[TERMINE] Suit Up - Kenny, Sohan

Sohan peinait à se départir de cet instant qui, cinq minutes plus tôt, les avait plongé dans la violence pure et dure de cette ville. Malgré l’espace sécure de la voiture, le malaise continuait à lui coller à la peau, provoquant quelques sueurs que la chaleur estivale entretenait. Kenny et Sam étaient quant à eux passés à autre chose. Oz tenta donc de se détendre, se vautrant sur la banquette arrière, l’air de rien, comme si de rien était, s’efforçant d’arrêter d’observer le moindre mouvement à l’extérieur de la voiture. Il n’était généralement pas très bon pour les jeux de dupes, mais il espérait que sa gêne finirait par passer s’il arrêtait d’y penser.

Sam lui offrit alors une bière. L’alcool l’aiderait à atteindre un état plus décontracté. Oz resta néanmoins prudent et demanda la plus légère. Il était d’une constitution lamentable lorsqu’il ingérait de l’alcool. De plus, il comptait prendre encore un peu de ké, et ne voulait pas prendre le risque d’un mauvais mélange qui lui ferait perdre tous ses moyens. Ce fut donc une Pride qui lui fut servie par le passager avant. Celui-ci interrogea ensuite Ellroy sur sa vie d’artiste et se montra particulièrement enthousiaste quand le DJ lui raconta avoir fait quelques sets et scènes. Oz eut un sourire gêné et répondit : « On n’y voit pas grand-chose. Je ne saurai dire… » Et puis, les drogues avaient tendance à agglomérer les silhouettes entre elles. Puis un soupir snob et une grimace lui échappèrent quand Sam évoqua les « musiques de boîte de nuit ». C’était tellement dommage d’ainsi gâcher son ouïe. Mais le DJ se tut et considéra l’horizon, le regard vide.
Le Prayer l’interpella alors sur une future collaboration. Sohan avait écouté le genre d’instrus que Hargreaves affectionnait : il avait largement le niveau pour produire ce genre de son, mais ne put s’empêcher de faire remarquer la mollesse des rythmes choisis. Kenny lui rétorqua qu’il relevait le défi d’essayer de poser sa voix sur des BPM plus rapides. « J’aime bien travailler sur le 180 à 220 BPM en ce moment » répondit Oz, à titre d’information, clôturant ainsi le sujet.

A nouveau vautré sur la banquette arrière, Sohan fut pris d’un doute concernant sa tenue. Il allait prendre cher, même au Wonderland. Et ce n’était pas tant la crainte d’avoir honte qui le préoccupait, mais plutôt celle d’être ennuyé, par de bonnes ou de mauvaises intentions. Il n’aimait pas attirer l’attention. A sa remarque, Sam l’observa un instant, puis tenta de le rassurer, avançant qu’il pourrait peut-être même être dragué par de « jolies nanas ». Tout cela le dépassait tellement. Or, il avait pu constater que le cuisto accordait une certaine importance au fait d’être bien entouré. Tout comme Kenny. Sam voulut ensuite le faire relativiser : eux aussi avaient un accoutrement pas franchement approprié pour les lieux. Il laissa néanmoins au trentenaire la possibilité de changer de plan de soirée s’il se sentait trop mal à l’aise. Kenny lui proposa quant à lui sa veste, ou d’aller regarder dans le coffre. A priori, un petit vestiaire s’y cachait.
Concrètement, il fallait seulement qu’il se débarrasse de son sweat marqué d’un point d’interrogation à laquelle il avait agrafé une cape à capuche et de ce vieux slip par-dessus son leggings. Il finirait ainsi en débardeur noir et collant épais gris… Le look danseur d’opéra serait toujours moins pire. Il risquait seulement de moins attirer les filles que les mecs. Ce qui, au fond, le mettait tout aussi mal à l’aise.

