The secret door - Sohan

Un retour fait à reculons. India ne niera pas avoir profité à l'extérieur de la ville. Sohan avait fait partie des premiers à avoir été prévenu de son retour avec ses meilleurs amis. Elle avait retrouvé son travail au Purgatory, ses matinées au dispensaire et le rythme mouvementé en tant que voix d'Hermes. Une vie qu'elle avait pris plaisir à oublier en dehors de Downfall. Elle concevait l'idée qu'elle ne tiendrait plus ce rythme, qu'elle n'en voulait plus. Mais lequel quitter ? Le bar était un bon lieu pour obtenir des informations. Le dispensaire était son dernier lien avec Luka et un monde qu'elle avait un jour aperçu. Difficile de se décider même si la décision était déjà prise. Et parmi les décisions qu'elle avait prises, ce voyage l'avait poussé à chercher de l'espace, se sentant enfermée à la fois dans son appartement mais aussi dans sa ville natale. Elle avait ainsi repris ses marques, mais avait décidé de chercher un autre appartement. À une époque, elle avait privilégié un petit logement pour pouvoir mettre de l'argent de côté. Aujourd'hui, elle pouvait se permettre de prendre plus grand.

Elle avait quelques adresses et avait déjà visité des appartements sans y trouver son compte. Mal isolé, dans des coins qui étaient connus pour être risqués, etc. Et en ce dimanche 24 septembre, India s'était trouvée deux visites à faire dans le quartier du Watts. Elle avait pensé à plusieurs personnes pour les visiter, mais elle avait finalement préféré proposer à son demi-frère de l'accompagner s'il était libre. L'occasion de passer un peu du temps ensemble. Elle était allée le voir lors de son retour à Downfall, lui ramenant à l'occasion un souvenir de l'extérieur qui lui avait fait penser à Sohan. Elle avait raconté de long, en large et en travers son voyage, lui avait montré ses petites folies comme ce petit tatouage d'un chat minimaliste ou cette mèche rouge, discrète qui disparaissait sous le brun de ses cheveux, mais dont certains mouvements révélaient le secret. Un souvenir de ces mois à l'extérieur de Downfall. Elle proposa à son frère de le récupérer sur le chemin après avoir travaillé le matin au dispensaire. Ils avaient pu visiter un premier appartement proche du Big Nowhere, mais elle avait fait rapidement le tour, ayant senti rapidement qu'elle ne s'y projetait pas. En réalité, elle ne se projetait dans aucun et c'était à chaque fois, le même sentiment qui la rattrapait. Ce n'était pas l'endroit où elle avait envie de vivre, prétextant que ce n'était pas assez bien pour Chacha.

Alors, ils avaient pris la route pour le second appartement qu'elle avait organisé dans la foulée, se rapprochant un peu plus de Gardena, mais restant dans le quartier coloré du Watts. Une fois garée, elle attrapa son téléphone et pianota dessus.

J'envoie un message au propriétaire pour lui dire qu'on est là.

Détachant sa ceinture, elle sortit de la voiture, attrapant son manteau et son sac à main. Elle était vêtue d'une robe courte drapée asymétrique rouge-orange, munie d'épaulettes, de manches chauve-souris et d'un col rond, elle y avait ajouté un legging noir et des bottines de la même couleur. Son trench-coat en main avec son sac, elle s'appuya contre sa voiture. Elle gardait encore ce teint halé, mettait moins de maquillage, n'ayant pas besoin de masquer ses traits fatigués. Elle gardait ses cheveux coupés en un carré plongeant libre. Posant son regard brun sur l'immeuble, elle observa la rue qu'elle ne connaissait pas avant de se poser près de Sohan.

Ça te dit qu'on mange ensemble après, en regardant les résultats du vote ? Sauf si tu as prévu quelque chose ? Je ne sais pas à quelle heure, ils ont prévu d'annoncer les résultats. Et puis ça fait longtemps que nous n'avons pas passé une soirée ensemble.

Souvent, c'était à la librairie, en coup de vent, le temps de boire une boisson chaude ou pour lui donner un coup de main, pour surveiller cette blondinette qui faisait de la lecture chaque semaine et dont les yeux de l'ancien addict semblaient brillé d'intérêt à chaque fois qu'il les posait sur elle.

- 24 septembre 2023 –

Le soleil baignait l’enclave downfallienne d’une luminosité et chaleur encore estivales, bien que l’automne fût déjà annoncé. Après avoir passé six jours dans sa librairie, Sohan avait décidé de passer sa journée à l’extérieur, tout d’abord en compagnie de Sunny. Dévalant le petit escalier qui permettait d’accéder au premier étage de l’immeuble où il résidait, Ellroy passa la porte et tourna à gauche. Or, cette fois-ci, il ne s’arrêta pas devant l’entrée de sa boutique, en rez-de-chaussée de son lieu d’habitation. Et ce fut même sans un regard, qu’il la dépassa, Sunny à ses côtés. Tous les deux partirent en direction de Florence. Cependant, Sohan savait qu’il devait veiller à ne pas trop s’éloigner du Skid Row, car India comptait sur sa présence cette après-midi pour visiter des appartements dans la partie ouest de Downfall. Sunny ne pouvant pas les suivre, Oz devait anticiper de le ramener à son logement avant de retrouver sa demi-sœur.
Ils passèrent ainsi quatre heures, de 9 heures à 13 heures, à sillonner l’est de l’ex-quartier expérimental, poussant leur balade jusqu’au bord d’océan de Little Tokyo. Sur leur chemin, Downfall se révéla plus éveillée qu’à l’accoutumée. A quelques endroits, de courtes files d’attente s’étiraient sur les trottoirs, faisant face à des lieux tenus et détenus par l’administration. Aujourd’hui était une journée de vote. Il s’agissait d’élire le ou la première gouverneure du territoire downfallien. William Evans s’opposait à Rachel Cleveland pour ce titre. Et il revenait à la population - recensée et majeure - de les départager en remplissant les urnes. Ellroy n’ayant toujours pas de papiers régularisés, il était privé du bénéfice de ses droits de citoyens, dont celui de vote. Ce qu’il regrettait amèrement. Depuis un mois, l’essentiel des discussions qu’il avait avec ses clients tournaient autour de cet évènement politique. Evidemment, les digressions vers les œuvres fictionnels d’anticipation sociale et de dystopie prenaient la suite des échanges. Cela avait été l’occasion pour Sohan de réfléchir en profondeur aux systèmes politiques, ainsi qu’à la place et aux fonctions qu’ils occupaient dans la société. Ne pas pouvoir voter le frustrait.

