[TERMINE] Suit Up - Kenny, Sohan

Oui. Oui... Maintenant qu'il était là, devant le casino, tout cela devenait plus clair. Il lui avait manqué ce que les gens appelaient du bon sens. L'idée l'avait effleuré pourtant, alors qu'il enfilait ce leggings gris foncé – ayant rejoint le carton qui lui servait de penderie suite à un oubli d'Elsa – que c'était quand même étrange que le casino organise une soirée costumée. Déguisée quoi. En plein été. Un soir de semaine. Et bien, cette brève intuition avait été de bon sens. Dommage qu'il ne l'ait pas plus considérée que ça. En même temps, le bon sens, le sens commun, tout ça tout ça, ça lui échappait souvent à Ellroy. Il en était quelque peu dépourvu, car câblé autrement.

Sohan observait donc d'un regard intensément vide le type à l'entrée. « J'vais pas m'répéter l'allumé, tu te tires ». Appuyé sur son épaule, son collègue peinait à se remettre de son fou rire. Plusieurs « mec » lui échappaient, sans jamais vraiment conduire à une phrase. De toute façon, il n'était plus capable d'aligner trois mots sans accuser un spasme de rire. « Non mais la cape, regar... » couina t-il, la voix haut perchée par son hilarité. Oz s'observa, agitant mollement ses bras afin de donner un peu de mouvement à son costume. Il s'était inspiré de Mysterion, jeune héros d'une série animée pour grands enfants. Il avait eu la chance de pouvoir regarder plusieurs saisons grâce à un pote hacker à ses heures perdues. Bref, il avait donc enfilé un sweat-shirt – sur lequel il avait dessiné un point d'interrogation au marqueur vert - du même gris que le leggings ; base qu'il avait agrémentée d'une sorte de cape pourvue d'une ample capuche, toutes deux noires, et d'une paire de Rangers. Puis, après une longue discussion avec lui même - durant laquelle la ké' avait fini par le convaincre -, il s'était passé un vieux slip kangourou par dessus son leggings. L'image qu'il avait eu de lui dans le miroir lui avait arraché un sourire, mi-amusé mi-satisfait. Sohan comprenait donc l'hilarité du mec de la sécurité, qu'il préférait au regard courroucé de l'autre. « Mais mes amis m'att... » « Je ne veux rien savoir, tu te casses, et vite ! » Les rires dans la petite file d'attente qui s'était créée derrière lui s'étaient arrêtés, au profit de commentaires quelque peu désagréables. Plusieurs fois, la question de sa santé mentale était évoquée. Ravalant un filet de salive, plus attristé qu'amer ou honteux, Oz s'éloigna donc de la porte d'entrée dont l'accès lui était refusé.

Parvenu quelques mètres plus loin, à l'angle d'une ruelle, il fit tourner son sac banane autour de ses hanches pour avoir accès à la poche principale et en sortit son téléphone portable. Il chercha le numéro de Kenny et l'appela. « Kenny ? Oui, désolé pour le retard, j'ai... » Il avait perdu la notion du temps s'être tapé plusieurs lignes de kétamine. Les sorties dans les lieux fréquentés continuaient de l'angoisser. Et puis, c'était devenu une habitude aussi, il fallait bien le reconnaître. Sohan connaissait Kenny depuis quelques temps maintenant, et il savait qu'il pouvait compter sur lui. Mais il y avait un deuxième type qui devait passer la soirée avec eux. Et pour le coup, Oz se sentait moins à l'aise. D'où les agents chimiques pour faire baisser son anxiété, et lui permettre d'être plus cool. Genre détaché. Et pour le coup, il était parti un peu loin. Un peu trop loin. D'où son retard. « On ne me laisse pas rentrer... Je... je crois que j'ai pas bien compris ce qu'on s'est dit la dernière fois, quand tu m'as proposé de venir à cette soirée au casino, et quand tu as précisé qu'il fallait venir costumé... » Toujours aucune honte pour infléchir sa voix ou ses pensées. Demeurait cette tristesse, inhérente au fait qu'il allait contrarier les plans de la soirée. « Je...je vais rentrer. Je ne veux pas te forcer à annuler ta soirée casino... » Une grimace pinça ses lèvres tandis qu'il tirait sur l'élastique trop serré du slip. « Désolé... ».