Lorsque la voiture fut garée aux abordes du Wonderland, Ellroy sortit de l’habitacle et se dirigea à l’arrière du véhicule. Se confronter à l’absence d’alternative l’aiderait à accepter d’entrer ainsi habillé dans le Wonderland. Il ouvrit le coffre et entendit alors Kenny s’excuser d’être trop grand pour prendre ses vêtements. Le Prayer sortit à son tour de la voiture et put constater que la veste qui y trainait, à capuche et toute cloutée, ne ferait qu’aggraver sa tenue. « Bon, c’est pas grave. Je vais enlever ce que je peux et on y va ! » Il ne voulait pas plus retarder cette soirée.
Sohan s’engouffra dans une ruelle adjacente, franchement dégueulasse, et ôta son sweat customisé. Sa peau put enfin respirer, ce qui arracha au jeune homme un frisson de bien-être. Il enleva aussi le slip qui lui avait enserré la taille et ses parties intimes, éprouvant une nouvelle vague de soulagement. Passant sa banane en mode sacoche, il en sortit au passage la petite enveloppe de papier de kétamine et sniffa un peu de poudre. D’ici dix minutes, plus rien ne l’affecterait.
Un sourire plus apaisé sur les lèvres, il sortit de la ruelle, sa silhouette maigre marquée par sa nouvelle tenue. Il déposa son costume à l’arrière de la voiture et, gagné par un sentiment de confiance, finit la sa bouteille de bière. « A nous ! » lança-t-il avant de boire.

Il restait plus de bière dans sa bouteille qu’il ne l’aurait cru. Décidé à l’achever en une dernière fois, Sohan ne put s’empêcher de grimacer au moment où le houblon se mêla avec le dépôt de kétamine qui venait de passer de son nez à sa gorge et l'emporta dans son estomac. Il s’essuya la bouche du revers de la main, tentant de faire disparaître la grimace qui déformait ses traits. Kenny et Sam s’étaient légèrement éloignés, prêts à faire leur entrée au Wonderland. Ils parlaient de types qui s’amusaient à surfer sur le macadam downfallien. Sohan avait raté le début de la discussion, et entendit seulement Hargreaves nier être impliqué. Enfin, du moins, de ce qu’il pouvait s’en souvenir.
Si le cuisto avait choisi de jeter proprement sa bouteille dans une poubelle, le Prayer voulut tester sa dextérité, pariant deux tournées dessus. Oz s’arrêta pour observer la scène, avec toute l’intensité que l’alcool et la kétamine pouvaient lui offrir. Ce genre de spectacle satisfaisait pleinement sa tendance à la contemplation : tout gagnait en puissance et devenait digne d’intérêt. Mais ce fut un échec pour le jeune blond qui, bon perdant, ramassa la bouteille récalcitrante et la jeta dans la poubelle. Tous reprirent leur avancée vers les portes de la boîte de nuit quand Sohan réalisa qu’il n’avait plus sa bière à la main. Un regard en arrière lui confirma ce qu’il pensait : il l’avait laissé sur le toit de la voiture de Kenny. Gêné, il baissa la tête et suivit ses deux acolytes qui, cintrés d’un costard, se paraient pour entrer dans une cour qui leur était familière.

L’attente ne fut pas très longue, et permit à Sam et Kenny d’observer les autres clients, certainement à la recherche de visages familiers. Également habitué des lieux - mais lorsque des soirées trance étaient organisées - Sohan reconnut peu de personnes. Il y avait juste ce groupe de filles, juste devant eux, qui devaient être un élément du décoration du Wonderland car présentes à quasiment toutes les soirées qu’il avait pu faire ici. L’une d’entre elles sembla le reconnaître et lui sourit. Quelque peu amorphe, le trentenaire ne réagit pas vraiment, prêtant à présent plutôt attention à la musique qui filtrait à travers les murs et la tôle de l’entrepôt reconverti.

Une fois à l’intérieur, Sam et Kenny continuèrent leur inspection, avant de se décider à aller se caler à l’étage. Le Prayer leur annonça que la première tournée était pour lui, et d’un mouvement de danse douteux, leur promit que l’ambiance de la salle où ils allaient serait bonne. Sohan se contenta d’acquiescer en guise d’accord. Il laissait les rênes aux deux autres ; ceux-ci avaient certainement une façon de faire la fête qui n’était pas forcément la sienne. Il se contenterait donc pour le moment d’observer et d’imiter ce qu’ils feraient. Enfin, sauf avec les filles, ou les mecs. Flirter ne faisait jamais partie de ses objectifs de soirée ; ce genre de moment le mettait toujours très mal à l’aise. Heureusement, son attitude et sa dégaine atypiques ne le rendaient pas très attirant. Sauf pour quelques personnalités qui, dès lors, pouvaient se montrer assez insistantes. Ce qui le forçait à fuir. Son asexualité était régulièrement incomprise ; les rares gens qui l’approchaient se vexaient quand il finissait par leur dire qu’il n’était pas intéressé, prenant pour eux quelque chose qui n’avait rien à voir avec eux... Néanmoins, tout cela n’arrivait pas souvent, donc Sohan abordait pour le moment la soirée avec une relative sérénité. Il espérait seulement que Sam et Kenny ne se retrouvent pas indisposés par son indisposition… Décidément, il avait l’impression d’être le trouble-fête de la soirée. Après son incompréhension quant au costume leur avait déjà valu de changer de plan, voilà que maintenant il pourrait gâcher leur soirée au Wonderland. Une moue contrite sur les lèvres, Oz tenta de se détacher de ces pensées négatives, observant la foule qui s’était amassée. L’impression d’être épié grandissait en lui, sans pour autant qu’il ne parvienne à croiser cette paire d’yeux.