Un cornet de frites - avalé à 11 heures - au fond de l’estomac, Oz avait ramené Sunny chez lui puis retrouvé India à quelques mètres du dispensaire. Ils avaient aussitôt pris la direction du Big Nowhere où sa sœur avait organisé une première visite d’appartement. Car, depuis son retour de son voyage en dehors des murs de Downfall, India souhaitait déménager.
La jeune femme n’accorda que peu d’intérêt au logement proposé, ne s’y projetant pas. En même temps, il était difficile de vouloir s’installer au Big Nowhere quand on n’en était pas natifs. Malgré les rénovations et réhabilitations apportées depuis quelques années, le quartier demeurait abimé par la précarité. La misère et l’austérité semblaient y figer les rues et les âmes qui en foulaient le bitume. Aussi, Sohan fut satisfait de savoir que sa sœur n’envisageait pas de s’installer ici, et qu’elle préférait lorgner sur le Watts et Gardena. Néanmoins, il ne fit que des remarques positives sur tout ce qu’ils visitaient, ne voulant rien imposer de son point de vue. Il appartenait à India de prendre sa décision sans être influencée. Toutefois, à en croire les quelques regards qu’elle lui avait jetés en oblique, elle avait été surprise de le voir s’extasier d’un mur pourtant mal rebouché ou encore d’une cage d’escalier où le carrelage était à refaire.

Parvenus au Watts pour une seconde visite, ils se garèrent devant l’immeuble indiqué par l’adresse. Le coin était plutôt résidentiel, mais n’avait pas été épargné par l’art urbain typique du Watts. Quelques tags brouillons couraient sur les murs. Or, ils s’étaient arrêtés au niveau d’une fresque d’environ deux mètres carrés qui représentait deux enfants en train de jouer autour d’une bouche à incendie qui était, quant à elle, bien réelle, trônant sur le trottoir. India contourna la voiture et se rapprocha de lui, pour lui proposer de poursuivre cet instant partagé le temps d’un repas au son de la radio. Les premiers résultats des élections devaient être annoncés en début de soirée, ce qui leur donnait une excuse pour passer le reste de la journée ainsi que de la soirée ensemble. Un temps pris trop rarement à en croire la remarque de la jeune femme. Un sourire sur les lèvres, Sohan accepta l’offre faite : « Avec plaisir ! Sunny a baladé toute la matinée donc il appréciera de pouvoir se reposer à l’appartement. Je suis donc tout à toi. » Il n’avait pas non plus prévu de voir Angela aujourd’hui. « En tout cas, le coin est sympa. Il a le calme de Gardena tout en conservant le dynamisme du Watts. Un peu plus haut, j’ai vu une épicerie, et à l’angle, encore plus haut, je crois que c’est une école. Si elle est encore ouverte, c’est plutôt un bon signe concernant la vitalité et la sécurité de la rue, et de celles environnantes. » Il s’arrêta dans son étude urbanistique pour se recentrer sur le bien qu’ils allaient visiter : « Celui-là fait combien de mètres carrés ? C’est celui dont tu m’as parlé tout à l’heure, avec une terrasse à la vue dégagée ? Ce serait top pour Chacha ! ». Et pour sa sœur aussi, mais celle-ci ne semblait pas vraiment assumer son envie, voire son besoin de déménager, alors Sohan invoquait lui-aussi le bien-être du chat pour commenter les recherches de logement de la jeune Phillmore.

La visite du premier appartement se termina sans grande conviction. L'appartement était propre, mais le quartier gardait encore les marques des événements passés. India n'avait rien laissé paraître sur son visage face au propriétaire qu'elle remercia. Et ils n'eurent pas besoin de débattre sur celui-ci. Les regards extasiés et les commentaires encourageants donnaient de faux espoirs aux propriétaires. La jeune femme avait plusieurs fois regardé son demi-frère un brin amusée de son comportement positif dans toutes les situations même face à un mur où il y avait des trous ou à une pièce où l'humidité ressortait. Difficile de savoir s'il avait apprécié réellement le bien ou si c'était pour faire plaisir.

Arrivant non loin du second immeuble où elle avait pris rendez-vous, elle envoya un message pour prévenir le propriétaire de leur venue. La présence de Sohan permettait d'éviter ou de réduire des comportements déplacés. Et il restait celui avec qui elle avait envie de partager ce moment. Sortant du véhicule, elle le rejoignit, s'appuyant contre la voiture, proposant qu'ils restent ensemble jusqu'au soir pour entendre les résultats des votes. Elle y était allée tôt le matin avant d'aller au dispensaire sous son nom de naissance. C'était la première fois de sa vie qu'elle votait en dehors des élections au lycée. Et comme son frère, elle avait eu régulièrement droit à des débats politiques que ce soit au bar ou au dispensaire qu'elle n'écoutait que d'une oreille à force d'entendre toujours les mêmes rengaines. En tout cas, Sohan accepta avec un sourire, lui apprenant qu'il s'était baladé avec Sunny toute la matinée. Le molosse aurait bien besoin de se reposer à présent.

Parfait, répondit-elle avec un sourire.

Son sourire s'étira un peu plus alors que le jeune homme commença à vanter les mérites du coin. Un brin moqueuse, elle hochait de la tête, se pinçant les lèvres alors qu'elle gardait son téléphone en main pour attendre un retour du propriétaire. Une école et une épicerie. Les places pour se garer étaient suffisamment nombreuses à cette heure de la journée, ce ne serait pas la même en soirée. Le quartier semblait calme, mais ce serait intéressant voir même nécessaire d'y aller à différents moments de la journée. Sohan était concentré sur ce qu'il pensait être un devoir envers sa demi-sœur. C'était avec un sérieux qui amusait la brune qu'il l'interrogea sur le nombre de mètres carrés. Elle n'avait pas retenu l'information, mais avait tout écrit sur un papier qu'elle avait soigneusement rangé dans son sac à main. Une fois ledit papier en main, elle relut rapidement les notes qu'elle avait prises sur l'annonce vue dans un journal.

Oui, c'est lui ! Alors j'avais noté qu'il faisait 32 m². Tout ce que je veux, outre un espace plus grand, c'est du calme et un voisinage qui n'écoute pas du bruit à des heures improbables. Et pas de moisissure évidemment. Mais le fait qu'il soit dans le Watts, il gagne un bonus pour ce quartier que j'affectionne. Et il est à dix minutes du Purgatory en voiture, mais je note pour l'épicerie. Je vois que tu as l'œil pour les détails importants !

Elle disait cela avec une pointe de taquinerie, le regard brillant de malice. Il était vrai qu'elle n'avait pas vu l'école et l'épicerie et n'en était pas venu à ce genre de conclusion. Elle n'y avait pas réfléchi tout simplement trop happé par la reprise du travail et de cette routine harassante. Son téléphone vibra avec une petite sonnerie qui suivit. Le propriétaire était déjà là. Il suffisait de sonner au nom qu'il lui indiqua.

Il est déjà là, lui annonça-t-elle, viens.

