils prirent la première porte au rez-de-chaussée et elle découvrit un appartement étrangement bien décoré et neuf comparé à la façade. Les meubles étaient propres et rien ne donnait l'impression d'un quelconque délabrement. Warren ferma la porte à clé et fit un signe de la tête en direction de l'autre homme qui réagit immédiatement à cet ordre silencieux.

Le premier coup tomba et elle avec. La chute fut brutale et elle fut sous le choc de la violence de ce geste. Elle tenta d'attraper à nouveau sa bombe lacrymo mais d'un coup de pied, il dégagea son sac avant de lui en donner un autre dans le ventre. Les coups s'enchaînèrent à terre, plaquée contre un mur étouffant à moitié par les doigts appuyant sur sa trachée ou assise sur une chaise et attaché à celle-ci. India était en larmes et les suppliait d'arrêter, ne voulant rien dire. Son visage était tuméfié par les coups, sa bouche était en sang, de son nez coulait en continue. Son corps était endolori et chaque mouvement était un supplice. Le Shadow continuait de poser la même question, sans broncher, sans être atteint par ce spectacle d'horreur. L'homme de main la souleva par ses vêtements dont l'étoffe se déchira, découvrant à moitié son buste en soutien-gorge . Gémissant un peu plus, elle continuait de pleurer, tremblante de peur mais les coups continuaient de pleuvoir sur son frêle corps.

Le garde du corps l'attrapa alors et plaqua son torse sur la table, la maintenant par les épaules alors qu'elle sentait deux autres mains se poser sur ses hanches. Se tétanisant sur place, elle sentit son vêtement se relever sur son postérieur. India se mit à gigoter dans tous les sens en criant lorsqu'elle comprit les intentions de cet homme. Il la coinça de telle sorte qu'elle ne puisse plus bouger, les jambes écartés, coincés par les siennes.

L'homme qui a voulu les informations s'appelle Keith, pleura-t-elle. Je ne sais pas son nom, il voulait avoir des informations sur votre trafic. Je ne sais pas ce qu'il a fait des armes, je vous jure, je vous en supplie, c'est tout ce que je sais ...

Warren posa une main sur son sous-vêtement et tira dessus pour le faire tomber. Cul nu, elle continua à crier qu'elle ne savait que ça, tout en remuant dans tous les sens. Elle le sentit bouger, sentant le tissu de son pantalon contre sa peau tomber.

Je récupère mon dû à présent, ma petite Eden, souffla-t-il.

La suite de son calvaire commença. Elle avait parlé, elle lui avait dit mais pourtant cela ne suffisait pas. Sans attendre, sans gêne, il attrapa son membre et la pénétra durement alors qu'elle laissait échapper un cri d'effroi mêlée à la subite souffrance lié à ce geste. Elle n'était pas préparée à ça. Le Shadow allait et venait brutalement en elle, poussant des grognements alors que son garde du corps continuait à maintenir la jeune femme plaquée fermement contre la table. India continuait à se débattre comme elle pouvait et elle sentit un brusque coup sur la tête la faisant sombrer dans l'inconscience. Le coup de trop.

Elle rouvrit les yeux, à moitié nue dans une ruelle, sous une pluie fine. Toutes les synapses de son corps se réveillèrent et elle poussa un gémissement de douleur. Elle était à moitié cachée par des poubelles, dans une ruelle qu'elle ne connaissait pas. Les affaires de son sac étaient éparpillées non loin d'elle. Ce qu'elle ne savait pas, c'était qu'une fois son affaire terminée, les deux hommes jetèrent son corps inerte dans le quartier de Florence, à la limite du quartier des Shadows et des BB pour se débarrasser d'elle. Pourquoi l'avait-il laissée en vie?

Une joue posée contre le sol, ses vêtements trempés à moitié déchirés, elle se mit à pleurer, sentant encore les passages de ce membre en elle, tremblante à l'image ancrée de cet homme sur elle, en elle. Elle n'arrivait pas à bouger tant son corps était endoloris. Elle voulait mourir. Juste mourir.


Mais mourir aujourd’hui ne lui était pas autorisé. Une âme charitable la trouva sur le sol et au lieu de voler son sac pour prendre ce qu’il y avait dedans, cette personne l’aida à se redresser, l’a mis à l’abri et chercha à savoir ce qui s’était passé. India était une coquille vide, qui tremblait au contact de cet inconnu bienveillant. Incapable de prononcer des phrases complètes, elle eut comme un mécanisme de défense qui s’installa et la faisait marcher, agir et réagir en automatique, occultant ce qui s’était passée un peu avant. Elle retourna au dispensaire, attrapa une pilule du lendemain qu’elle prit immédiatement. Et l’inconnu la ramena chez elle, malgré son insistance pour voir un médecin auquel la jeune femme émettait un refus catégorique.

Elle se sentait salie, souillée et honteuse. Elle voulait se laver entièrement quitte à faire se faire saigner pour enlever cette présence qu’il avait incrusté dans sa chair. Son téléphone ne marchait plus et était éteint depuis plusieurs heures maintenant. Arrivée devant le domicile de la jeune Phillmore, elle jeta un dernier regard vers cette personne dont elle ignorait le nom avant de sortir de sa voiture, toujours dans cet état nébuleux. Ses pensées se tournèrent vers la nourriture qui devait être restée sur la toiture de sa vieille voiture. Peut-être que son père travaillait tard, peut-être était-il couché. Elle ignorait l’heure qu’il était et elle n’arrivait pas à voir s’il y avait de la lumière à son étage de là où elle était. Prenant l’ascenseur, India n’osa pas se regarder dans le miroir, glissant sa capuche de la veste que l’inconnu lui avait donné pour se protéger du froid et protéger sa pudeur. Son corps était crispé de douleur mais ce n’était rien comparé à ce qu’elle pouvait ressentir. Serrant l’anse de son sac, elle sursauta lorsque la sonnette de l’ascenseur tinta la sortant immédiatement de sa torpeur.

Une fois devant la porte de son appartement, elle l’ouvrit, entendant immédiatement la petite chatte sauter de son arbre à chat pour venir l’accueillir en poussant un miaulement assez caractéristique avant de s’affaler sur le sol pour se mettre les quatre pattes en l’air. Et malheureusement pour l’Unbroken, il y avait de la lumière.

Aaron se laissa tomber lourdement dans le canapé. Une main fatiguée vint étirer les traits tout aussi épuisés de son visage. C'était le bordel en ce moment à la Zone 33. Flynn, dans sa paranoïa grandissante, avait torturé à mort Stephen Frey, un Capo influent des Prayers of Insanity. Edward l'accusait d'avoir été acheté par les Baneshadows. Enclin à croire son mentor, Aaron avait cherché à comprendre comment une telle trahison avait pu exister sans qu'il n'en ait le moindre pressentiment. Phillmore avait toujours pu accorder sa confiance à Stephen, un homme entièrement acquis à la cause des Prayers of Insanity. S'était-il donc laissé leurrer ? Aaron avait mené une rapide enquête sur le Capo, menant des recherches dans son bureau - précédemment retourné par Edward –. Il n'y trouva rien d'autre que ce qui devait y être. Le Second était alors allé interroger les hommes de Frey ; ceux-ci nièrent avoir été menés à quelques rapprochements que ce soit avec les Baneshadows. En ce moment, Frey s'occupait du convoiement des drogues à l'extérieur de Downfall. Il avait établi le contact avec un type de San Francisco qui désirait s'associer au trafic des Prayers of Insanity. Bref, aucun élément suspect de ce côté. Aaron avait alors rencontré Joan, sa femme, et ce, depuis l'adolescence. Lorsqu'il lui annonça la mort de son mari, Joan garda sa contenance, ne se laissant trahir que par les tremblements discrets de son menton. Elle n'avait rien repéré de suspect chez Stephen. Quand il referma la porte, Aaron entendit Joan hurler, son cri étouffé certainement par un coussin. Serrant les poings, Phillore repartit à la Zone 33, décidé à s'entretenir avec la seule personne convaincue que la trahison de Stephen. Edward.

Il en était sûr à présent. Stephen était innocent. Aaron revoyait l'expression habituellement grave d'Edward s'animer sous les impulsions d'une folie difficilement contenue. Flynn maintenait avoir été prévenu par son instinct. Quant il comprit que Frey était mort à cause du radar déconnant de l'Enfant de Downfall, Phillmore se sentit profondément désolé pour Stephen. Il n'avait pas pu le protéger d'Edward et de sa folie. Les choses ne pouvaient pas continuer ainsi. Edward n'était plus apte à gérer les Prayers of Insanity. Edward Flynn n'était plus.

Aaron s'extraya difficilement du canapé, son corps meurtri par la fatigue. L'appartement était vide, excepté la présence agitée de la petite chatte. Cette dernière se jeta dans ses pieds, puis esquiva un coup de pied qui ne vint pas par de multiples roulés-boulés. Phillmore lui accorda un regard éteint et se dirigea vers la cuisine ouverte. Il prit une bière dans le réfrigérateur, et la décapsula maladroitement. La capsule tomba au sol et fut aussitôt désignée la propriété de la chatte qui entama alors une partie de flipper complètement frénétique. Aaron observa le chat avec sidération, s'inquiétant quelques secondes de sa santé mentale. L'animal se désintéressa finalement de sa nouvelle acquisition et alla se percher sur son arbre, avec une fierté et arrogance tout à fait inutiles.
Le Prayer demeura de longues minutes dans la cuisine, perdu dans ses pensées, son regard se projetant par delà la baie vitrée vers un horizon infini. Il devait le faire. Ses phalanges blanchirent, se contractant avec force autour de la bouteille. Il devait le faire.

Un sursaut court-circuita violemment ses pensées. Sa main gauche se porta machinalement vers son holster. La chatte descendit avec souplesse de son arbre pour se planter devant la porte qui s'ouvrait, débutant quelques vocalises aiguës. Aaron jeta un coup d’œil à l'horloge murale. 3h42. India apparut dans l’entrebâillement de la porte. Il discernait mal l'expression de sa fille, une étrange zone d'ombre maintenant son visage dans l'obscurité.