Le problème de la parano, c’est qu’elle s’auto-alimente. Il fallait donc qu’il essaye de se décaler de ses pensées et sensations, qu’il prenne les choses sans les interpréter, qu’il soit naturel. Or, tenter d’être naturel était un paradoxe auquel le trentenaire se confrontait depuis qu’ils étaient rentrés tous les trois au Wonderland. L’intentionnalité jurait avec la spontanéité, et de fait, en mentalisant chacun de ses gestes, chacune de ses expressions, Sohan ne parvenait absolument pas à être naturel. A moins que ce ne fut sa façon à lui de l’être... ? Il faudrait qu’il vérifie le sens exact de ce terme. Car si être naturel signifiait être soi-même, alors oui, il l’était d’une certaine façon. Il avait toujours eu tendance à gentiment se dissocier et à se percevoir à travers les déformations de mécanismes de dépersonnalisation. Durant ces moments-là, Oz devenait acteur et son propre spectateur. Fronçant légèrement les sourcils, car incapable de dés-intriquer ses pensées – il avait le « neurone qui colle » comme lui avait dit un jour un type arraché sous LSD ; et cette image lui était apparue d’une grande justesse et finesse – le natif réintégra quelque peu brutalement l’instant présent. Il était à l’étage, avec Sam, et ils surplombaient la piste de danse où une masse agglomérée de silhouettes vibrait au rythme des basses. Kenny n’était plus là, parce que…

Croisant le regard de jeune homme, Oz se rappela ce bras solidaire et protecteur qu’il avait passé sur ses épaules, et par lequel, le cuisto s’était engagé à l’aider à passer une bonne soirée, et ce, par affection. Sohan était resté très premier degré et s’était alors rassuré avec cette idée qu’il formait un couple, certes amical, et que de fait, ils se devaient respect et soutien. Tout semblait acquis dans leur relation, et Ellroy fut flatté de pouvoir discuter avec Sam de leur rencontre, aussi dramatique en fut la conclusion. « Elsa » le reprit-il, poliment. A vrai dire, Sohan n’avait plus de nouvelles de la petite Blackened Beauty ; elle l’accusait de l’avoir abandonné pour sauver une autre personne qu’elle. Les souvenirs du natif étaient franchement flous. Si plusieurs personnes ne lui avaient pas reparlé de cet évènement les jours qui avaient suivis, il aurait certainement oublié avoir failli crever, avec tous ses amis, dans un incendie, le soir de la Saint Valentin. Une moue gagna donc ses lèvres quand il répondit : « Pas vraiment. J’ai l’impression d’avoir créé des souvenirs par rapport à ce qu’on m’en a raconté. Comme si j’essayais d’intégrer un scénario, sans forcément y trouver de place. C’est… c’est bizarre. Mais les analyses toxicologiques de certaines victimes avaient révélé qu’elles avaient été droguées il me semble. Au GHB. Ça cause des black-out quand on le mélange avec l’alcool ; donc c’est normal que tu ne te souviennes de rien ». Pour sa part, Sohan avait bu des softs, qui contenaient certes du GHB, mais l’effet avait été moindre. Par contre, les amphétamines prises juste avant le speed-dating avaient bien rencontré l’autre substance, et l’avaient alors plongé dans une grande confusion. Ses souvenirs étaient donc très parcellaires, parce que lui non plus n’avait pas franchement été en état d’encoder l’information en mémoire.