Et elle se dirigea vers l'immeuble après avoir fermé sa voiture. Elle appuya sur l'interrupteur et une voix masculine grésillante leur disait de monter au deuxième étage. L'immeuble restait vétuste, mais des efforts sur les réparations avaient été fait. Une fois au deuxième étage, elle serra la main de l'homme qui les accueillit et écouta attentivement les différentes informations données. Il leur laissa après un peu de temps pour se familiariser avec l'espace rectangulaire de l'appartement. Un salon ouvert sur une cuisine avec un accès à une petite terrasse. Sur la gauche une chambre et sur la droite une salle de bain avec un espace libre. C'était assez lumineux et était le double de l'espace qu'elle avait jusqu'à présent. Elle alla sur la terrasse pour en observer la vue. Le mur d'un immeuble dont les graffitis et d'autres fresques étaient arrivés à sa hauteur. Malgré la présence de voisin, elle n'entendait pas leurs conversations ce qui était une bonne nouvelle. Elle ouvrit plusieurs portes, fit plusieurs fois le tour sans un mot quand elle pouvait entendre les compliments posés par son frère de la même manière qu'il avait fait pour le premier. Elle finit par s'appuyer sur le comptoir qui servait de table à manger.

Alors, t'en penses quoi ? Vraiment.

Elle appuya sur le dernier mot pour passer outre ses talents d'acteur et lorsqu'il finit, elle donna également son avis bref et concis.

J'aime bien, ce n'est pas parfait, mais j'aime bien.

- 24 septembre 2023 –

La première visite d’appartement terminée, India avait emmené Sohan dans le Watts pour y faire la seconde prévue de la journée ; une journée qu’ils passeraient ensemble et qu’ils étireraient jusqu’au soir. La jeune femme put se garer quasiment au pied de l’immeuble. Tandis que celle-ci conduisait avec prudence, Ellroy avait pu observer les alentours et fonder quelques hypothèses quant à la nature du quartier. Celui-ci semblait plutôt résidentiel et familial. Non loin, une épicerie permettait aux habitants de remplir leurs placards, et une école se chargeait d’instruire les futures générations. Autre constat : la rue était plutôt propre. En face de l’immeuble où ils iraient visiter l’appartement, plusieurs bacs de végétation égayaient le trottoir. Quelques habitants avaient dû se cotiser pour créer et entretenir ce bout de verdure qui profitait à la vue de tous les passants. Une certaine sérénité se dégageait du block. En effet, aucun des quelques tags plus brouillons – qui contrastaient par leur médiocrité avec les œuvres travaillées d’art urbain qui s’étendaient sur plusieurs pans de mur – ne revendiquaient une quelconque affiliation ou soutien à une organisation criminelle. Seul un « fuck tha police » osait exprimer un ressentiment affiché et une opinion tranchée concernant le DPD. Ainsi, Sohan se livra à une rapide analyse urbanistique de l’environnement, dans l’intention première de rassurer sa demi-sœur. Sérieux, il s’interrompit néanmoins – sans avoir perçu l’amusement d’India concernant ses digressions -, et s’intéressa alors au logement qu’ils allaient visiter. La jeune femme avait recensé les informations essentielles sur un bout de papier qu’elle consulta : l’appartement faisait un peu plus de 30 m2. Elle précisa ensuite ses attentes, désireuse d’un voisinage calme et poli. L’héritière Phillmore avait été échaudée par son expérience de partage de palier avec une jeune femme ayant une appétence prononcée pour l’écoute, souvent nocturne, et à un niveau sonore élevé - voire excessif -, de musique électro et techno. Elle refusait également de cohabiter avec de la moisissure. Puis India releva à la localisation de ce logement un premier bon point, en raison de son affection pour le Watts et sa proximité avec l’un de ses lieux de travail. Elle salua enfin le sens de l’observation de son demi-frère. Ce dernier égaya son visage d’un grand sourire satisfait. Encore une fois, l’inflexion moqueuse dans l’attitude d’India ne l’attint pas, et il leva, premier degré, un pouce de validation.

Le portable de la jeune femme vibra, signifiant une réponse du propriétaire qui les invitait à venir le rejoindre. Un interphone protégeait l’entrée de l’immeuble de ceux qui n’en avait pas les clefs. Autorisés à entrer, ils gravirent deux étages et trouvèrent l’homme sur le seuil de l’appartement. Il leur fit faire le tour des lieux, donnant quelques informations - que Sohan commenta, toujours enthousiaste -. Puis le propriétaire les laissa y errer seuls le temps qu’il passe un appel depuis le pallier. Durant ce second tour de visite, Ellroy suivit sa sœur de tellement près qu’il accrocha son talon avec la pointe de son pied Conscient de la coller, il s’excusa, s’éloigna, et passa un certain moment dans la salle de bain, impressionnée par sa rénovation.
Ils se retrouvèrent ensuite dans le salon-cuisine. India, accoudée sur le comptoir, le sonda d’un regard appuyé, tout en l’invitant à s’exprimer sur ce qu’il pensait « vraiment » de l’appartement. « Celui-là est bien. Vraiment bien. Et mieux que le précédent à tous les niveaux ! » La jeune femme était également de son avis, bien que moins emphatique. Elle disait lui trouver des défauts, qui ne l’empêchaient cependant pas de s’y projeter. Fronçant légèrement les sourcils, Sohan demanda : « Qu’est-ce que tu n’aimes pas ? » Connaissant India, il se pouvait simplement qu’elle eut un réel coup de cœur pour ce logement, mais que son besoin de mesure l’empêchât de l’exprimer. Elle aimait se montrer modérée en toutes circonstances, comme pour signifier à l’autre que rien ne pouvait l’ébranler. Elle pouvait alors paraître apathique et blasée. « En tout cas, comparativement à chez moi, c’est le grand luxe ! Tu as vu la salle de bain ? Il a fait une douche à la françai… non, à l’italienne. Par contre, je me demande comment l’eau ne coule pas partout... Je me suis mis au niveau du sol pour essayer de voir l’angle de la pente, et il me semble pas assez accentué… » Son souci pour les détails et la précision était rarement partagé. Il s’interrompit donc à nouveau, et afficha une moue désolée. « Tu as repéré combien d’autres annonces ? Il faudrait peut-être demander au propriétaire s’il y a beaucoup de monde sur le coup, pour savoir quand te positionner au plus tard ? » Oz ne lui apprenait certainement rien quant à comment procéder pour louer un appartement, mais ce flot de paroles – en partie dû à l’excitation d’avoir été invité à partager ce moment – était sa façon de se montrer concerné et présent pour sa demi-sœur.