« Longue journée ? » se contenta t-il de demander, allant chercher dans le réfrigérateur une bière pour sa fille.

L’animal la regardait, les quatre pattes en l’air, espérant gratter quelques caresses que la jeune femme ne put lui offrir. Outrée dans cette position, la petite chatte roula sur le côté sans un mot et partit certainement vexée par le manque d’attention de sa maîtresse. India était en train de réfléchir à une réponse à cette question posée sentant sa gorge se rétrécir un peu plus à chaque seconde qui passait. Oui, une longue journée. Sordide. Banale pour Downfall. Ses yeux tremblèrent et tombèrent sur ses pieds nus. Elle avait fait tout ce chemin sans chaussures et n’en prenait conscience que maintenant.

Oui, parvint-elle à exprimer en fermant la porte en faisant en sorte de lui tourner le dos, prenant la direction en cherchant à cacher sa démarche claudicante, ignorant le son d’une bouteille décapsulée dans la cuisine.

La veste que cette femme lui avait donnée pour recouvrir son torse dénudé était encore humide à cause de la fine pluie qui continuait de tomber sur la ville. Capuche sur la tête cachant son visage tuméfié, elle ne voulait pas que son père la voie dans cet état, n’ayant pas la force mentale pour lui parler. India n’avait en tête qu’une idée : prendre une douche. Une douche pour enlever cette impression d’avoir quelque chose sur elle. Une idée sur laquelle elle butait depuis plusieurs minutes. Tout irait mieux après. Tout sera effacé.

La jeune femme laissa tomber son sac dans sa chambre et attrapa par automatisme son pyjama et alla directement dans la salle de bain. Alors qu’elle attendait que l’eau de la douche devienne chaude, elle croisa son reflet dans le miroir, cherchant à être impassible face à cette image mais sa poitrine se serra comme un étau. Son visage était salement amoché. Les saignements s’étaient calmés mais une partie de son visage était gonflée par endroits et prenait une couleur violacée. Otant ses vêtements, elle se glissa sous la douche et commença à se laver, frottant avec ardeur son corps endoloris. Les mouvements lui étaient douloureux mais elle insistait sur les zones les plus atteintes. À plusieurs reprises, elle arrêta le jet d’eau pensant que cela suffirait mais la sensation d’être toujours sale restait, lui collait à la peau. Par trois fois, elle remit l’eau et s’acharna à frotter jusqu’à en faire rougir sa peau laiteuse. L’Unbroken supplia dans un murmure à ce sentiment de partir mais rien ne changea.

Hors de la douche, elle resta un temps, assise sur le rebord de la baignoire, pansant ses pieds qui avait subi quelques coupures, remarquant les légères traces de sang sur le sol qui étaient restées derrière elle puis s’occupa de son visage. India n’éviterait pas une confrontation avec son père, ne pouvant pas vivre enfermer le temps que son visage guérisse et que les marques sur ses poignets et son cou ne s’effacent. Elle étouffa un sanglot avant de sortir pour se diriger dans sa chambre. Ne pouvait-il donc pas dormir ? Quelle heure était-il ?

Sa fille lui répondit d'une voix blanche. L'intonation meurtrie de son timbre figea Aaron dans son mouvement. India avait l'air éprouvée. Mais la longueur de sa réponse lui indiquait clairement qu'elle n'avait pas envie d'en parler. Le Prayer prit une profonde inspiration, sentant une migraine poindre au-dessus de sa tempe droite. Sa main saisit la anse du réfrigérateur puis attrapa une bière importée du Canada. Un vrai luxe à Downfall. Tandis qu'il décapsulait bouteille, la chatte revint jouer dans ses jambes, frottant un dos rond contre son mollet. Aaron s'étonna d'un tel débordement d'affection à son encontre alors qu'India venait de rentrer. Il se retourna, cherchant du regard sa fille. Mais cette dernière avait déjà disparu dans la salle de bain.

Aaron fit quelque pas dans le salon, puis déposa les deux bières sur la table basse. Il avait un mauvais pressentiment. Le « oui » fébrile de la jeune femme continuait à résonner dans sa tête, serrant de plus en plus douloureusement son cœur. Ses yeux s'attardèrent sur la porte par laquelle sa fille était apparue, presque fantomatique. Son attention fut alors attirée par d'étranges traces noires au sol. Comme si elle avait marché pieds nus dans des flaques d'eau sale... et du sang. Les battements de son cœur s'accélérèrent avec une puissance qui lui donna la nausée. Un étrange mélange de colère et d'angoisse s'empara de lui. Aaron bondit jusqu'à la salle de bain. Il retint de justesse un poing pourtant décidé à frapper le bois de la porte. India avait certainement besoin de ce temps seule sous l'eau chaude. Si elle avait voulu de lui, elle ne se serait pas enfuie dans la salle de bain. Phillmore fixa un long moment la porte, interdit. Les secondes s'étirèrent, péniblement. Il finit par se laisser glisser contre le mur, se postant juste à côté de la porte tel un chien de garde.

Il fut rapidement rejoint par le petit félidé. Celle-ci continua à réclamer toute l'attention qui lui semblait être due. Son ronronnement satisfait apaisa le Prayer qui se surprit à développer une certaine affection pour la bestiole.
L'eau avait cessé de couler depuis quelques minutes. Il entendit le bruit feutré d'une serviette que l'on passe sur la peau. Un bruit insistant, presque râpant. Aaron se releva, armant à nouveau son poing lorsqu'il se résigna à attendre encore un peu. Il commença alors à longer le couloir, multipliant les aller-retours. L'étau d'une migraine agressive s'était resserré sur ses tempes. A un moment, il eut un rire pour lui-même, tournant la situation au ridicule. India était peut-être simplement de mauvaise humeur car, comme elle le lui avait confirmé, la journée avait été longue. Pourtant, Aaron n'arrivait à calmer l'inquiétude qui lui nouait les tripes. Il y avait ses traces dans le salon, mais aussi dans le couloir. Que foutait sa fille pieds nus ? Que lui était-il arrivé ?
N'en pouvant plus, il retourna devant la porte de la salle de bain et entonna : « In.. » Il s'interrompit quand elle apparut devant lui, le visage tuméfié. Aaron marqua un pas de recul, en proie à la sidération. Il avait vu des corps mutilés, et ne s'en émouvait plus. Mais la moindre égratignure sur la chair de sa fille suffisait à lui donner envie de vomir. « Merde, India, qu'est-ce qu'il s'est passé ? Qu'est-ce... » Il s'arrêta alors de parler, réduit au silence par les larmes qui brûlaient les yeux de sa gamine. « Tu préfères un chocolat chaud ou un grog bien dosé ? » demanda t-il d'une voix qu'il voulait plus détachée. Aaron se sentait ridicule. Complètement à côté de la plaque. Mal à l'aise. « Viens », lui souffla t-il, l'invitant à le suivre dans le salon.

Lorsque la porte s'ouvrit, la voix de son père se stoppa net alors qu'il la découvrait le visage marqué par les coups, n'ayant pas connaissance des autres blessures subit. India croisa son regard où elle pouvait y lire la stupéfaction, reculant devant cette image de sa petite fille. À la réaction de son père, elle craqua devant lui, les barrières mises depuis cette ruelle s'effondrèrent en une fraction de seconde. Comment tenir face à lui ? Une main tenta d’étouffer son sanglot, retenant à peine les larmes qui lui montèrent aux yeux avec une rapidité inattendue. Elle serrait la mâchoire pour se retenir de craquer devant lui, mais cette dernière lui provoqua de vives douleurs.

Grog, arriva-t-elle à répondre d’une voix cassée à sa question après quelques secondes d’hésitation.

Ses quelques gestes, comme ses regards en direction de sa chambre, montraient qu’elle ne voulait pas le suivre. Elle ne voulait pas aller dans le salon, elle ne voulait pas se confronter à son père, elle voulait qu’il la prenne dans ses bras et que les jours passent ainsi, protégée, à l’abri du monde extérieur, comme il avait toujours su faire. Ce petit paradis d’innocence, qu’elle avait fui pour affronter ce monde réel, lui manquait. Juste quelques minutes, un petit instant pour se sentir en paix, en sécurité. India tira sur ses manches longues pour cacher les marques qui avaient eu le temps d’apparaître sur ses poignets et regrettait de ne pas avoir un col roulé pour la même raison.

Mais pourtant, la jeune femme finit par s’engager dans le couloir pour venir s’installer lentement sur le canapé, incapable de ramener ses jambes contre elle comme elle avait l’habitude. Elle attrapa le premier coussin a porté de main et le ramena contre elle. Deux bières étaient posées sur la table basse sans qu’aucune ne soit entamée. Chacha sauta sur le dossier du canapé et minauda près elle, donnant des coups de tête pour que sa maîtresse s’intéresse à elle. India caressa quelques secondes l’animal qui chercha l’endroit le plus convenable pour s’y lover. Mais la boule de poil qui quémandait de ses deux billes dorées de l’attention, ne trouva qu’un peu de place à côté de la jeune femme.

Elle ferma les yeux, écoutant le bruit derrière elle de son père s’activant à lui préparer cette boisson chaude alcoolisée, entendant l’animal ronronner sous ses caresses mécaniques. Des larmes continuaient à s’échapper alors qu’elle tentait de maîtriser sa respiration. Elle avait bien besoin de ce grog et hésitait même à descendre une des bières. Elle savait qu’il allait chercher à savoir, à comprendre les raisons de son état. Et il finirait par le savoir parce qu’elle n’avait pas la force de lui faire face. Sauf qu’elle avait peur de sa réaction ou de son manque de réaction. Elle ignorait ce qui la terrifiait.