Sohan eut un sourire soulagé ; Kenny ne le lâcherait pas. Le trentenaire rangea son téléphone une fois l'appel terminé et enfonça ses mains dans la poche ventrale de son sweat arrangé pour l'occasion. Malgré la chaleur de l'été naissant, Oz n'avait pas spécialement chaud. A vrai dire, il avait du mal à ressentir son corps sous l'effet dissociant de la kétamine. Sa perception en était d'ailleurs affectée par moment, avec d'étranges – mais habituelles – impressions de décorporalisation. Et lorsqu'il parvenait à ressentir les contours de sa chair, une sensation d'engourdissement décontractait ses muscles, menaçant par deux reprises de le faire chuter. Il savait d'expérience que, bien que l'univers lui paraissait cotonneux, le sol restait dur et douloureux au moment de s'y écraser. Sohan s'adossa alors contre le mur, mais fut vaincu par la gravité qui aspira son séant et l'obligea à s’asseoir.

Il ne savait depuis combien de temps il errait dans ses pensées, assis sur ce bout de trottoir quand Kenny le rejoignit, accompagné d'un visage familier. Sam. La surprise céda rapidement sous l'effet d'une forte joie. Au point d'embuer légèrement ses yeux. Ils ne s'étaient plus revus depuis l'hôpital. Sohan était allé lui rendre visite quelques jours après la soirée de la Saint Valentin ; soirée au cours de laquelle tous deux avaient été blessés. Samael avait été gravement brûlé par l'explosion qui avait coupé court au bal. Elsa aussi avait subi des brûlures. Oz n'avait que peu de souvenirs de cette soirée, mais par le biais de divers témoignages, il était parvenu à reconstituer le fil de cette soirée. Sam avait passé un bout de soirée avec Elsa et lui, avant que l'explosion ne mette un terme aux festivités. Ellroy avait alors contribué au sauvetage du jeune cuisinier, avec le concours de Kenan. Voir le visage de Samael arborer un tel sourire ce soir, plutôt que des grimaces de douleur, le réconfortait. Ça lui faisait vraiment plaisir de le voir !
Kenny attira ensuite son attention. Le Prayer s'était laissé aller au rire, incapable de maîtriser cette hilarité encouragée par la surprise. Sohan conserva son rictus satisfait et se releva péniblement, car un peu trop à l'étroit dans son leggings. Cette contention avait néanmoins l'avantage de l'aider à prendre conscience de son corps. Oz ne chercha pas à savoir s'il y avait la moindre ironie dans l'enthousiasme et l'hilarité de son ami, et se contenta donc de ses félicitations. Au moins son accoutrement avait plu à quelqu'un. Et cela lui était suffisant. « Merci » répondit-il d'une petite voix, gênée par autant d'intérêt.

Puis, Kenny comprit que Sam et Sohan se connaissaient. Son entrain naturel l'invita à considérer cet état de fait comme « cool », jusqu'à ce que le doute s'immisce. Oz voulut le dissiper aussitôt, et expliqua succinctement : « Oui, on a passé une soirée ensemble. Ça s'est mal fini. Pas pour nous, enfin si. Mais pas entre nous. » Il jeta un regard à Sam, conscient de ne pas être très clair et réalisant même toute l'ambiguïté de son propos. « On s'est rencontrés à la soirée de la Saint Valentin à Van Nyus. » Si la précision lui avait semblé nécessaire, il comprit que son explication entretenait la confusion. Peut-être que Sam pourrait mieux lui expliquer le contexte de leur rencontre. Alors il planta un silence pour lui laisser l'espace de parole nécessaire pour le faire.

La situation plus ou moins éclaircie, tous les trois se retrouvaient à présent confrontés à une inconnue, à savoir, leur prochaine destination. Au regard de sa tenue, plusieurs lieux étaient à exclure. A nouveau embarrassé d'avoir contrarié le plan de ses deux amis, Sohan se mit à fixer le trottoir, l'air faussement pensif. Il ressentit le besoin de d'excuser, mais s'abstint, sachant pertinemment que Kenny aimait ce genre de situation où rien ne se passait comme prévu. Après tout, la nuit leur appartenait.