L'appartement était le double de celui qu'elle louait, bien plus lumineux avec de nombreuses fenêtres quand le sien n'en avait qu'une qui montrait un autre bâtiment. Elle fit plusieurs fois le tour, surprise à un moment que son demi-frère la suive de près, de trop près même, mais ce dernier prit ses distances de lui-même. India essayait de se projeter de voir ce qu'elle pourrait faire dedans, comment elle pourrait l'agencer. Une armoire, là, pour y ranger ses vêtements, une autre pour ses chaussures, un miroir ici pour pouvoir vérifier qu'elle était bien apprêtée etc. La cuisine était sûrement trop grande pour ce qu'elle serait capable d'en faire, ne cherchant pas à développer un quelconque talent culinaire. Commander et se faire livrer étaient ce qu'il y avait de mieux. Pour se donner bonne conscience, elle aidait leur propriétaire à vivre en mangeant chez eux, non ? La conclusion était là, de tous ceux qu'elle avait visité, elle se projetait facilement dedans. Une fois le tour terminé, elle se posa contre le comptoir pour demander à Sohan ce qu'il en pensait, insistant sur le fait qu'elle voulait savoir ce qu'il pensait vraiment. Comparativement, il avait raison, il était mieux que le précédent mais sa réponse laissa un sourire en coin apparaître sur son visage.

Vraiment, vraiment ? Glissa-t-elle amusée.

Il ne sera pas de ceux qui pointeront les choses négatives, il ne voudra pas voir qu'il puisse manquer des prises électriques ou que la porte puisse laisser passer de l'air. Il voulait peut-être ne voir que le bon côté des choses et India s'en contenterait. Ce serait toujours quelque chose, ce serait toujours mieux qu'un silence. Sa question la surprit et elle garda le silence quelques instants avant de répondre sur un ton détaché.

Oh rien de spécial, ce n'est pas parfait, c'est tout.

Sohan s'amusa à une comparaison qui pinça le cœur de la jeune Phillmore, embrayant sur la salle de bain et la douche à l'Italienne, ne comprenant pas comment l'eau pourrait s'évacuer. Une question qui n'avait pas traversé une seule seconde l'esprit de la brune qui haussa les épaules, secouant doucement la tête.

Alors là, aucune idée de comment ça marche.

Parce qu'elle n'y connaissait rien. Son ex petit ami aurait pu leur expliquer le fonctionnement et voir si les travaux étaient bien fait ou non mais il n'était plus là et probablement plus de ce monde. Sohan eut une moue désolée, s'intéressant cette fois-ci à la suite. India se redressa, passant la main sur le comptoir en mélaminé.

J'en ai encore deux, trois à faire que j'ai prévu la semaine prochaine. Il nous dira forcément qu'il y a du monde dessus pour mettre un peu de pression, pour éviter qu'on puisse négocier quoi que ce soit. Mais on lui posera la question.  

Un autre dans le Watts, un à Little Tokyo et un dernier à Skid Row, sur trois jours différents. Elle ira seule car son frère devra certainement tenir sa librairie. Fronçant les sourcils, le regard fixé sur la porte-fenêtre, elle lui revint sur ce que Sohan avait dit plus tôt.

Pour cette histoire de douche, peut-être que tu as trouvé là un problème de fabrication ? Viens, on va essayer. Je ne me sens pas d'éponger tous les jours une eau qui ne s'évacue pas.

Et elle tourna le dos pour aller dans la salle de bain, se débrouillant pour tenir le pommeau de douche assez éloigné afin de ne pas se mouiller. India fit couler l'eau froide, restant à côté de son demi-frère.

Hé, tu sais, j'aime ton chez toi, lui dit-elle avec un petit sourire sincère.  

- 24 septembre 2023 –

Le propriétaire s’absenta quelques minutes, le temps de passer un appel annonça-t-il avant de franchir le seuil de l’appartement et de refermer la porte derrière lui. India et Sohan eurent alors tout le loisir de faire un second tour, et de s’attarder sur les détails qui les interpellaient et/ou intéressaient. Oz décida d’ausculter la salle de bain, et plus précisément, la douche à l’italienne. Il trouvait le petit espace extrêmement bien aménagé. Un soin particulier avait été porté à son esthétique. Toutefois, l’aspect plat de dalle de la douche contrariait le jeune homme. Faisant l’hypothèse qu’il s’agissait d’un effet d’optique, il se mit à quatre pattes, puis posa le profil de son visage contre le sol, afin de bien observer l’angle avec lequel la dalle s’inclinait en direction de l’évacuation d’eau. Utilisant sa main comme niveau, il ne parvint pas à jauger si l’angle était suffisant. Il se redressa, une moue pensive lui pinçant les lèvres, puis rejoignit le séjour où India l’attendait.

Ayant tout l’intimité nécessaire pour poser un verdict franc, Phillmore lui demanda ce qu’il pensait du logement visité, et insista quant à la sincérité de la réponse qu’il donnerait. Oz fit donc l’emphase sur sa validation de l’appartement, le comparant au précédent. Taquine, India réinterrogea la véracité de son emphase, ce à quoi, Ellroy répondit par un poing apposé sur sa poitrine, en guise de signe d’engagement profond et authentique. « Que mon cœur soit arraché si je mens ! » ajouta-t-il, comme s’il prêtait serment.
Assez fier de son trait d’humour, il interpella à son tour sa demi-sœur quant à la réserve dont elle faisait preuve. Cette dernière ne trouvait pas de défaut spécifique à désigner, si ce n’était que rien n’était totalement parfait. Vu comme ça, oui, en effet... Oz entreprit d’observer pour la troisième fois le logement d’un regard circulaire, en quête des détails qui lui avaient échappés.
Finalement, comme à ses premiers et seconds passages, rien ne vint froisser l’impression qu’il s’était faite de l’appartement. Si ce n’était cette douche. Sohan décida alors de lui en faire cas. India fut surprise de l’attention portée à cet élément et ne se considéra pas capable de pouvoir statuer sur le problème souligné.

Ellroy embraya ensuite sur la question du nombre de visites que la jeune femme avait encore de prévu. Elle avait ciblé deux ou trois autres logements. Ainsi, en sous-texte, Sohan comprit qu’elle prendrait probablement sa décision à l’issue de ces dernières visites. Elle ne cèderait pas à la pression, du moins, pas pour cet appartement. Il ne méritait pas qu’elle se précipite. Oz acquiesça : si India avait le luxe d’avoir le choix, elle faisait bien de prendre de telles dispositions. Quand il avait dû trouver un local pour sa librairie, Sohan n’avait pas pu se permettre de telles largesses. Sa situation administrative et financière ne l’avait pas autorisé à dédaigner l’accord du premier propriétaire prêt à lui louer. Et finalement, il ne s’en était pas trop mal sorti. Le local souffrait d’un problème d’humidité, et l’appartement où il habitait, juste au-dessus, méritait un bon coup de rénovation, mais ça lui suffisait : il pouvait travailler et de vivre dans de telles conditions.