Des acouphènes l’enfermèrent un court instant dans un état léthargique où le nom d’Eden revint. Sa poitrine se serra un peu plus et elle rouvrit les yeux pour voir l’animal se tourner pour que sa maîtresse lui gratte le ventre. Eden. Cette fausse identité qui lui avait valu tout cela. Mais aussi cette femme. C’était cette femme qui l’avait retrouvée et qui portait ce nom. Quelle ironie.

Aaron demeura interdit quelques instants. India fuyait son regard, mal à l'aise, cherchant des yeux un échappatoire face à un inévitable à venir. Les bras le long du corps, le Prayer sentit ses poings se relâcher. Son cœur s'opprima avec violence lorsque sa fille étouffa un sanglot, les joues baignées d'épaisses larmes. Que s'était-il passé ? Aaron ne l'avait jamais vue dans un tel état. D'une voix rocailleuse et nouée par une détresse abyssale, India opta pour un grog. Et alors qu'il éleva une main délicate dont les doigts désiraient effacer les larmes salées du visage blême de sa fille, cette dernière s'engagea dans le salon, sans un regard pour lui.

Accusant un soupir d'impuissance, Aaron suivit India et entra à son tour dans le salon. La jeune femme s'était assise sur le canapé et lui tournait le dos. Le Prayer glissa silencieusement jusqu'à à la cuisine ouverte. Il sortit une bouteille de rhum rangé dans l’îlot central puis mit de l'eau à chauffer. Un citron et deux cuillères de miel plus tard, il versa l'alcool dans un mug sur lequel l'une des maîtresses d'India avait fait imprimer un dessin les représentant tous les deux, se tenant par la main, leur visage rond égayé d'un immense sourire béat. Un frisson mélancolique parcourut l'échine de l'homme, et lui mordit la nuque avec douleur. Les mains posées à plat sur le plan de travail de l'îlot, Aaron baissa la tête. Il fixa la tasse, complètement désemparé. L'eau dans la petite casserole commença à rondement ronfler. Le Prayer se servit un shot de rhum ambré qu'il descendit aussitôt. Un second suivit. La caresse chaude de l'alcool vint dissiper les élancements de la migraine. Versant l'eau chaude dans la tasse, Aaron jeta un regard en direction d'India. Le corps de sa fille était secouée de spasmes et autres tremblements. Il fit claquer la tasse sur le plan de travail avant de s'approcher d'elle, la prévenant de son arrivée très prochaine.

Aaron déposa la tasse fumante aux relents acidulés devant India, sur la table basse. Il saisit au passage une bière dont il fit disparaître la moitié en deux gorgées. Puis s'assit sur un fauteuil. Le silence dans lequel baignait l'appartement depuis bien cinq minutes se prolongea. Le narcotrafiquant sentit un profond malaise l'envahir. Son regard s'intéressa aux pieds meurtris de sa fille avant de remonter le long de ses jambes, puis de son buste pour s'arrêter au niveau de son cou. Son cœur rata un battement tandis qu'une décharge électrique le fit tressaillir. « India, que s'est-il passé ? » l'interrogea t-il d'une voix qu'il voulait bienveillante mais qui était durcie par l'angoisse. Car il redoutait le pire. Une explosion de colère crispa avec violence ses muscles. « S'il te plaît India, tu dois me parler. Je ne te jugerai pas car qu'importe la raison pour laquelle on... on t'a fait ç...ça, tu ne le méritais pas. India, regarde-moi. Mon cœur... » De nombreuses années étaient passées depuis qu'il l'avait appelée ainsi pour la dernière fois. Il posa alors son regard alors à la tasse qui trônait entre eux, détaillant avec émotion le « Forever » calligraphié d'une écriture appliquée. « Je serai toujours là pour toi India. Que tu le veuilles ou non d'ailleurs. Toi et moi, c'est pour toujours. »

Eden. Ce n'était qu'une partie de l'histoire. Et pourtant, ce nom l’avait à la fois sauvée et enfoncée.

Il y eut du mouvement derrière et le bruit de la tasse sur l'îlot central lui indiqua que son père allait revenir. Il allait attendre des explications. Aréactive, son regard vitreux se posa sur la tasse posée sur la table basse. Cette tasse n'était pas sortie depuis très longtemps. Rangée au fond du placard, elle ne ressortait que lorsque le lave-vaisselle était plein et qu'il était temps de le lancer. Elle l'avait fait à une époque où elle ignorait tout du monde, de son père et de son métier, une époque où tout était plus simple. Pouvait-elle y retourner quelques instants ? India vit du coin de l’œil l’une des bières disparaître de son champ de vision avant d’entendre le fauteuil non loin d’elle s’affaisser.

Le silence resta le maître des lieux. La jeune femme fixait la fumée s’échappant de la tasse. Il y avait dans ce mouvement un flottement apaisant où son esprit se vidait du sentiment de honte qui l’étouffait, qui continuait de l’étrangler comme cette main qui l’avait maintenue. Sa main continua à caresser machinalement le ventre de l’animal dont le ronronnement ne s’était pas arrêté. Elle tressaillit lorsque la voix de son père résonna. Son visage se crispa dans les secondes qui suivirent. Ses yeux se fermèrent dans l’espoir que le silence retomberait si elle ne répondait rien. Empêchant un sanglot de s’échapper, elle retint sa respiration, tiraillant un peu plus sa cage thoracique déjà douloureuse.

Il la supplia de lui parler, se voulant rassurant, présent pour sa fille. Avait-elle mérité ce qui s’était passé ? Un sentiment de culpabilité l’envahit. La jeune femme était la seule responsable. Elle les rouvrit lorsqu'il l'appela par ce doux nom qu’il lui adressa. Pourtant India ne pouvait le regarder, elle secoua la tête, en tournant son visage alors que sa respiration devenait un peu plus saccadée seconde après seconde. La peur de ce qu’il allait penser, de ce qu’il allait dire s’il l’apprenait. L’Unbroken aurait préféré qu’il soit absent comme il l’était la plupart du temps. Elle ne pouvait pas lui parler. Elle tentait vainement de retenir les larmes, sa gorge meurtrie se serrant toujours plus.

Les dernières paroles de son père la firent éclater en sanglots, fuyant toujours le regard de son père, devant serrer des deux mains son coussin pour tenter de réduire ses pics électriques qui irradiaient son torse avant que l’une d’elle ne se pose sur son cou. Pour toujours. Ils n’avaient qu’eux. Père et fille. Il était sa vie. Elle était sa vie. Une très grande partie des décisions qu’elle avait prise était en lien avec son père, dans les bonnes actions, comme dans les mauvaises, bien qu’elle ait tenté de s’en détacher. À la vie, à la mort.

Un faux nom ne suffit pas, finit-elle par dire dans un murmure et d’une voix éraillée, lorsqu’elle parvint à se calmer.

Ce ne serait pas la réponse qu’il aurait aimé entendre. Ils n’étaient pas prêts à entrer dans les détails. India ne pouvait définitivement pas lui dire. Elle avait doucement tourné le dos à son père, ramenant ses jambes contre elle, posées sur le canapé. Finalement, elle pouvait le faire bien qu’une grimace tordait son visage. Pourtant son père tenta avec une certaine douceur teintée d’angoisse à en savoir plus.

Y’a rien à dire, parvint-elle à dire. J’ai … (elle ferma à nouveau les yeux, inspirant comme si elle avait eu le souffle coupé) Je n’ai pas été assez intelligente pour éviter ça. Personne n’est Aaron Phillmore qui veut.

Là était tout le problème. Être à la hauteur était une chose, être celui qu’elle admirait était autre chose. Elle contestait ces choix de vie mais admirait ce qu’elle pensait qu’il avait : sa force de caractère, son tempérament qui lui avait permis de grimper les échelons pour arriver presque au sommet de cette hiérarchie, cette chaîne alimentaire. India admirait sa capacité à agir, à être. Et en même temps, elle était terrifiée par cela, car elle ne connaissait pas le Prayer. La jeune Phillmore ne connaissait que le père.

Aaron sentit l’émotion étreindre douloureusement sa fille. India ne se laissa toutefois pas attendrir par ses mots doux. Elle ravala un sanglot et lui expliqua d’une voix dénuée de toute tonalité qu’un faux nom ne suffisait pas. Aaron contint un « à quoi ? » d’incompréhension. India n’avait pas fini de parler et il ne voulait pas prendre le risque de l’interrompre. Mais rien ne vint. Elle écourta la discussion en prétextant qu’il n’y avait rien à dire, hormis qu’elle avait été stupide. Puis elle fit ce commentaire, étrange et déstabilisant : « personne n’est Aaron Phillmore qui veut ». Un spasme parcourut les mains du Prayer qui se refermèrent en un poing. Qu’insinuait-elle avec cynisme ? Que lui, surhomme, il était au-dessus de tout cela ? Que rien ne pouvait l’atteindre ? Qu’il était un modèle à suivre ? Phillmore laissa un certain agacement le traverser, pondérant un silence d’un soupir fatigué. Il se pinça à nouveau l’arête du nez de sa main libre. De l’autre, il faisait tourner mollement sa bière. Quand il se sentit libéré d’un sarcasme qui aurait été déplacé, il répondit enfin à sa fille :

« Heureusement India. Heureusement. Je n’ai rien de plus que les autres. Moi aussi j’ai mes... erreurs. Mes échecs. Toute cette indifférence que je peux manifester face aux atrocités de ce monde n’est que de la poudre aux yeux. J’ai ce que tu appelles certainement des faiblesses. Mais ses failles cisèlent le contour de ma personnalité, de ce que je suis. Elles me rendent poreux mais humain. Et l’intelligence ne peut rien contre la cruauté. Si elle est saine, elle ne peut même pas l’éviter. Mais jamais elle ne la mérite. India, tu ne mérites pas les reproches que tu t’infliges. »

Le Prayer s’empêcha de se lever et de parcourir le séjour de cent pas anxieux. Il choisit alors d’achever sa bière, avec un peu trop d’empressement, trahissant une nervosité qui devenait palpable. Il ne supportait pas que sa fille le tienne à l’écart. Il voulait être là pour elle. Il voulait le protéger. Mais pour cela, il devait connaître le mal qui le menaçait.