Sam se saisit du silence qu'Oz lui avait offert pour éclaircir ses propos. Et ce fut avec une attention pleine que ce dernier écouta le cuisinier raconter cette soirée qu'ils avaient partagé. Oz buvait chacune de ses paroles et rit plusieurs fois, en écho aux éclats des deux autres hommes, par pure imitation. Quelques latences le paralysèrent néanmoins lorsque Sam avança son poing vers lui. Sohan le fixa, avant de venir heurter ses phalanges repliées contre celles du jeune homme, toujours par mimétisme social. Ellroy maîtrisait mal les conventions sociales ainsi que tous les codes qui régissaient les interactions humaines. Il ne le comprenait pas. Aussi, son attitude avait quelque chose de plaquée, et de décalée de fait. Si Kenny avait l'habitude de le voir se mouvoir maladroitement dans l'inconfort des relations sociales, Sam risquait de s'en rendre compte et serait certainement mal à l'aise. Il fallait vraiment qu'il soit cool ! Au moins, son costume remportait l'adhésion de ses deux acolytes de ce soir. Le cuistot lui enviait même le fait d'être déguisé. Sohan se sentit une nouvelle fois flatté et s'autorisa un léger sourire.

Son regard finit par se perdre sur les irrégularités du bitume pendant que le Prayer élaborait une étrange théorie autour du scrapbooking qui eut toutefois le mérite de plaire à Sohan. Sam et Kenny réfléchirent ensuite à leur prochaine destination, hésitant entre rester dans le Watts ou aller vers Van Nyus. La troisième alternative était assez étrange. Rester ici ? Là, sur ce bout de trottoir ? Sohan observa les alentours, à la recherche de ce qu'il avait apparemment manqué, ce quelque chose qui pourrait les retenir devant le Royal. Kenny proposa de s'en remettre au hasard, avec un pile ou face. Il sortit alors deux pièces et édicta les règles : deux piles, ils iraient à Van Nyus ; deux faces, ils continueraient dans le Watts ; et une face et une pile, ils resteraient dans le coin. Les pièces s'élevèrent dans le ciel, avant de retomber dans un bruit mat sur la paume de main de Kenny. L'intensité de l'instant saisit Sohan aux tripes qui ne put s'empêcher de se pencher sur la main du Prayer pour lire l'oracle. Deux faces. Pris d'un doute, le lanceur leur demanda qu'elle était alors leur destinée, ne se rappelant plus des règles posées. « Le Watts » entonna Oz avant de rappeler mot pour mot l'énoncé : « Double piles, Van. Double face, Watts. Et les deux, on reste dans l’coin » Il toucha ensuite du doigt les deux pièces, terminant sa démonstration. « Double faces : le Watts ». Sohan eut un sourire satisfaisait, fier de pouvoir donner la bonne réponse en premier. Habité par une soudaine confiance en lui, il proposa alors : « On peut aller au Wonderland ? » Le trentenaire aimait bien cet endroit ; il y était suffisamment allé pour avoir réussi à se créer des habitudes. Il connaissait tous les barmans et la plupart des DJs. Eux aussi l'avaient certainement repéré comme un type bizarre, toujours encapuchonné, étrange mais pas mauvais. Et puis, peut-être même qu'il y reverrait Angela !

Son enthousiasme grandissant le rendit sourd à ce qui fut décidé, et il comprit qu'ils se mettaient tous en mouvement vers leur nouvelle destination au moment où Sam posa son bras sur ses épaules. Sohan accusa un bref sursaut, et posa un regard surpris sur son interlocuteur. Comment il allait depuis la dernière fois ? Vaste question qui n'appelait pas à une vaste réponse pour autant. « Euh... bien, je crois. » Ellroy ne savait pas parler de lui, d'autant qu'il lui était impossible de se remémorer ce que sa vie avait été les derniers mois. Il avait été assez seul, notamment parce qu'Elsa refusait de le voir depuis la soirée de la Saint-Valentin où il l'avait « abandonnée aux flammes et à la mort ». Il s'était donc enfermé dans une routine de solitude, à lire de nombreux ouvrages et à mixer chez lui, vivant plutôt la nuit. Il avait toujours trouvé l'épaisseur de l'obscurité plus confortable. « Et toi ? Tu sembles t'être remis de tes blessures. »

Oz ne savait pas vraiment quelle place il pourrait occuper dans leur trio. Mais il se sentait en confiance et commençait à se détendre.