Le détail de l’angle de la dalle de douche avait finalement interpellé India. Cette dernière proposa à son demi-frère d’aller vérifier s’il y avait bel et bien un défaut de fabrication. Si l’eau ne s’évacuait pas bien, le risque était qu’à terme, l’humidité dégrade la salle de bain. Il lui emboîta donc le pas, et tous deux se dirigèrent vers la dite-pièce.
India saisit le pommeau de douche, ouvrit l’eau froide, et en orienta le jet vers l’évacuation. Accroupi, Sohan observa l’écoulement de l’eau qui se faisait parfaitement. La jeune femme saisit l’occasion pour revenir sur une réflexion qu’Oz avait faite concernant son propre logement : elle l’aimait bien. Pour sûr, l’endroit avait un certain charme, avec sa décoration hétéroclite, en raison de la volonté de quatre femmes d’y imposer des objets, des agencements et un style. « Merci. Je l’aime aussi. Je m’y sens bien. »
Ellroy se laissa quand même quelques secondes de plus avant de donner son diagnostic quant à l’inclinaison de cette dalle de douche. « Et si tu mets plus de débit ? » Le jet se fit plus dense, ce qui n’empêcha en rien à la grille d’évacuation d’avaler toute l’eau. « Bon, ça me semble nickel en fait ! »

Des pas résonnèrent dans l’appartement. Le propriétaire les appela, et se montra surpris de les voir sortir de la salle de bain. Il ne s’attarda cependant pas sur ce qu’ils faisaient et demanda à India si elle comptait déposer un dossier, car il avait deux autres personnes sur le coup et qu’il prendrait bientôt sa décision.

Quelques minutes plus tard, ils retrouvèrent la rue et la voiture d’India. Sohan en profita pour observer à nouveau l’environnement. Il maintint son opinion : l’endroit semblait calme, résidentiel et familial. C’était un chouette endroit où vivre. « Tu as envie de manger quoi ce soir ? » demanda-t-il, soudain en appétit. « Je t’invite ! »

Il était difficile de savoir ce que pensait réellement Sohan au sujet du deuxième appartement qu'ils visitaient. La grandiloquence de sa réponse avait de quoi faire douter de la sincérité de ses propos, mais India restait touchée par la démarche et la bonne volonté qu'il mettait à détailler les points positifs. Elle insista sur sa conclusion, à savoir si l'appartement était bien. Pour son grand frère, il était vraiment bien et c'était taquine, qu'elle redemanda une confirmation. Sa réponse lui fit lâcher un petit rire, secouant doucement de la tête.

Alors, je te crois ! Affirma-t-elle en mettant à son tour un poing sur sa poitrine.

Continuant de se promener dans la pièce principale, voyant comment elle pouvait se projeter toujours plus dans l'espace, son frère s'intéressa à son point de vue, à son ressenti. La jeune Phillmore ne s'étala pas en explication, signalant que ce n'était pas parfait. Ce ne serait jamais parfait après tout mais c'était toujours mieux que ce qu'elle avait aujourd'hui où elle se sentait enfermée comme jamais. Quant à Sohan, une nouvelle et sûrement dernière inspection de l'appartement le poussa à signaler une problématique qu'elle n'avait pas vu venir. La douche à l'italienne. Et si la brune n'avait aucune connaissance dans le domaine de la plomberie et de la maçonnerie, elle ne s'attarda pas sur ce détail, observant à nouveau la vue qu'offrait la terrasse, finissant par se poser contre le comptoir de la cuisine quand son frère voulut connaître la suite pour elle, notamment s'il y avait eu d'autres annonces qui avait attiré son regard. Si elle ne supportait plus d'être dans ce studio, elle pourrait tenir encore quelque temps, préférant avoir un choix raisonné plutôt que précipité même si au fond d'elle, elle était prête à accepter l'offre du propriétaire pour ce logement.

Ils finirent par aller voir la salle de bain, décidant de faire des vérifications et tandis qu'elle tenait le pommeau de douche et que son frère était accroupi sur le sol, faisant leur propre expertise concernant la bonne évacuation de la douche, elle se permit de revenir sur une parole qu'il lui avait dit plus tôt. Même si l'appartement de son frère était précaire et qu'il faudrait faire des travaux, elle avait passé de bons moments là-bas, simple, sincère avec un voile de pudeur qu'elle n'avait finalement jamais enlevé. Elle sourit à sa réponse puis hocha de la tête peu après lorsqu'il lui demanda d'augmenter le débit, chose qu'elle fit immédiatement. Et la conclusion de leur expérience fut bonne. L'eau s'évacuait malgré un débit plus important.

Tu as bien fait de le remarquer, ça aurait été catastrophique si ...

Mais elle ne put terminer sa phrase, entendant la voix du propriétaire revenir dans l'appartement. Ils sortirent de la salle de bain sous le regard surpris de l'homme qui s'intéressa rapidement à la conclusion qu'ils avaient pu faire après ce temps passé seuls. India affirma être intéressée et souhaitait déposer un dossier. C'était sans surprise qu'il annonça avoir deux autres personnes sur le coup, mais la brune, organisée, avait déjà préparé en amont les documents nécessaires. La problématique était qu'elle avait disparu pendant six mois, six mois où elle n'avait pas gagné de salaire, mais serait-il regardant tant qu'il avait l'argent tous les mois ? Le propriétaire lui annonça la tenir informée. Ils se serrèrent la main, échangèrent quelques politesses. Ce fut quelques minutes plus tard que les deux jeunes se retrouvèrent dans la rue à quelques pas de la voiture.

Une bonne chose de faite, conclut-t-elle en regardant son téléphone professionnel.

Et alors qu'elle cherchait ses clés de voiture dans son sac, Sohan s'intéressa au repas du soir, voulant même l'inviter.

Oh ? Euh… J'ai un peu perdu le fil sur les restaurants encore ouverts, mais pourquoi pas vietnamien ? J'en connais un pas trop mal. On a qu'à passer devant avant de se poser pour regarder les résultats des élections ? J'aimerais te montrer un endroit, d'ailleurs.

India préféra rester silencieuse sur le lieu où elle voulait l'amener, ne sachant pas réellement si c'était une bonne idée ou non, car dans le fond, c'était l'appartement où il aurait pu également grandir si son père avait accepté de donner une chance à leur mère. Il avait préféré protéger sa progéniture, laissant un petit garçon s'occuper de cette mère addicte dont le cœur avait fini par lâcher, épuisée de chercher sa progéniture. Et si Sohan était partant, elle prendrait la direction de ce restaurant vietnamien qui était installé depuis plusieurs années dans le Watts et sur le chemin de Palos Verdes. Heureusement pour elle, il tenait toujours debout et recevait même les premiers clients du soir. Ils purent voir la carte et commander ce qu'ils voulurent. India prit un bo bun avec des nems et du bœuf et le temps de patienter que la commande soit prête, elle proposa de passer dans une épicerie qui n'allait pas tarder à fermer pour prendre des boissons, payant cette fois-ci les boissons qu'ils auraient envie de prendre, avec ou sans alcool. Une quinzaine de minutes plus tard, après avoir parlé des autres annonces plus en détail, avec sa note de papier où elle y avait inscrit les informations importantes à retenir, ils purent récupérer leur commande. India remercia Sohan pour l'invitation et ils prirent cette fois-ci la direction de Palos Verdes, se garant devant un immeuble en bord de mer. Coupant le moteur, les mains sur le volant, tournant sa tête vers le passager, elle résolut le mystère concernant le lieu où elle voulait l'emmener.  