« India. Ce qui t’est arrivé ne peut rester impuni. Tu n’as pas le droit de le laisser s’en tirer comme ça. Lui, il mérite d’être frappé avec la même dose de violence dont il a osé faire preuve. Ne te rends pas complice de cette personne India. Dis-moi ce qu’il s’est passé. » Le narcotrafiquant marqua une pause avant d’ajouter d’un ton plus chaleureux et teinté d’une affection sincère. « Et quoique ce soit, tu resteras ma fille, digne héritière d’Aaron Phillmore. » Car si n’était pas Aaron Phillmore qui le voulait, India n’avait jamais eu d’autres choix que d’être la fille de son père. Une Phillmore.

Chacha venait de perdre la place qui lui revenait de droit, réduisant l’espace à minima pour s’étendre de tout son long. Frustrée, la bête regarda autour puis partit comme une fusée dans le couloir. La main de la jeune femme s’arrêta dans le vide qu’avait laissé le chat pour finir par la tendre pour prendre la boisson chaude. Elle en but une gorgée qui lui brûla la gorge mais qui ne l’arrêta pas pour reprendre une seconde gorgée. Rien ne pouvait faire plus mal. Certes la douleur physique avait une place primordiale, mais la douleur psychologique prenait le dessus. Le geste de cet homme, l’échec qui en avait découlé et le châtiment qu’elle pensait devoir porter. Si elle avait été plus maligne, si elle n’avait pas cherché à éloigner ce Baneshadow lors de cette soirée, peut-être n’aurait-il jamais eu de soupçon sur la petite vierge qu’il voulait posséder. Perdre l’estime de soi comparé à ce qu’elle ressentait à présent aurait été plus facile. Elle ferma les yeux à cette pensée, continuant de sentir sa bouche s’anesthésier, tout comme son esprit. C’était ce qu’il y avait de mieux à faire.

Les paroles de son père atteignirent la coquille vide de la jeune Phillmore, ne pouvant croire qu’il était comme il se décrivait. Il était bien plus. Il était au-dessus de tout. Sa respiration devint plus rapidement pour retenir un nouveau sanglot qui cherchait à s’échapper, alors qu’il lui disait ne pas mériter les reproches qu’elle s’infligeait. Au contraire. Comment arriver à survivre dans cette ville sans être plus malin que les autres ? Sans être plus pervers que les autres ? Sans avoir toujours un coup d’avance ?

Prostrée, India commençait à sentir les premiers effets du grog. Elle n’avait rien mangé depuis le matin et avait espéré manger un bon repas récupéré dans le restaurant japonais. L’alcool s’infiltra un peu plus vite que d’habitude, glissant son esprit vers un état un peu plus cotonneux. Elle n’avait jamais vraiment tenu longtemps face à l’alcool bien que sa consommation ait doucement augmenté au fil du temps. Le Prayers parlait de vengeance mais il n’avait pas conscience de ce qu’il disait. Il ne pouvait y avoir de vengeance sans conséquence.

Tu ne peux pas lui faire ce qu’il …

Elle s’étrangla à ses paroles. Le frapper oui, agir comme il avait fait, il ne pouvait s’abaisser à ça. L’envie de le faire payer n’avait pas atteint l’esprit de la jeune femme. Loin de là, elle voulait s’éloigner de toute cette histoire. Ne plus avoir affaire à eux. Elle serra un peu plus le coussin contre son ventre, ramenant sa tasse contre ses lèvres, sa bouche étant engourdie à présent.

Tu ne peux pas sans déclencher une guerre de clan ! …

India ferma les yeux à cette révélation qu’elle aurait préféré taire. Le Prayer comprendra trop facilement qu’elle parlait des Baneshadows et craignait qu’il cherche à comprendre. Que comprendrait-il ? Elle distillait les informations goutte par goutte. Serait-il capable de vouloir terrasser les Baneshadows pour retrouver l’homme qui avait fait ça ? Serait-il capable d’aller aussi loin pour venger sa gosse ? Combien de gosses se faisaient taper chaque jour sans que le monde soit retourné pour terrasser les personnes à l’origine de ce passage à tabac ? Combien d’hommes, de femmes, de gosses, les Prayers avaient violentés pour obtenir des informations, pour les rappeler à l’ordre ?

S’il te plaît, n’insiste pas, finit-elle par le supplier, après avoir descendu à moitié sa tasse.

India demeurait imperméable, farouchement repliée derrière une forteresse de honte et de culpabilité. Elle lui répondit d’une voix étranglée qu’il ne pouvait pas atteindre son agresseur comme ce dernier l’avait fait. Aaron sentit un profond malaise l’envahir et fut pris d’un vertige. Il s’était refusé à envisager cette possibilité, mais les mots de sa fille ne laissaient plus vraiment place au doute. L’étau de sa migraine se resserra avec violence et brouilla son ouïe d’un sifflement aigu. Sa bouche s’entrouvrit sans pouvoir articuler le moindre mot. Une puissante sidération s’installa dans l’esprit du Prayer, ne lui laissant pas d’autre choix que de demeurer interdit quelques instants. Il entendit à peine la suite des propos de sa fille. Toutefois, son attention se saisit d’une nouvelle révélation : ce qu’avait subi India impliquait un clan adverse.
Aaron bondit sur ses deux pieds et entama une ronde anxieuse, parcourant le séjour de cent pas empressés. Il ne pouvait plus rester sans rien faire. Son corps s’animait sous la force d’une colère sans pensée, d’une rage sans mot pour le juguler. India le supplia de cesser ses questions, la voix ankylosée par la fatigue, l’émotion et l’alcool trop avidement ingurgité. Il ne pouvait pas la laisser s’en sortir ainsi. Il ne pouvait pas la laisser étouffer cette affaire dans l’espoir de la rendre nulle et non avenue. Elle ne pourrait jamais oublier ce qu’elle venait de vivre. Son corps en serait marqué à jamais. Et Aaron ne pouvait laisser cette atteinte à sa chair et à son sang impunie.

« Ce... ce type n’a ni le droit au pardon, ni le droit à l’oubli. Il doit payer pour ce qu’il t’a fait, et je refuse que tu le couvres par excès de culpabilité déplacée. Je... je sais que rien ne te rendra ce qu’il t’a pris, et qu’une vengeance ne soulagera que très partiellement ta souffrance. Mais tu ne peux pas le laisser s’en tirer à si bon compte India. Le protéger ne te protégera pas. »

Le Prayer peinait à trouver les mots pour atteindre sa fille. Or, il ne savait pas comment il devait réagir. Aucune réponse ne semblait adaptée à la situation. D’autant que celle-ci était encore très fraîche. Une part de son esprit entendait les considérations de sa fille qui tentait, par tous les moyens, de mettre son agression à distance. Mais d’une autre, il ne pouvait envisager que cet enfoiré s’en tire à si bon compte, Baneshadow ou pas.

« Ils sont déjà morts de toute façon », énonça t-il, lugubre.

Ces mots lui avaient échappé sans même passer par le filtre de sa conscience. L’agression de sa fille ne changerait rien aux intentions déjà pensées et organisées par les Prayers of Insanity à l’encontre des Baneshadows. India n’avait et n’aurait rien à voir avec ce conflit apparu des dizaines d’années avant cet acte irréparable.
Aaron tenta d’adoucir la fureur qui étirait les traits de son visage. Il s’immobilisa derrière le canapé et laissa un regard terne parcourir le dos de sa fille.

« J’imagine que tu es fatiguée. Tu peux aller te coucher si tu veux. Je reste à la maison ce soir et je serai là demain, que tu le veuilles ou non. Je... » L’émotion s’infiltra subitement dans sa voix. « Je suis désolé. J’aurai aimé avoir le pouvoir de t’éviter tout cela. »

Une importante chape de culpabilité s’abattit sur les épaules du narcotrafiquant. Il ignorait si l’agression de sa fille avait à voir avec sa position au sein des Prayers of Insanity. Mais il avait du mal à penser les choses autrement, sinon pour quelles raisons sa fille s’inquiéterait de déclencher une guerre de clans ? Sauf qu’à aucun moment India n’avait à payer le tribu de son sang. A aucun moment les Baneshadows n’avaient à avoir comme interlocuteur sa fille.

Aaron revint s’asseoir dans le fauteuil. Il ignorait s’il pouvait toucher le corps meurtri de sa fille. Il l’enlaça alors d’un regard teinté d’un amour sincère, tentant ainsi de lui rappeler que, quoi qu’elle fasse, il serait – hélas - toujours là.

Un bruit provenant du couloir annonçait que l'animal de la famille avait trouvé un objet à faire tomber sur le sol, provenant sûrement de la chambre dont la porte était entrouverte ou bien du bureau qui aurait pu, par mégarde, avoir la sienne aussi ouverte. Rien qui ne semblait pouvoir être brisé. L'idée était presque ironique. Elle humait les vapeurs chaudes et alcoolisées de sa boisson, sentant les sanglots qui voulaient s'échapper de ses lèvres faire machine arrière. Son esprit devenait petit à petit embrumé et India n'était pas certaine d'avoir les idées claires. L'envie de ne pas se réveiller la frappa à nouveau avec force et elle n'avait pas peur. Ce serait un soulagement. Appuyant sa tête contre le dossier du canapé, elle sentait les mouvements de son père non loin, pour contenir son anxiété. Elle entendait la respiration de l'animal qui venait d'être réveillé par ses révélations troublantes. Les paroles tombèrent comme un jugement. L'homme ne méritait pas de vivre. Son père ne voulait pas qu'elle le protège en taisant son nom. La jeune femme émit à un son entre le gémissement et le grognement et d'un léger mouvement de tête lui faisant comprendre qu'elle était contre ce qu'il voulait.