Sohan appréciait cet instant, mais ne parvenait pas à le vivre pour et par lui-même. Il avait plutôt l’impression d’être un observateur extérieur, un genre de spectateur devant une série comique de pas trop mauvaise facture. Peut-être était-ce cette façon caricaturale avec laquelle chacun se comportait qui lui donnait cette sensation. Et puis, les différents costumes et leur dépareillement contribuaient à cette impression surréaliste. Néanmoins, l’enthousiasme des deux autres hommes semblait sincère, ce qui apaisa Sohan, dont l’inquiétude sous-jacente fut, l’espace d’une seconde, qu’ils puissent se moquer de lui sans qu’il ne s’en rendre compte.

Oz fixa d’un regard intensément vide la main que Sam agitait devant lui. La peau était encore boursouflée par endroit, cicatrisant de façon grossière. Il ne fut pas certain de bien saisir l’ironie de son interlocuteur qui claironnait commencer une nouvelle vie. Un brin d’intensité gagna alors le regard du trentenaire, qui cherchait dans le relief de la main de son ami une sorte de message caché ou crypté. Ainsi, Ellroy, absorbé par ses pensées, planta l’un de ses légendaires silences étranges.
Il fut néanmoins rapidement arraché à ses pensées lorsque la voiture de Kenny apparut. Sohan se mit à observer le véhicule, avançant grâce au bras de Sam sur ses épaules. En fond, le Prayer expliquait avoir plusieurs voitures.
L’esprit quelque peu empâté par les derniers résidus de kétamine dans sa psyché, Oz prit place à l’arrière de la voiture, laissant le siège passager avant à Sam. Une grimace plissa ses lèvres au moment de s’asseoir, le legging serrant son entre-jambe. Les fringues d’Elsa étaient trop petites, surtout en termes de longueur. Ellroy avança légèrement le bassin en avant afin d’essayer de se libérer de la morsure de la couture qui courait de son périnet jusqu’au coccyx. En pinçant le tissu, il réussit aussi à attraper un bout de fesse et sursauta, surpris par la douleur. Sohan se résolut alors à se rasseoir, résigné car vaincu par le bout de tissu.

Après avoir allumé le moteur et pris la route, Kenny leur indiqua que sa boîte à gants recelait quelques malices. Sohan s’avança jusqu’à pouvoir passer la tête entre les deux sièges avant. « J’ai aussi un peu de kétamine. Enfin, je crois. » Il fourragea un moment dans sa ceinture banane et trouva plusieurs petits pochons vides avant de se rappeler qu’il avait mis sa ké dans un bout de papier savamment replié. « Tu connais le Wonderland ? » La question était adressée à Sam, puisque la boîte de nuit aux multiples salles et ambiances était implantée en plein cœur de Florence, et appartenait d’une certaine façon aux Prayers of Insanity. Le gérant, Tony Righton, blanchissait une partie de l’argent de l’organisation narcotrafiquante, en échange d’une sécurité et de quelques billets. « J’aime bien cet endroit ; ils m’ont déjà laissé mixer quelque fois. » Avoir tripoté l’enveloppe de papier contenant la kétamine avait suffi à activer un effet paille chez lui. Il se sentait toujours plus détendu et presqu’à l’aise pour cette virée entre potes qui s’annonçait.
La texture si particulière d’un billet glissa sous ses doigts. Il s’agissait de 20 dollars. Gagné par un frisson festif, Sohan proposa : « On se prend des bières ? Y’a une épicerie à l’angle de la… » Il plissa les yeux, pris d’un doute. « Oui, à l’angle droit juste après le feu. Vous voulez boire quoi ? » Paraissait qu’entre boire ou conduire, il fallait choisir. Mais son enthousiasme s’était mu en une ivresse qui lui donnait l’agréable sensation qu’ils étaient invulnérables, et que cette nuit leur appartiendrait.

Finalement, tout se passait très bien. Les dernières traces de kétamine dans sa psyché lui permettaient de rester assez cool et détendu, malgré les étranges sensations qui perturbaient à intervalle régulier son contact avec la réalité. Son esprit tendait à légèrement se dissocier. Il avait alors l’impression d’abandonner son corps pour ne devenir qu’un simple spectateur désincarné, observant la scène à distance. Néanmoins, il parvenait à revenir dans le monde tangible pour assurer les interactions qui se multipliaient entre eux. Sohan était habitué à ce genre d’impression de décorporalisation, et alternait ainsi entre deux réalités sans trop de difficultés.