Je ne sais pas si c'est une bonne idée, mais ... Je voulais te montrer là où j'ai grandi.  

- 24 septembre 2023 –

Bien que le mystère de la dalle de la douche à l’italienne ne fût que partiellement résolu – l’eau s’écoulait comme elle le devait, sans, qu’à l’œil, l’angle ait pu apparaître suffisamment incliné pour le permettre -, ils durent interrompre leurs expériences, le propriétaire du logement requérant leur présence dans le séjour afin de clôturer la visite. Talonnant sa demi-sœur, Sohan demeura silencieux jusqu’à ce que le moment de se saluer arrive.
India informa l’homme qu’elle était intéressée par le logement. Elle lui laissa alors plusieurs documents afin de démontrer la solidité de son engagement. Le propriétaire les feuilleta rapidement, et promit de tenir la jeune femme informée de son choix. Puis il vint le moment de quitter les lieux après de rapides salutations polies. Sohan afficha son plus beau sourire, désirant ainsi faire bonne impression jusqu’au bout. L’homme lui rendit une espèce de rictus forcé et légèrement gêné. Le libraire comprit à nouveau que l’enthousiasme qu’il exprimait était trop appuyé pour la situation. Pourtant, son exaltation était sincère. Oz devait apprendre à modérer et moduler ses élans exaltés lorsque ceux-ci survenaient de manière inadéquate, voire déplacée. Il en avait déjà parlé avec la psychiatre qui le suivait depuis qu’il avait entamé son sevrage, en juillet 2021. Après un an de rendez-vous bimensuels, les rencontres s’étaient espacées, et avaient maintenant lieu tous les deux mois. Sohan avait toutefois la possibilité de demander à avancer la date s’il en éprouvait le besoin. Le natif aimait bien ces moments de discussion, d’où leur maintien, plus de deux ans d’abstinence. La douceur du Docteur Campbell lui avait permis de progressivement se dévoiler à lui-même ce qu’une farouche pudeur et un déni tout aussi agressif avaient voulu taire et enfouir au prix de symptômes. Ellroy avait accepté de parler de sa mère, et de poser un regard différent sur leur relation. Gratter le vernis de l’idéalisation avait été irritant, mais les mots de la psychiatre, conjointement posés à ceux de l’analysé, avaient permis l’apaisement de brûlures prêtes à cicatriser. Tout ça pour dire qu’il faisait confiance à cette femme et à sa capacité à l’aider. Il lui parlerait de ses débordements soudains d’enthousiasme qu’il peinait à réguler par le juste écart entre ce qu’il pouvait ressentir et ce qu’il devait exprimer et montrer en fonction des circonstances.

India et Sohan quittèrent l’immeuble et rejoignirent la voiture de la jeune femme afin de passer à la seconde étape de leur soirée : un diner partagé au son des élections. D’un appétit marqué, le trentenaire demanda à sa demi-sœur ce qu’elle souhaitait manger ce soir, avant de préciser qu’il payerait l’addition. India parut surprise par la proposition, mais ne la refusa pas. Elle indiqua connaître un traiteur vietnamien qui, en plus d’être pas trop mal, était sur le chemin d’un endroit qu’elle voulait lui montrer. « Ca me semble très bien » répondit-il, le plus sobrement possible avant de plier sa silhouette pour entrer dans l’habitacle de la voiture.
Face au silence de sa demi-sœur quant à la destination qui succèderait au traiteur, Ellroy œuvra à parler de tout et de rien pendant la dizaine de minutes qui les séparait du petit restaurant. Il finit par se concentrer sur une œuvre littéraire dystopique dont les intrigues, majoritairement politiques, visaient à révéler les failles de différents systèmes de gouvernance. Il jetait régulièrement des regards à sa sœur, afin de s’assurer qu’il ne l’ennuyait pas.
Ses logorrhées passionnées n’indisposaient jamais India. Il s’en était assuré au début de leur relation, craignant de pouvoir la saouler. Elle lui avait alors répondu qu’elle aimait bien l’entendre déplier l’éventail de mondes et de modes de pensées alternatifs. Elle n’avait pas forcément le temps, ni l’énergie, de se soustraire à la réalité qui lui était donné à vivre. Alors l’écouter discourir - voire digresser en élucubrations – lui permettait d’appréhender un autre regard sur la réalité et la vérité.

Ils passèrent ensuite commande dans un vietnamien du Watts. Sohan prit un bo bun végétarien et des samossas aux légumes. India décida d’occuper leur temps d’attente par l’achat de boissons dans une épicerie voisine, où le trentenaire choisit une bouteille de thé glacé. La jeune femme revint sur les visites qu’elle avait eues et qui l’attendaient encore. Afin d’émettre des commentaires et avis différenciés ainsi que constructifs, Ellroy insista particulièrement sur la localisation des logements, et prôna la sécurité comme qualité prioritaire à retenir. Il avoua d’ailleurs à la jeune femme qu’il ne saurait être serein s’il la savait habiter dans un quartier mal famé.

Leur discussion se prolongea le temps de reprendre la route jusqu’à la fameuse destination gardée secrète par India. Sohan comprit rapidement qu’ils se dirigeaient vers Palos Verdes, mais il en ignorait la raison. Peut-être avait-elle seulement envie de manger sur la plage, et de lui faire la surprise ? Ils traversèrent en effet le quartier jusqu’à atteindre le bord de mer. Villas et résidences de luxe donnaient sur l’horizon dégagé du Pacifique. Immobilisant la voiture, la jeune femme l’observa, avec une certaine intensité. Elle lui confessa être venue avec lui jusqu’ici pour lui montrer où elle avait grandi, bien qu’elle doutât que cela fût une bonne idée. « Pourquoi ça en serait une mauvaise ? » répondit, rhétorique, le natif. « Je suis content que tu aies eu envie de m’amener ici. » Il s’interdit d’ajouter que cela semblait être un coin agréable pour grandir, ignorant trop de choses de l’enfance et l’adolescence de sa demi-sœur pour claquer ce genre de commentaire stérile juste à la vue privilégiée sur l’océan. A la place, il scella ses lèvres d’un sourire mesuré, doux et complice.

Si l'appartement n'était pas parfait, la jeune femme s'était positionnée dessus et avait laissé les documents nécessaires pour espérer être prise. Elle avait besoin de respirer, avait besoin d'espace. Ce voyage en dehors de la ville, la découverte de ce monde qu'elle n'avait aperçu que derrière un écran, avait remis de l'ordre dans ses idées. Seulement, India craignait que son escapade lui mette des bâtons dans les roues, ne prouvant pas qu'elle avait les moyens de se payer un appartement comme celui-ci, même si elle en avait les moyens.