L'Unbroken frémit suite à cette phrase qu'il semblait lui avoir échappé. Ils étaient tous morts. Que voulait-il dire par là ? Était-ce par rapport au contexte actuel ou fomentait-il déjà d'éliminer chaque personne du clan adverse ? Une panique angoissante l'attrapa avec violence pour l'étouffer dans sa propre torpeur. Ils n'avaient pas à payer pour son erreur. Elle se répétait encore et encore qu'elle aurait dû être plus intelligente. Si elle avait acceptée de laisser son amour propre au placard, elle n'en serait peut-être pas là aujourd'hui. Warren n'aurait peut-être pas su qu'elle était la personne qui lui avait dérober des informations sur le trafic d'armes des Baneshadows. India descendit le reste de son grog d'une traite, fermant les yeux à cause de la brûle que provoquait la boisson chaude. Elle ignorait le sens de ses paroles et craignait qu'il soit prêt au pire alors qu'elle pensait ne pas en valoir la peine.

Ses yeux se fermaient à présent tout seul et le Prayer lui annonça une trêve, lui donnant le droit d'aller se coucher, tout en lui faisant comprendre qu'il serait présent le lendemain, pour terminer cette conversation. Elle n'aurait pas le choix, il ne le lui laissait pas. India posa la tasse sur la table et glissa ses pieds bandés sur le sol, son regard ne cherchait pas à croiser celui de son père. Il était désolé de ne pas avoir pu la protéger. Ses mots serrèrent un peu plus sa poitrine, la rendant un peu plus douloureuse.

Moi aussi, parvint-elle à dire dans un murmure, grognant en se levant sentant tout ses muscles se raidir dans ce mouvement.

La jeune femme n'était pas prête à en dire plus. Pourtant, elle s'inquiétait de ce qu'il allait pouvoir faire une fois couchée, les coups de fil qu'il allaient passer. Il n'était que le Second, il ne pourra prendre une décision finale et elle espérait que Flynn soit assez sage pour calmer le tempérament de son père.

Warren... finit-elle par dire d'une petite voix alors qu'elle était restée plusieurs minutes debout sans bouger, fermant les yeux, ses traits tirés par la crainte de déballer cette information. Eric.

Dans son esprit embrumé, il lui avait fallu ce laps de temps pour peser le pour et le contre. Elle savait qu'elle avait besoin de vider son sac mais dire à haute voix l'homme qui lui avait infligé cela ne changeait rien. Elle ne se sentait pas mieux. Au contraire, elle portait le poids de ce que son père allait lui faire. Ses mains étaient serrées et sa mâchoire tremblotante. Elle prit la direction du couloir, claudiquant lentement et sentant sa démarche réveiller chaque muscle puis elle s'arrêta, les épaules baissées, ne se retournant pas pour parler directement à son père.

Ça vaut ce que ça vaut.... Commença-t-elle à dire d'une voix pâteuse et éraillée. Je suis une Unbroken.

Encore plus ironique vu son état. Puis la jeune femme reprit la route de sa chambre, se glissant dans les draps après avoir laissé sa porte entrouverte afin de laisser la petite chatte libre de ses mouvements nocturnes. Chacha était déjà allongée sur son lit, redressant sa tête à sa venue. India émit un grognement en sentant le contact du matelas contre elle. Pourquoi n'était-il pas rentré comme tous les soirs, tard, ne se souciant pas, ou ne le montrant pas du moins, de la présence de sa fille ? Sa tête se tourna vers le réveil qui lui donnait déjà la réponse, vu leur tardive qu'il était. Le soleil allait bientôt se lever. Si seulement elle avait pu reprendre conscience plus tôt, peut-être aurait-elle pu se cacher sous les draps et éviter ainsi toute cette conversation. India ne voulait pas de cette confrontation. Elle voulait simplement qu'il la prenne dans ses bras et la berce mais la jeune femme savait d'avance qu'il n'en était pas capable et elle ignorait si elle serait capable de recevoir une telle affection.

Le sommeil vint assez rapidement bien qu'il fut entrecoupé de réveil en sursaut et de gémissement plaintif. Elle préféra repousser la nouvelle confrontation le plus tard possible, réveillée mais incapable de mettre un pied en dehors du lit, Chacha étant une excuse pour lui caresser son pelage et entendre ses ronronnements apaisants.

Jamais une telle chose aurait du arriver. Comment avait-il pu le permettre ? Pourquoi n'avait-il pas le pouvoir de changer le cours du passé ? Que devait-il dire ? Que devait-il ressentir ? Avait-il le droit d'être en colère ? Avait-il le devoir de la venger ? Un flot intarissable de questions se heurtaient contre son âme et prenaient en otage sa conscience. Son esprit tentait de s'enfuir de cette situation qui dépassait de loin ce qu'il pouvait supporter. Un goût acide paralysait sa langue, l'assignant à un silence certainement salutaire.
Du bout des lèvres, India finit par lui dévoiler le nom de son agresseur. Aaron ne cilla pas, inscrivant l'identité du condamné à mort aux confins de sa mémoire. Eric Warren aurait l'immense privilège de devenir un souvenir impérissable. La jeune femme choisit alors de faire sa sortie sur cette déclaration. Le Prayer accompagna sa marche bancale d'un regard profondément meurtri, rendu brillant par une émotion qui peinait à rester contenue. Toutefois, quelque chose retint India. Elle s'immobilisa, n'offrant que son dos à interpeller lorsqu'elle lui avoua qu'elle appartenait au mouvement des Unbroken. Aaron se contenta de faire prolonger le silence dans lequel il s'était muré quelques minutes auparavant. Sa fille reprit le chemin de sa chambre et disparut derrière le battant de la porte. Le tintement étouffé d'un bris de verre parvint à son ouïe encore engourdie par un sifflement plaintif. Le narcotrafiquant sentit alors une étrange chaleur naître au cœur la paume droite de sa main foutue. Sans y accorder le moindre regard, il se leva. L'épaisse semelle de sa chaussure écrasa sans un bruit les morceaux de verre, constellant le carrelage de cristaux bruns. Phillmore parcourut les quelques mètres qui le séparaient de la cuisine ouverte. Il ré-ouvrit le placard au fond duquel s'amassaient différents alcools et prit la bouteille de rhum. Un profond sentiment de lâcheté le terrassa. Pris d'un léger vertige, il recula jusqu'à ce que ses reins heurtent le plan de travail. Il demeura alors de longues minutes là, prostré dans sa cuisine, à biberonner l'alcool cubain.

Lorsqu'il émergea des ténèbres, le soleil se levait, baignant le salon d'une luminosité déjà franche. Aaron se passa une main sur le visage. Son autre main serrait toujours avec force la bouteille vide de rhum. Engourdies, ses pensées défilaient à présent à un rythme excessivement lent, se traînant douloureusement jusqu'au abord de sa conscience pour finalement glisser dans l'oubli. Le Prayer n'avait aucun souvenir de la discussion intérieure qui l'avait tenu éveillé toute la nuit. Il ne savait toujours pas ce qu'il devait faire. Ni ce qu'il devait dire.
Phillmore se détacha du plan de travail en grimaçant. Des raideurs avaient gagné ses jambes. Son regard s'attarda alors sur cette main qu'il avait refusé de soigner. La plaie semblait propre. Mais le sang avait coagulé autour d'un bris de verre. Aaron eut un soupir. D'un geste grossier, il arracha le bout de verre de sa chair et le jeta dans l'évier. Il apposa rapidement un torchon contre la plaie qui, à nouveau ouverte, dégueulait d'un sang épais et carmin. La douleur ne réussit pas à gagner ses synapses congestionnées par l'alcool. Toutefois, le Prayer se sentit gagné par une fébrilité nouvelle. Il prit la direction de la salle de bain d'un pas lourd. Son épaule heurta l'encadrement de la porte lorsqu'il pénétra dans la pièce d'eau, ses iris en quête de la trousse de secours. Celle-ci trônait sur un meuble adjacent au lavabo, la gueule déjà ouverte. Aaron revit alors les blessures qui marbraient la chair de sa fille. Ses poings se serrèrent, aussi furieux qu'impuissants. Il croisa alors son regard dans le miroir. Et pleura pour la première fois depuis vingt ans.

Aaron regagna le salon une heure plus tard. Ses larmes avaient disparu sous le jet mordant d'une douche prolongée. Sa peau frissonnait encore, se remémorant la morsure glacée de l'eau. L'effet antalgique de l'alcool s'était dissipé, et le Prayer ressentait à présent les élancements qu'il avait jusque-là réussit à réduire au silence. Il avait nettoyé la plaie puis bandé sa main avec soin, dans la plus stricte application des conseils de sa fille. Son retour dans le séjour fut ponctué d'un miaulement d'allure interrogative. Aaron s'avança jusqu’au fauteuil qui l'avait soutenu lorsqu'il avait du faire face à une réalité inentendable. Il ramassa les éclats de verre avec une balayette attrapée en chemin. Chacha s'intéressa de très près à cet étrange élan de ménage, et Phillmore dut la repousser à deux reprises. Il nettoya également la table basse, jetant les bouteilles de bière vides à la poubelle. Aaron ne put se résigner cependant à lâcher la tasse qu'il avait servi à sa fille quelques heures auparavant. Sentant l'émotion serrer son cœur, il rapprocha sans s'en rendre compte le tasse de sa poitrine. Un sursaut mordit son corps éreinté lorsque la faïence effleura son torse. Il noya alors la tasse sous un épais jet d'eau chaude et la laissa tremper dans l'évier. Totalement désincarné, il s'aventura sur le balcon, et plongea le regard dans l'infini de l'horizon.

L'absence de position antalgique réduisait ses mouvements. Allongée sur le dos, elle ouvrait les yeux brusquement à chaque fois qu'un bruit était trop fort ou que sa conscience pourtant abrutis par le grog parvenait à reprendre le contrôle de son esprit lui renvoyant des flashes incontrôlables. Quand ce n'était pas la petite chatte qui venait lui miauler au visage ou se blottir près de sa tête en émettant son doux ronronnement. India aurait aimé se mettre en boule, planquée sous sa couette, dans ce nid pourtant douillé mais ses côtes lui faisaient trop mal pour être capable de se mettre dans cette position.