Sam déclina les propositions et Oz fut pris d’une hésitation. Ce n’était pas l’envie qui manquait, mais une sorte de pression sociale vint l’incommoder. Si Kenny l’avait déjà vu dans des états bien plus entamés, ce n’était pas le cas de Sam, même si Sohan avait pris un peu d’ecstasy lors de la soirée de la Saint Valentin pour booster ses capacités sociales. Pas mal de personnes étaient gênées d’en voir d’autres consommer, surtout des drogues dures par voie nasale. Le trentenaire fut pris d’une légère culpabilité et secoua la tête, donnant une réponse négative à ses deux acolytes.

Après avoir échangé deux mots sur leur destination, le trio marqua un arrêt pour se ravitailler en bière. Sam se dévoua et abandonna l’habitacle de la voiture pour disparaître dans la petite supérette. Sohan l’observa intensément, un peu à la façon d’un chien qui voit son maître s’éloigner sans lui. Son attention fut alors attirée par les silhouettes de trois hommes qui trainaient dans la rue, non loin de l’épicerie de nuit. Ils s’arrachèrent au bout de mur qui les tenaient et s’avancèrent vers la petite boutique. Ellroy se redressa, prenant appui sur les sièges avant pour s’avancer. Il croisa le regard de Kenny dans le rétroviseur, mais fut incapable d’articuler quoique ce soit. Le Prayer détourna les yeux et son attention se porta sur la scène qui débutait. L’un des types venait d’interpeller Sam, et l’absence de sourire sur les visages laissait présager qu’il ne s’agissait pas d’échanger des politesses ou de demander son chemin. Hargreaves partageait la même impression. Il demanda à Oz de le suivre, mais de ramasser un objet au sol avant de sortir de la voiture. Sohan s’exécuta rapidement, ses pieds ayant en effet rencontrer une sorte de serpent en métal.

Il suivit Kenny, incapable d’adopter une posture aussi assurée que celle de son ami. Il s’efforça d’observer les trois types plutôt que ses pieds. Le ton monta très rapidement, d’autant que le Prayer était dans la provocation. Ce n’était pas la première fois que Sohan se retrouvait dans ce genre de situation, mais il éprouvait à chaque fois un fort malaise. La violence le sidérait toujours. Kenny semblait quant à lui beaucoup plus à l’aise. Il savait qu’il ne fallait montrer aucun signe de faiblesse, et mordre le premier.
Les premiers coups furent portés, le Prayer ayant l’ascendant. Sohan demeurait immobile, légèrement en retrait. Les deux autres mecs semblaient égalament hésitants. Peut-être estimaient-ils que tout cela n’en valait pas la peine. L’un d’entre eux tourna vivement la tête vers l’épicerie. Le gérant était sorti, un fusil long fermement tenu entre ses mains. « Tirez-vous bande de racailles ou je vous plombe le cul ! » Le canon pointait pour le moment Kenny et l’autre type. Oz perçut néanmoins la surprise écarquiller les yeux du cinquantenaire lorsqu’ils se posèrent sur lui et son accoutrement. Sohan cacha alors la chaine dans son dos. L’introduction d’une arme à feu dans la scène créa un bref instant de flottement. Ellroy commença à se réjouir du potentiel dénouement de la situation, mais redouta alors que cette arme change de mains. Serrant les dents, il recula d’un pas, cherchant le regard de ses deux amis. Ils devaient saisir cette opportunité et partir.  

Un moment de flottement s’imposa. Les trois types toisaient Sam, Kenny et le vieux de l’épicerie, évaluant la pertinence de poursuivre cette altercation. Et finalement, ils se ravisèrent, quittant les lieux dans un flot d’injures et de menaces. Sohan accusa un soupir soulagé et observa l’épicier. Celui-ci baissa la gueule de son canon vers le sol et échangea quelques mots avec Sam et Kenny. Son regard s’accrocha au trentenaire qui, un instant, avait oublié son accoutrement. Une pointe de honte perça sa psyché et il recula d’un nouveau pas. Il avait envie de se tirer d’ici. L’issue de cette altercation avait beau eu être heureuse, Oz se sentait mal à l’aise. La violence des instants écoulés saturait encore l’air. Bien qu’il ne semblait y avoir que lui pour encore la ressentir ; Kenny et Sam avaient retrouvé leur éternel sourire insouciant.