Ils finirent par se retrouver devant sa voiture et décidèrent d'aller se prendre à manger. Si la décision du repas lui revenait, Sohan lui offrait de bon cœur. Elle se décida pour un Vietnamien dont elle gardait un bon souvenir, incertaine de savoir s'il avait survécu à six mois sans un client régulier. La jeune Phillmore souhaitait amener son demi-frère dans l'appartement où elle avait grandi et ce restaurant était sur le chemin, dans une des grandes rues du Watts. Lançant le mouvement, ils prirent la route pour commander, discuter de tout et de rien, même si c'était Sohan qui se laissait aller à virevolter sur divers sujets, laissant ainsi les réflexions qu'il posait sur le monde faire son chemin dans la psyché de sa petite sœur. Cette dernière appréciait ses monologues, lui permettant ainsi de s'évader un temps, de réfléchir un peu plus sur ce monde qui l'entourait.

Ils s'arrêtèrent devant le restaurant, passèrent commande puis profitèrent de ce temps pour acheter des boissons et poursuivre leur conversation sur les appartements, appréciant les propos de Sohan quant à sa sécurité, le remerciant d'un sourire et d'une main sur le bras. Une fois la commande récupérée, ils prirent la direction de Palos Verdes jusqu'à un des quartiers où les résidences et villas luxueuses se prolongeaient le long d'une plage au sable fin. S'arrêtant à une dizaine de mètres d'un grand immeuble, India finit par lui expliquer les raisons de leur venue dans ce quartier. Si elle ne laissait rien paraître sur son visage, sa position, les deux mains sur le volant, prête à rallumer le moteur et partir montrait bien qu'elle avait peur de blesser son demi-frère. Mais sa question soulagea immédiatement toute inquiétude. Pourquoi serait-ce une mauvaise idée ? Elle sourit en réponse au sien, profitant de ce soulagement pour défaire sa ceinture, lâchant ainsi le volant.

Après avoir découvert ton existence, je me suis toujours demandée ce que ça aurait été une vie à quatre ici. Tout aurait pu être différent pour toi et pour ... Pour notre mère. J'aurai jamais eu le sentiment d'être seule avec un père qui travaillait jusqu'à tard. Enfin travailler est un bien grand mot. J'ai souvent pensé à t'emmener ici, mais je me suis toujours dit que ce n'était pas juste. Mais en même temps...

India haussa des épaules, secouant lentement la tête, n'étant pas certaine de ce qu'elle pourrait exprimer après. Elle l'invita dans un mouvement de la tête à sortir de la voiture, se divisant les boissons et repas à porter pour plus de facilité. Ils marchèrent sur le trottoir amenant à un immeuble bien différent de ceux qu'ils avaient visité. Ils passèrent les portes avec la clé qu'elle gardait toujours sur son porte-clé puis elle appela l'ascenseur, profitant pour récupérer un courriel fait essentiellement de publicité. Une fois dans l'ascenseur, elle appuya sur le bouton amenant à l'étage de l'appartement des Phillmore. C'était avec une étrange sensation qu'elle traversa le couloir, la renvoyant des années en arrière quand elle le parcourait en pestant au sujet des filles de son lycée, téléphone à la main avec ses fausses amies qu'elle s'était faite pour être populaire. Une vague de souvenirs qui lui fit comprendre que c'était une forme de nostalgie qu'elle ressentait même si elle aurait préféré que tout soit différent.

Arrivant devant la porte, elle l'ouvrit, allumant rapidement la lumière pour faire découvrir à son frère cet endroit où elle avait grandi. Elle posa d'abord ses affaires sur l'îlot de la cuisine, lui laissant quelques instants pour découvrir le salon qui n'avait pas bougé si ce n'était qu'il était un peu plus vide, gardant l'essentiel pour pouvoir y vivre, mais donnant l'impression que c'était un appartement témoin.

Je te fais visiter ? Lui demanda-t-elle simplement.

Et si Sohan était partant pour découvrir ce luxe dans lequel elle avait grandi, elle lui ferait visiter les pièces les plus importantes, évitant ainsi la chambre de son père et le bureau. 

- 24 septembre 2023 –

Parvenus jusqu’aux limites de Downfall, au bord de l’océan Pacifique, India et Sohan s’immobilisèrent un instant dans la voiture. Le visage de la jeune femme s’était gravé d’une expression neutre mais néanmoins sérieuse. Une once de culpabilité semblait bousculer ses intentions premières, à savoir lui montrer l’endroit où elle avait grandi. Elle avait pourtant maintenu sa proposition, avertissant seulement son demi-frère que ce n’était peut-être pas une bonne idée. Les sourcils légèrement froncés, le trentenaire rétorqua ne pas saisir en quoi cette invitation serait malvenue, et souligna même son enthousiasme à être convié à partager un tel moment avec elle. Il lui offrit un sourire doux et complice qui, l’espérait-il, apaiserait les doutes et appréhensions de la jeune femme. Cette dernière imita son sourire et libéra son corps de la ceinture de sécurité. Or, avant de sortir de l’habitacle, India tint à lui préciser ce qui occupait ses pensées et les embolisait d’un certain malaise. Elle s’était laissé aller à imaginer ce qu’aurait été leur vie si Aaron avait accueilli Jessica et son fils chez lui. Les choses auraient été assurément différentes pour eux deux, mais aussi pour elle. Un sentiment de solitude émergeait de ces quelques mots, posés pour imaginer une alternative jugée salutaire. En conclusion, la jeune Phillmore avoua que ce n’était pas juste : pas seulement le fait qu’elle l’ait amené ici, elle semblait aussi vouloir dénoncer le fait qu’elle ait grandi ici et pas lui, qu’ils n’avaient pas eu cette chance, lui comme elle. S’abandonnant à un silence, India laissa en suspend ses réflexions et sortit de la voiture.

Leurs emplettes réparties, ils longèrent un trottoir et s’arrêtèrent devant un immeuble de standing. India leur ouvrit les différents sas et le guida jusqu’à l’appartement où elle avait passé ses jeunes années et son adolescence. Elle s’était murée dans un silence que Sohan respecta, veillant à faire le moins de bruit possible, sans vraiment savoir pourquoi.
La porte du logement passée, il la suivit et pénétra dans un grand séjour avec cuisine ouverte. India alla machinalement déposer ses affaires sur l’îlot de la cuisine. Ellroy l’imita, observant sans appuyer son regard sur ce qui s’offrait à sa vue. Le salon était sommairement équipé et décoré. Il était difficile d’imaginer que la vie avait enfoncé l’assise du canapé, recouvert de dessins la table basse, allumé l’écran de télévision. L’austérité générale des lieux rendait difficile toute projection. D’autant que père et fille avaient à présent déserté l’endroit, qui, froid et solennel, semblait être devenu une sorte de sanctuaire.