Ses yeux vitreux se posaient sur le plafond de sa chambre, elle voyait les fins rayons de lumières à travers les volets, ne lui permettant pas de connaître l'heure, mais ne voulant pas non plus regarder son réveil. Après un énième sursaut, la jeune femme finit par se lever pour faire ce qu'elle n'avait pas fait depuis l'âge de cinq ans. India se glissa dans la chambre de son père, espérant le retrouver. Mais elle s'aperçut vite que les draps n'avaient pas été défaits. Son corps fut pris d'une convulsion douloureuse puis de tremblement. Son esprit, encore groggy, ne pensa pas retourner dans le salon, l'imaginant parti retrouver les traces de son tourmenteur pour lui ôter la vie. Elle resta quelques instants sans réagir face à ce lit vide, incapable de savoir si elle devait s'y allonger ou retourner dans le sien où Chacha s'était étalée de tout son long depuis un bon moment.

Elle finit par s'allonger dessous les draps, inspirant profondément non sans une grimace l'odeur des draps, odeur apaisante la renvoyant à des moments de paix, des moments qu'elle avait oublié ou mis de côté mais que sa mémoire olfactive ravivait : ces moments de complicité pudique qu'avaient toujours eu le père et sa fille dont l'amour, bien présent, restait toujours timide mais unique, qui n'appartenait qu'à eux. Ces moments, où petite, elle se réveillait en pleine nuit en entendant un léger mouvement dans la maison pour venir se rendormir dans ses bras, pour pouvoir passer quelques instants à ses côtés. La beauté de leur amour résidait dans cette capacité à vouloir le meilleur pour l'autre, à vouloir protéger l'autre, à être prêt à tout pour l'autre quitte à en souffrir car ils passaient en second lorsqu'il s'agissait de leur famille. La sensation de sécurité l'apaisa et elle put fermer les yeux sans crainte. Il veillait sur elle, à tout jamais.

India se réveilla après un étrange sommeil de plomb qui semblait court mais réparateur. Incapable de savoir si c'était le matin ou l'après-midi, elle se traîna hors du lit en sentant que son oeil droit était à présent complètement fermé et bouffi. Son ventre grommelait d'une faim qui lui donnait la nausée. Son père n'était pas revenu. Où était-il ? La jeune femme avança, retournant dans sa chambre pour prendre une veste après un frisson de cette fatigue qui lui collait encore à la peau. La petite chatte n'était plus dans sa chambre mais un miaulement lui indiqua le chemin. Lorsqu'elle arriva dans le salon, elle put voir l'animal devant la baie vitrée, les deux pattes dessus, voulant sortir, comprenant que son père était sur le balcon. Son corps était engourdi et ses muscles encore crispés la tiraillaient de toute part, menant à une évidence qui germa dans son esprit.

Sans s'intéresser à l'animal, la jeune Phillmore se dirigea vers la cuisine, d'un pas lent mais régulier vers le placard où était rangés les alcools. Elle attrapa la première bouteille et se remplit un verre, avant de s'avachir en grognant sur le canapé où elle était assise quelques heures plus tôt. Elle trouva la commande de la télévision pour l'allumer et zapper jusqu'à trouver quelque chose à regarder qui lui abrutisse un peu plus le cerveau. Le regard vide, elle avait peur que son père lui annonce la nouvelle fatidique, elle avait peur de croiser son regard et qu'il puisse y lire toutes les angoisses, toutes les craintes et toute cette culpabilité qui pesaient sur ses épaules. Elle n'était pas Lui et ne le serait pas en étant ainsi. Pourtant elle ne se sentait pas capable d'affronter cette histoire. Pas aujourd'hui, en tout cas. Elle jeta un coup d'œil au liquide ambrée avant de prendre une lampée. L'alcool fort la fit grimacer mais passé la seconde gorgée, le goût sonnait comme une délivrance.

Progressivement, ses pensées s'orchestraient, jouant les prémisses d'une symphonie mélancolique. Le sentiment d'impuissance qui le tenait éveillé continuait de rouer de coups un orgueil mourant. Ces derniers mois, il s'était laissé prendre dans l'illusion confortable mais non moins aveugle de diriger le monde dans lequel il vivait. Son ascension à la tête des Prayers of Insanity et ses multiples victoires avaient fortifié chez lui une impression de toute-puissance et d'invulnérabilité inviolable. Quelques malheureuses heures le séparaient à présent de ce mensonge dans lequel il avait oublié qu'il n'était qu'un colosse aux pieds d'argile. Qu'il n'était qu'un homme condamné à toujours perdre, car capable d'aimer.
Aaron baissa humblement la tête face au soleil levant. Son menton heurta son torse. Il demanda alors pardon une première fois. Puis une seconde. Et finit par perdre le compte.

Le temps se dilatait, étirant les secondes en minutes et les minutes en heures. Aveuglé par les rayons du soleil qui s'était petit à petit érigé dans un ciel pâle, Aaron finit par rentrer dans le séjour. La petite chatte avait disparu. Elle était certainement partie rejoindre India. Le Prayer emprunta le couloir qui conduisait aux chambres. La porte de celle de sa fille était légèrement entrouverte. Il s'arrêta un instant devant, puis se ravisa. Il ne voulait pas violer à son tour son intimité en pénétrant ce dernier espace où elle pouvait être en sécurité. Aaron prit alors la direction de sa chambre. La porte était elle-aussi légèrement ouverte. Il s'agaça alors d'imaginer le petit félin vautré sur son oreiller après avoir défié sans aucun scrupule l'interdiction explicite de la porte fermée. Il poussa le battant du bout des doigts, espérant prendre l'animal sur le fait pour mieux le sanctionner. Il découvrit alors le corps de sa fille emmaillotée dans ses draps. Son visage tuméfié était détendu, apaisé par les effets salvateurs d'un sommeil profond. Aaron se laissa gagner par un sourire attendri. Il repartit dans le séjour, et après quelques secondes d'hésitation, décida de retourner sur la terrasse, prêt à accepter la leçon d'humilité que l'astre solaire venait de lui dispenser, prêt à accepter la petitesse de son être face à l'immensité de l'univers.  

Ce fut le bruit répété des pattes du chat sur la baie vitrée qui finit par arracher Aaron à sa contemplation. Il détourna le regard de l'horizon et aperçut alors la silhouette abîmée de sa fille traverser le séjour. Elle se dirigeait d'un pas absent vers l'îlot central de la cuisine. Il n'eut pas besoin d'observer la suite pour la connaître. Phillmore attendit qu'India se serve un verre d'analgésique pour se détacher de la rambarde du balcon et oser entrer dans le même espace que sa fille. Or, il s'était attendu à tout, sauf à ça.
Aaron demeura interdit, ses yeux fixant avec terreur ce qu'il voyait. Sa salive sembla se transformer en acide, et il s'étouffa au moment de la déglutir. Il avait l'impression de voir sa mère, lasse et absente, sirotant n'importe quel alcool devant n'importe quel programme télé tant que cela lui permettait d'oublier le monde dans lequel elle était obligée de vivre. Le Prayer l'observait, impuissant et anéanti. Il n'était que néant, car exclu de l'univers auquel il désirait appartenir : celui de ceux qu'il aimait.

« India » souffla t-il avec douleur.

Il devait se réimposer dans son monde, quitte à entrer par effraction. Il ne pouvait supporter de ne pas en faire partie. Le sens même de son existence en dépendait.

« India » s'entendit-il répéter.

Zapper. Zapper. Encore zapper. Depuis l’ouverture des canaux de télévision, permettant d’acceder à un flot d’émissions plus saugrenues les unes que les autres, Downfall était submergée par la bêtise qui se voulait culturelle. Le monde jetait des pierres sur la ville, fruit d’une expérimentation mais pourtant, ils enfermaient une dizaine de participants dans une maison ou sur une île pour leur faire vivre des « expériences ». Où était la différence avec Downfall en dehors du fait que tout cela était plus vrai que nature ? Ils n’avaient qu’à mener leurs participants consentants à errer dans la ville de tous les vices.

La jeune femme étendit ses jambes sur la table basse, grimaçant dans ce geste tant ses membres étaient raides, poussant un gémissement de soulagement lorsqu’elle parvint à sentir le confort de la position. Sa tête s’enfonça dans le dossier du canapé, regardant sans regarder l’émission où des bimbos, dont le QI avoisinait le 0, cherchaient à justifier leur trahison sentimentale dans un discours des plus affligeant. Et pourtant India ne lâchait pas du regard l’écran, amenant instinctivement le verre à ses lèvres, regrettant de ne pas avoir pris la bouteille avec elle. Le liquide fut englouti en deux longues gorgées salvatrices.

La baie vitrée se ferma derrière elle, lui faisant comprendre que son père venait de rentrer dans la pièce, gardant le silence. Abrutie par la télévision et les soudaines publicités qui vendaient des produits émérites par des multitudes de tests, la jeune femme avait soudainement envie de s’acheter le nouvel après-shampooing, dix en un, ces céréales pour garder la ligne ou cette brosse pour chien alors qu’elle n’en possédait pas.

La voix de son père la ramena un instant sur terre, à Downfall, à Palos Verdes, dans cet appartement, sur ce canapé, au lendemain d’un évènement marquant la vie de la jeune femme. Elle l’avait entendue une première fois mais l’avait ignorée. Elle ne put pourtant cacher le tressaillement suite à l’interpellation de son paternel alors qu’elle changeait mollement de chaîne. Il chercha son attention en l’appelant une seconde fois, obligeant la jeune femme à tourner la tête du côté de son œil fermé, ne cherchant pas à croiser son regard. Il était plus simple de fuir ce regard dur et impassible qui marquait le visage de son père, ne se doutant pas de la souffrance que cette scène provoquait en lui, ne se doutant pas non plus du sentiment d’impuissance qui brisait les barrières construites jusqu’à ce jour. Sa fille le ramenait à cette réalité dure, froide et cynique qu’il avait finie par oublier. Il n’était pas invincible. L’amour n’avait pas sa place à Downfall. La souffrance n’était jamais loin. L’amour est une faiblesse dont il faut se débarrasser si l’ambition devient le principal moteur de vie. L’amour d’un enfant, la chair de sa chair est et sera ce qui mettra à terre un homme aussi puissant qu’Aaron D. Phillmore.