Ils finirent par quitter les lieux. Sam tenait à préciser qu’il gérait parfaitement la situation, que ces mecs, ils auraient pu se les faire. Ce qui arracha un rire à Kenny. Les deux hommes échangèrent une énième plaisanterie puis des remerciements. Sohan ne se sentait pas concerné. Il n’avait servi à rien, et cette pensée le laissait coupable. Il ne savait pas se battre. A chaque fois que les situations étaient devenues violentes, il n’avait jamais cherché qu’à se défendre, portant des coups seulement nécessaires à sa fuite ou à celle de gens avec lui. Il ne portait jamais le premier coup. Il ne savait pas dissuader l’autre de l’agresser. Mais cela était cohérent avec son temperament et sa personnalité : il était un pacifiste, incapable de comprendre l’intérêt de la violence, incapable de la légitimer. En partant du principe qu’on était souvent victime avant de devenir auteur, il y avait là un cercle vicieux, celui qui disait que “la violence entraîne la violence”. Ce cercle pouvait être rompu si les victimes renonçaient à obtenir une réparation narcissique en répétant les actes subis. Car sans auteur, plus de victime. C’était pour cela qu’il ne rendait jamais les coups, ni ne se vengeait. Marco, son oncle, lui avait dit que son raisonnement ne valait rien et compromettrait sur survie à Downfall, puisqu’il y aurait toujours des connards qui ne renoneraient jamais à la violence. Oz lui rétorquait alors qu’il devait être le changement qu’il voulait voir dans le monde.

Bref. Retrouver l’espace sécure de la voiture permit à Sohan d’enfin se détendre. Il jeta juste un dernier regard à travers les parebrises avant et arrière avant de se laisser glisser le long de la banquette arrière. Avachi, il considéra un instant ses deux acolytes. Sam lui proposa une bière. Enfin, un péché à boire. La brasserie du Purgatory proposait différentes recettes, recensées sous le nom des sept péchés capitaux. India bossait dans la partie bar. Elle les lui avait toutes faites goûter. Sohan n’était pas un amateur d’alcool, mais il avait voulu lui faire plaisir. Il avait donc testé les différentes bières, sans grande réaction si ce n’était une grimace sur deux ou trois d’entre elles. « La plus légère pour moi ». Il avait beau avoir une résistance impressionnante aux prods, il était un fragile dès qu’il s’agissait d’alcool.
Ses doigts étaient machinalement venus trouvés dans sa pochette banane la petite enveloppe de papier contenant la kétamine. Demeurait encore cette vague impression de culpabilité à taper des drogues dures seul. Mais ses pensées bouclaient sur l’impérieuse nécessité de parvenir à se détacher de ce qu’ils venaient de vivre. En effet, une douce paranoïa subsistait. Il jetait encore malgré lui des regards réguliers à travers le pare-brise arrière de la voiture, guettant que personne ne les suive.

Sohan prit la bière que Sam lui tendait, le remercia puis tenta de rester focalisé sur leur échange. Le cuisto reprit un ancien bout de discussion, et lui demanda s’il avait déjà joué au Wonderland. « Oui » concéda Oz, presque gêné de cette ridicule notoriété. « Lors de soirées à thème. Genre trance ou dark. Ce que je mixe n’est pas forcément grand public, et ça peut même faire partir des gens. Donc on me fait jouer devant des personnes prêtes à écouter ce genre de musique. » Il s’était forcé à donner ce complément d’informations. Pixie lui avait dit d’éviter de répondre juste « oui » ou « non » aux questions fermées, car il devait lui-aussi faire un effort dans la discussion et donner des éléments sur lesquels ses interlocuteurs pourraient rebondir. Kenny – qui les écoutait silencieusement jusque-là – lui rappela qu’il fallait qu’ils composent un truc à l’occasion. Oz braqua ses yeux sur le conducteur et répondit : « J’ai écouté le type d’instrus que tu m’as conseillé. Je pense pouvoir faire ce genre de son sans trop de difficultés. Même si bon, c’est un peu mou niveau BPM. » Sohan but une gorgée de bière. Légère et fruitée, elle lui plut. Il considéra la bouteille avec un vif intérêt et se rassit au fond de la banquette arrière. « Vous êtes surs pour le costume ? » Petite illumination : on allait se foutre de sa gueule.