Ellroy avait grandi dans un T1 insalubre et bordélique qui débordait d’un chaos symptomatique d’élans vitaux désespérés. Dans ce logement, la vie avait échoué, mais continuait à faire respirer ses deux erres par de maigres et tremblants filets d’air. Déjà petit, Oz avait compris que sa mère se battait contre la mort, contre la fin, mue par d’irrépressibles espoirs que demain, putain, ça ira mieux. Elle refusait de renoncer à ce qui lui échappait ou à ce dont on la privait. Elle composait alors avec cette injustice, affirmant qu’elle ne se laisserait pas faire. Dans les monologues confus auxquels elle se livrait, l’esprit dilaté par l’héroïne, Jessica tentait parfois d’enseigner à son fils qu’ils avaient malgré tout de la chance : celle qu’on leur ait donné un essai à la vie. C’est pas toujours drôle gamin, ni facile, mais c’est déjà ça. Sohan en avait déduit que soumis par définition au fait d’être en vie, il devait en accepter les vicissitudes. Les hauts, les bas, c’est juste du relief. On se ferait chier sinon, si tout était plat, non ? Depuis qu’il avait entamé un travail de réflexion accompagné par un thérapeute, le natif accédait à de nouveaux souvenirs de sa mère, lavés de sa rancœur et de son colère contre cette femme qui l’avait non pas mal aimé, mais aimé comme elle l’avait pu. Il ne voyait plus seulement son corps dépérir sous l’effet des narcotiques, il l’entendait délivrer ce qu’elle avait compris de l’existence qu’il lui avait été donné à vivre, ce qu’elle en avait fait et ce qu’elle voulait en faire. Réaliser qu’il s’était drapé de ces pensées pour habiller sa chair écorchée vivre l’avait écœuré. Il avait alors tenté d’arracher ce qui avait adhéré profondément à son corps. Puis, Sohan avait compris que ces pensées pouvaient être une sorte de pansement, certes grossier, mais capables de calmer la douleur de sa chair à vif, et de la protéger des intrusions violentes de ce monde. Il en avait conclu que rejeter son passé, marquer d’aversion son histoire, c’était s’arracher des couches de peau, des couches de soi. Mieux valait finalement en panser les cicatrices, en se rappelant ce qui avait été, et en les apaisant pour ce qui serait.

India rompit la quiétude des lieux d’une invitation à les visiter. Ne sachant pas vraiment quelle dose d’enthousiasme il pouvait mettre dans sa réponse, Oz décida d’imiter le ton de voix de sa demi-sœur, et répondit alors simplement : « Avec plaisir ». Et la visite débuta.

Marquée par l'appréhension de voir son demi-frère mal face à ce luxe, face à une vie qu'il n'aurait jamais pu toucher du doigt, India sentit un poids quand Sohan accepta et se disait content d'être là. Alors s'était soulagée qu'elle était sortie de la voiture, avait pris la direction de l'immeuble, de cet ascenseur puis de ce couloir qui la renvoyait des années en arrière quand elle voyait le monde différemment, quand ce monde était plus beau, moins cruel, que son père était son tout, qu'il était son héros, la personne qu'elle voulait être plus tard. Si elle avait pris certains traits de sa personnalité, elle ne se retrouvait pas en lui ou du moins, ne voulait pas le voir.

Insérant le jeu de clés qu'elle avait toujours gardé comme une sécurité, elle passa la porte, déposa ses affaires sur l'îlot central et proposa de lui faire visiter l'appartement même s'il avait vu l'essentiel du logement. La cuisine et le salon étaient une seule et même pièce. Le balcon offrait une vue sur la plage. Faisant le tour de l'îlot, elle se laissa à quelques confidences qui la rendaient particulièrement nostalgique de cette époque révolue.

Même si la cuisine est grande, on ne l'utilisait presque que pour manger. C'était surtout Abby, ma gouvernante qui nous cuisinait des petits plats. Mon père n'était pas un cordon-bleu, mais c'était pour les jours de fête qu'il cuisinait.

Et ça lui manquait. Il lui manquait. Elle s'arrêta quelques secondes, une main sur le comptoir avant de reprendre en se dirigeant vers le balcon.

On pourra voir le coucher du soleil, commenta-t-elle en ouvrant la porte-fenêtre pour aérer l'appartement.

La jeune femme ne s'arrêta pas dans le salon et l'invita à le suivre dans le couloir menant aux chambres et à la salle de bain. Elle lui montra la salle de bain, les toilettes pour s'il aurait besoin de se débarbouiller. Il n'y avait plus que quelques produits de dépannage, mais la salle de bain était vide, froide comme le reste de l'appartement. India ouvrit la porte en face. Une chambre de jeune fille avec quelques posters, la marque d'une affiche qui avait été enlevé et qui avait suivi la jeune Phillmore dans ses déménagements. La chambre était figée dans le passé même si tout était rangé. Des babioles, des crayons, des magazines étaient encore là à raconter une histoire. La sienne. Son père n'avait peut-être pas voulu y toucher. India y entra et fit quelques pas, levant dans son passage un peu de poussière.

Toute mon enfance, je n'ai jamais compris la chance que j'avais de grandir là. D'être en sécurité, de ne pas craindre pour le lendemain, de vivre dans l'insouciance. Je pestais dans mes journaux intimes pour des bêtises, des trucs sans importances, mais qui prenaient une ampleur impressionnante. La fille qui avait le même sac que moi ou le même parfum, le garçon qui m'avait volée mon jouet probablement parce qu'il n'avait pas les moyens de se le payer. J'y racontais tous les ragots qui s'y passaient, déjà trop curieuse de ce qui se passait à côté. J'ai été une peste pour mieux m'intégrer. J'avais les moyens d'être une peste...

Nouvelle vague de nostalgie de cette adolescence, de cette enfance où elle avait pas que fait du bien. Une époque où elle regrettait certain de ces choix. Mangé ou être mangé. Elle n'avait pas pris beaucoup de temps pour réfléchir. En parlant, elle avait sorti d'une cachette non loin de son lit une des derniers journal qu'elle avait tenu pendant des années. Les derniers mots étaient ceux d'une jeune femme apprenant que son père avait pris la tête des Prayers et qu'elle ne voulait plus vivre avec lui. Beaucoup de colère pouvait se sentir dans cette écriture appuyée. India secoua doucement la tête en posant le cahier sur sa table de chevet.

Et les deux dernières pièces sont le bureau et la chambre de mon père. Autant te dire que je n'y allais pas beaucoup même si j'ai eu l'occasion de fouiner un peu, finit-elle par lui dire en sortant de sa chambre, lui montrant les deux dernières portes fermées vers lesquelles elle ne s'avança pas.

Elle avait aussi dormi dans son lit de nombreuses fois quand elle avait besoin de se sentir rassurée et qu'il n'était pas là. Revenant sur ses pas pour retourner dans le salon, elle termina ainsi sa visite, les mains jointes dans son dos, son regard se posant sur cet espace, bien trop grand pour une seule personne.

Où est-ce que tu veux manger, salon, cuisine, balcon ? Quelle heure est-il d'ailleurs ? Il ne faut pas qu'on rate les élections.