Tu peux me ramener la bouteille s’te plaît ? Demanda-t-elle d’une voix cassée, le regard rivé sur le canapé, plus apathique que jamais.

India ne se sentait pas de se lever pour récupérer la bouteille mais le ferait si nécessaire. Le besoin de s’abrutir l’esprit l’emportait sur le reste, pour oublier ce qui s’était passé, pour oublier les blessures dont son corps était meurtri, pour s’oublier tout simplement. Elle aurait dû se présenter ce matin au dispensaire, ils tenteront de l’appeler mais son téléphone ne marchait plus. Les prévenir de son absence fut le dernier de ses soucis. La bouche pâteuse, elle avait soif et bien que son ventre grondait, elle sentait cette main invisible la prendre la gorge et lui couper l’envie de manger un morceau.

Ce type, Warren, il allait souffrir. Il ignorait encore à quel point. Cela dépasserait l'imaginable... Il avait intérêt de profiter des prochaines heures d'insouciance que lui offrirait la vie, car cette dernière basculerait bien assez vite dans une douleur définitive. La mâchoire du Prayer se contracta avec vigueur et amertume. Il savait pertinemment que la disparition d'Eric Warren ne changerait rien à ce qu'il s'était passé, mais il ne pouvait supporter l'idée de savoir ce type impuni. Warren devait mourir. Cela ne souffrait aucune discussion.

La première fois qu'il l'appela, India demeura impassible, le regard rivé sur l'écran de télévision. La bouche sèche, Aaron sentit sa langue s'engourdir. Il ne savait comment ordonner le flot de pensées qui se fracassait contre le mur de ses mâchoires serrées. Il avança alors d'un pas, et l’interpella à nouveau. Cette fois-ci, la jeune femme se retourna vers lui mais ne lui adressa aucun regard. La voix surexcitée d'une nana rendit ce silence encore plus gênant. Elle vantait les mérites d'une crème qui lui avait fait perdre trois tailles de pantalon. « Dites adieu à la cellulite », hurla t-elle à la façon où l'on scande un slogan politique. India prit alors la parole pour lui demander s'il voulait bien lui ramener la bouteille d'alcool qu'elle s'était mise en tête de biberonner. Aaron se sentit alors soudainement habiter le corps d'un enfant de six ans. Un corps figé par la tristesse. Il ferma les yeux quelques secondes, luttant pour dissiper cette impression de déjà-vu aux relents aigres. « Allez vous faire foutre ». Voilà ce qu'il lui avait répondu lorsque sa bonhomie d'enfant s'était allongée sous les impulsions de l'adolescence. Il avait alors onze ans. Et il avait enfin réussi à lui dire d'aller se faire foutre. Elle et sa putain de bouteille. Il avait tellement jalousé ce bout de verre dont sa mère désirait tant le contact et la substance. Il en avait tellement envié son pouvoir de la libérer de la tristesse, même si ce n'était que pour quelques heures. Même si ce n'était qu'une illusion. Car, lui, il demeurait relégué à une réalité que sa mère ne pouvait plus supporter. Il était condamné à appartenir à ce monde, et à ainsi être exclu du sien.

La sidération finit par l'abandonner. Aaron observait à présent le visage tuméfié non plus de sa mère, mais celui de sa fille. La colère reflua. Il ne supportait plus d'être condamné à l'impuissance. Le Prayer refusait d'assister une nouvelle fois à un tel spectacle. Alors il fit ce qu'il n'avait pas su faire quand il avait six ans : il s'interposa entre la télé et le corps de cette femme qui désirait sombrer dans l'inconscience pour lui rappeler qu'elle n'avait pas le droit d'ainsi s'échapper. Pas sans soutenir sa demande d'un regard qui le ferait exister, ni sans prendre le risque d'exister à son tour. « Et après ? » Ses mots prirent la forme d'un soupir. Le Prayer resta quelques secondes immobile avant de s'avancer d'un pas lent vers sa fille. Il s'arrêta à une distance qu'il jugea raisonnable puis chuta de toute sa hauteur pour s'accroupir, laissant India légèrement le dominer. Il déposa alors une main sur l'un de ses genoux. « Je ne peux pas faire ça India. Désolé. Je t'aime trop pour cela. »

Apathique, la jeune femme peinait à déglutir tant elle manquait de salive. La soif se faisait sentir et son père ne semblait pas enclin à répondre à sa demande. Un sentiment d’injustice la frappa de plein fouet qui lui comprima douloureusement la poitrine. Quelques heures auparavant, il lui proposait de boire un grog et à présent, il ne se pressait pas pour lui tendre cette bouteille ambrée si salvatrice. L’Unbroken ne demandait pas la Lune et ne voulait déranger personne. C’était donc si compliqué ? Aucune réponse ne vint alors que la télévision comblait le silence de la pièce par un bruit de fond continue.

N'entendant aucun mouvement ou son de voix qui pouvait lui indiquer une réponse positive, la jeune Phillmore poussa un soupir silencieux, se bougeant avec lenteur, bien décidé à avoir l’esprit détaché de son corps pour la journée et les jours à venir. Une jambe après l’autre, elle remit ses pieds sur le sol, démontrant qu’elle avait plus de volonté qu’elle ne pensait. India vit l’ombre de son père se poser devant elle alors prête à se redresser, son verre vide à la main, les traits tirés. N’affrontant pas son regard qu’elle pensait inquisiteur, elle se sentait soudainement pathétique, loin de l’image qu’elle voulait renvoyer, cette image d’une Phillmore, d’une personne forte et inébranlable. Même s’il disait que cela n’était que de la poudre aux yeux. Elle voulait être à son image même si elle était loin du compte.

Un soupir s’échappa des lèvres de son père. Et après. Après quoi ? Ses yeux fixaient un point sur le sol alors qu’il s’agenouillait comme pour capter son attention.

Après … Souffla-t-elle incapable de répondre à cette question qui n’était pas si simple.

Le vieux Phillmore posa une main sur le genou de sa fille qui se raidit soudainement, figeait par les sensations qui la traversait. Les quelques mots qui lui adressèrent coupèrent le peu de souffle qui lui restait face à ce contact, ce premier contact. Ce n’était qu’une impression, une sensation désagréable liée à la douleur. Cela ne pouvait être que ça... Ses yeux se fermèrent, sa mâchoire se serra au même rythme que sa poitrine se comprima tandis que sa gorge se noua, retenant tant bien que mal les larmes qui coulèrent le long de son visage livide.

Ses lèvres tremblèrent. Les Phillmore n’étaient pas ceux qui exprimaient leur sentiment en public comme en privé. Et de souvenir, des deux, il était celui qui lui avait dit plusieurs fois qu’il l’aimait. India, petite, lui disait mais avec les années, les paroles tendres n’allaient que dans un sens. Et à chaque fois, ses mots la touchaient comme jamais ils ne l’avaient touché. Elle n’avait besoin que de ça. Savoir qu’il l’aimait malgré tout. Qu’il lui rappelle comme il le faisait à chaque fois. Un sanglot s’échappa de ses lèvres alors que sa main libre se posa mollement sur la sienne. Et contre toute attendre, elle repoussa la main de son père pour l’éloigner de son genou, éclatant, cette fois-ci en sanglot, tant ce geste était douloureux psychologiquement.

La culpabilité l’étouffa un peu plus et elle se laissa tomber dans les bras de son père, s’accrochant à lui comme à une bouée en pleine mer, par peur de s’étouffer, d’être submergé et de couler. Son contact fut pire. Elle l’enlaçait de ses bras, tremblante, le cœur comprimé par cette douloureuse sensation.

Pardon, gémit-elle entre deux sanglots.

La soif était toujours là, l’envie d’oublier était encore plus grande et l’envie de ne plus ressentir d’émotion était le point culminant de ce tout. Seulement, le pire dans tout ce barnum, c’était la douleur de ce contact encore plus présent … Plus importante que jamais, tel des aiguilles que l’on enfonce doucement dans la chair, petites, insidieuses et terriblement cruelles. Lui, son propre père. Tout ce qui lui restait. La douceur d’une étreinte lui semblait aujourd’hui et à jamais, impossible sans ressentir une souffrance.

India se raidit, incapable de lui répondre. Elle n'avait pas songé à cet après, enfermée dans un présent qui n'était que douleur. Un présent dont la jeune femme voulait s'évader, prête à tout pour oublier, pour s'extraire de cette logique implacable d'un passé toujours derrière soi et d'un futur qu'on ne peut anticiper. Aaron voulut alors lui donner une garantie, une garantie qui défiait le temps : il l'aimait. Un amour insupportable tant il était rassurant mais culpabilisant. India repoussa sa main, ne pouvant tolérer ce contact dont elle n'était pas à l'initiative. Son corps avait été empreint du sceau de l'impuissance. Elle n'avait pas su le protéger. Et elle devait en payer le prix : vivre avec ce corps qui ne serait peut-être plus jamais sien. La jeune femme se laissa alors choir contre le torse de son père, cherchant dans ce corps-à-corps une épreuve qu'elle n'était pas condamnée à vivre dans la douleur. D'une voix troublée par les sanglots, India demanda pardon. Le Prayer espérait qu'elle s'adressait à elle-même, et qu'elle saurait s'accorder cette absolution avec indulgence. Ses yeux s'embuèrent, et avec pudeur, il accompagna sa fille dans les larmes qui sillonnait son visage tuméfié.

Le temps se dilata, et devint confus. Aaron ignorait depuis combien de temps il enlaçait sa fille. Il pouvait sentir le cœur de sa fille battre contre son torse. Leur respiration s'était harmonisée. Une crampe mordait avec ardeur son mollet droit, mais Phillmore refusait de bouger. Il ne libérerait sa fille que lorsqu'elle éprouverait le besoin de se défaire de cette étreinte. C'était sa façon de lui prouver qu'il serait toujours là pour elle.

La télévision continuait à déverser son lot de slogans plus mensongers les uns que les autres. Aaron tendit le bras en direction du canapé et saisit la télécommande. Il coupa le son de l'appareil. Décollant légèrement son torse du buste de sa fille, le Prayer chercha à croiser son regard. Dans un geste de tendresse, il déposa une main à l'arrière de sa tête. « Tu n'as pas à t'excuser India. Ni envers moi, ni envers toi-même. J'espère donc que tu sauras t'accorder pardon. » Aaron ravala un sanglot. La voix tremblante, il poursuivit : « Et même si je pense que Downfall ne te mérite pas, je soutiens ton choix d'être une Unbroken. Je sais que, tous les jours, tu fais un travail formidable au dispensaire. Cette ville a bien plus besoin de personne comme toi que comme moi. Alors ne cherche jamais à me ressembler : tu vaux bien plus que moi. J'admire ce que tu es, India. Je ne pourrai pas être plus fier. » Un sourire doux fendit les lèvres du Prayer. Il renforça leur étreinte, déposant un baiser sur le sommet du crâne de sa fille. Il l'effleura à peine, ne voulant pas brutaliser ce corps qui ne savait plus différencier la tendresse et l'agression.

Le besoin vital de s’accrocher à lui, la faisait trembler comme une feuille. Ses sanglots lui donnaient la sensation de s’étouffer. Le poids de cette vérité l’engloutissait sans aucune autre intention que de voir sa lumière s’éteindre à jamais. La douleur s’installait, devenue maîtresse de son corps, s’imposant sans qu’elle ne puisse répliquer, s’enfonçant à travers sa chair, raidissant son corps, cherchant à vouloir repousser toute forme de chaleur humaine pour le confort d’une solitude froide et terne. Mais India avait puisé dans toutes ses forces pour tomber dans ses bras, incapable de s’éloigner de cette étreinte qu’elle avait voulu pour se prouver à elle-même que ce n’était qu’une impression.

Les bras du Prayer l’entourèrent, aimant, réconfortant mais pourtant ce geste était douloureux pour la jeune femme qui se crispa un peu plus contre lui, serrant de ses mains son haut. Comme s’il était un étranger, un danger pour elle. Alors qu’il l’aimait, plus que de raison. Les minutes passèrent et il semblait que seul le temps allait pouvoir l’aider à supporter son contact. Ses sanglots finirent par se perdre en une respiration saccadée avant de devenir calme au même rythme que celle de son père.

Je t’aime, avait-elle murmuré contre lui, entendant les battements de son cœur contre son oreille, sentant le léger changement que ces mots provoquèrent en lui.

L’espoir que ces mots puissent affirmer à son corps qu’il n’était pas un danger, qu’il n’avait pas à s’inquiéter de son contact… Mais en vain, ce n’était pas suffisant pour détourner le problème. Si le seul homme pour qui elle éprouvait de l’amour ne pouvait pas l’enlacer sans lui causer de la souffrance, qu’en serait-il des autres ? Des gens qu’elle appréciait ? Avait-elle mis un terme à un possible avenir heureux par ses choix, ses erreurs ?

Après ce moment où tolérer ce long contact était devenu supportable, la jeune femme sentit un mouvement pour couper la télévision qui continuait en fond à vendre des rêves éphémères et factices. Se détachant légèrement, son père capta son regard et elle put découvrir les traits fatigués de ses yeux, de leur rougeur et des sillons que les larmes avaient tracés sur son visage exténué. Son contact parut plus supportable alors qu’elle continuait à s’accrocher à lui, incapable de rompre le lien. Sa voix tremblante, d’une douceur qu’elle n’avait que peu souvent entendue, il lui avoua soutenir ses convictions, être fier de ce qu’elle était. Cela réveilla à nouveau les larmes pourtant taries, rendant un peu plus flou le visage de son père. Elle finit par l'étreindre à nouveau, sentant son baiser effleurer son crâne alors qu’elle libérait son haut pour l’enlacer, ramenant cette douleur à son point initial, presque supportable. Presque ... Elle voulait retrouver ce qu’elle avait toujours eu à son contact, quitte à avoir mal pour le ressentir à nouveau. Cette chose qu’elle avait toujours eu, dont elle avait pourtant douté mais qui dans le regard de son père n’avait jamais changé. Elle voulait lui ressembler car elle admirait l’homme qu’il était, l'homme qu'elle voyait aujourd'hui, le père qu'elle aimait.

Je ne suis qu’un imposteur, lâcha-t-elle d’une voix cassée, sachant qu’elle décevrait certainement son paternel mais son esprit était encore embrumée par la fatigue, la douleur et la soif.

Car elle s’était lancée dans ces actions par égoïsme et non par altruisme. Les minutes défilèrent et elle entendit le miaulement de la petite chatte qui cherchait à présent à l’attention qui lui était dû. Chacha s’était rapprochée, minaudant à leur encontre pour venir se frotter contre eux.

Et si on partait de là, murmura-t-elle contre lui, relevant la tête sans se détacher, qu’on … Qu’on mettait les voiles loin de cette vie. Qu’on en recommence une autre… Meilleure ... Tu laisses les Prayers et moi j’accepte que servir des verres, c’est pas si mal que ça. Sur une île, au soleil, loin de cette … Loin de … Là où tu ne pourras être recherché et où on sera en sécurité. Toi, moi… Et le chat.

L’animal avait fini par se mettre sur le canapé, à leur hauteur, leur miaulant dessus pour leur rappeler son existence. La question avait déjà été posée chez les Phillmore, bien ancrée dans leur réalité, dans leur univers mais aujourd'hui, la plus jeune de la famille se posait la question de leur avenir dans cette prison qu'était Downfall.

Les doigts de la jeune femme s'enfoncèrent dans son dos tandis qu'elle maintenait leur étreinte. Aaron fixait à la hotte de la cuisine, encaissant silencieusement les mots qui s'échappaient des lèvres tuméfiées de sa fille. Il se sentait tellement impuissant. Et il doutait pouvoir se pardonner de n'avoir su la protéger. Amère, la culpabilité continuait de lui nouer la gorge. Il était si... incapable.

Leurs regards finirent par se croiser quelques secondes. Aaron profita de cet instant pour lui révéler à quel point il était fier d'elle, la gratifiant d'un sourire ému. Il tenta alors d'essuyer avec son pouce les larmes qui perlaient sur les joues de sa fille, mais cette dernière l'enlaça avec force, brisant le contact de leurs regards pour revenir à la chaleur d'une étreinte pourtant abrasive. La voix rauque, India lui confia alors n'être qu'un imposteur. Un aveu qui laissa le Prayer interdit. Pourquoi disait-elle cela ? Aaron se contenta de resserrer doucement son emprise, espérant calmer les tremblements qui secouaient le corps de la jeune femme.
Alors que les secondes s'égrainaient, Phillmore se demandait pourquoi sa fille s'était qualifiée d'imposteur. Il ignorait certainement beaucoup de choses à propos de sa vie, mais il était sûr d'une chose : il l'aimerait quoiqu'elle fasse et qui qu'elle soit. C'était, certes, une maigre consolation, notamment au regard des dilemmes identitaires qui la tourmentaient et la déchiraient. Toutefois, Aaron savait par expérience que n'importe quel enfant ne pouvait prendre sereinement le risque de décevoir le regard du parent qui lui avait donné la vie. Une sorte de dette, dont on ne peut jamais totalement se défaire. Car c'est ce regard qui nous fait exister.

Un nouveau silence s'installa, régulièrement interrompu par les miaulements impatients du petit félin. India lui demanda alors de partir, évoquant cette hypothèse avec un espoir naïf. Le Prayer ferma les yeux et soupira. Il ne doutait pas qu'une autre vie pût les attendre ailleurs, mais il doutait qu'elle fut meilleure. Il était un criminel recherché, et Downfall était la seule prison qui lui permettait d'avoir vue sur la mer. D'autre part, une retraite était encore inenvisageable. Non pas par loyauté à son clan. Il s'agissait d'une question d'argent. L'essentiel de sa fortune se composait des billets qui connaîtraient jamais le confort d'une banque. De l'autre côté du mur, il n'était personne. Il n'existait pas en dehors de Downfall. « Ce n'est pas possible India. J'aimerai que ça le soit, mais jamais je ne pourrai t'offrir une vie décente au delà de ce mur. C'est... c'est trop dangereux. » Aaron ne pouvait s'échapper de sa tour d'ivoire sans en craindre la chute. « Je sais que ce n'est pas ce que tu me demandes, mais je peux te faire sortir de la ville si c'est ce que tu veux. » Or, l'herbe n'était pas plus verte ailleurs. Le Prayer le savait. Il avait vécu seize années dans un quartier pourri de Los Angeles, et il y avait vu les mêmes drames. La violence était partout. Car elle était foncièrement humaine. L'homme est un loup pour les hommes.

Aaron passa une main dans les cheveux de sa fille. Il ignorait comme l'aider. Il se sentait si coupable de ne pouvoir la sauver de cette détresse qui l'étouffait. Le temps était, parait-il, le plus grand des remèdes. Mais pouvait-il décemment lui demander de patienter ? D'attendre ? D'accepter son impuissance ? « Je suis désolé India » finit-il par ajouter d'une voix éprouvée. Plus tard, il lui annoncera que son destin est intimement lié à celui des Prayers of Insanity, et que cette position ne lui permet pas de disposer de sa vie comme il l'entend. Elle ne comprendra pas, et lui en voudra. Mais, la vie continuera, implacable, et salement entamée.