Kenny reparut soudain, les mains chargées de verre, et toujours paré de son éternel sourire qui vous faisait vous sentir à votre place quand vous étiez à ses côtés. Ce fut un mojito que le Prayer plaça devant Sohan, sans que ce dernier n’ait la certitude d’avoir commandé quoique ce soit. Il remercia toutefois son ami, et tous trinquèrent.
La discussion s’orienta à nouveau vers la musique. Sam faisait vraiment en sorte qu’il se sente intégré, et Oz s’en sentit presque gêné. Kenny et lui pouvaient parler d’autres choses que de ce qui l’intéressait ; il ne le prendrait pas mal. Sohan s’appliqua donc à donner une réponse intéressante, ou du moins, complète : « C’est rare que je mixe ici. Ce que je propose ne convient pas à tout le monde, et le Wonderland veut remplir ses salles. J’ai déjà joué dans des petites salles ou entrepôts juste reconvertis pour l’occasion, le temps d’une soirée. A Skid Row, Florence aussi. Mais ça reste très ponctuel. En réalité, je mixe surtout dans mon salon, tout seul, en étant mon seul public. » La question concernait aussi Kenny. Le Prayer proposait un autre type de musique et avait donc accès à d’autres scènes. Pour lui aussi, les scènes improvisées étaient le moyen de pouvoir se produire.
La discussion revint très rapidement sur le DJ qui se surprenait à aimer tant d’attention. Il tira à nouveau sur la paille et but deux gorgées de mojito avant de répondre : « Oui et non. On appelle ça des versus, dont l’objectif, au final, est de composer à deux un morceau qui tient la route. Finalement, ça relève plus du feat. Y’a pas un gagnant, mais deux : les deux DJs qui ont réussi à pondre de façon improvisée un bon son. » Sohan avait déjà eu l’occasion de s’y essayer dans le salon de Syd. « Et toi Sam, tu es danseur ? » demanda-t-il, curieux de connaître les talents du jeune homme. Car s’il le savait cuisinier, il se rappelait également – bien que vaguement – avoir été impressionné par l’aisance avec laquelle le jeune homme s’était mu lors de la soirée de la Saint Valentin.

Sohan n’eut pas vraiment le temps de considérer la réponses de Sam concernant cette soirée qui - aussi dramatique fut-elle – avait au moins eu le mérite de permettre leur rencontre. Le cuisto avait lui-aussi du reconstruire ce qu’il s’était passé à partir du récit d’autres personnes, et notamment à partir de celui d’une jeune femme qui avait, apparemment, un peu réécrit les choses pour que l’histoire lui soit favorable. Son comportement était vraiment étrange ; pourquoi profiter de la vulnérabilité de quelqu’un pour proclamer une fausse relation amoureuse ? Mais l’apparition de Kenny ne lui permit pas d’en apprendre plus, et les deux rescapés abandonnèrent cette discussion pour en ouvrir une nouvelle qui concernerait plus leur ami revenu du bar.

Ils parlèrent musique, et plus précisément, scène. Sohan résuma son activité de DJ à quelques soirées, et expliqua être en réalité son premier et seul public. Kenny avait fait bien plus de scènes que lui. Le Prayer et le trentenaire échangèrent alors sur les diverses modalités que pouvaient prendre des rencontres musicales, type versus ou featuring.
Sam étant un néophyte dans le domaine de la composition musicale, Oz voulut s’intéresser à ce que le jeune homme devait aimer. A la soirée de la Saint Valentin, le cuisto avait fait preuve d’une grande fougue et d’un enthousiasme quelque peu passionné au moment de danser. Ellroy considéra donc avec sérieux l’éventualité d’une vie artistique en qualité de danseur. L’attention du concerné fut ainsi recapturée, ses yeux verrons revenant au natif du Skid Row. Et Sam confirma ce qu’il avait observé : cet homme était bien un danseur. Et même « le meilleur ». Oz n’avait pas assez de connaissance en danse pour juger et statuer sur ce mélioratif utilisé. Le visage raidit par une pointe d’admiration, il fixait intensément l’artiste à la carrière et la cheville brisées. Sam lui paraissait quelque peu théâtral, mais Sohan prit cette main désespérée comme le signe d’une grande déception ; le genre qui force à changer de rêve et de vie. Il s’apprêtait donc à lui apporter son soutien quand un type fit brutalement irruption à leur table. Le gars interpella l’un d’entre eux d’un « toi » évasif. Sam se sentit d’emblée concerné. Peut-être que cela avait à voir avec la petite brune qui se tenait légèrement en retrait. Son ami était un bourreau des cœurs de ce qu’il avait pu comprendre, ce qui attisait forcément jalousie et rivalité parmi les hommes.

Or, il s’avérait que le mec n’en avait pas après Sam, ni après Kenny, mais après lui. Sohan eut un mouvement de recul, ce qui fit grincer sa chaise entre deux battements de basse. A sa gauche, Kenny s’était levé, dominant l’intrus passablement énervé. Façon garde du corps, le Prayer demanda à Oz s’il connaissait cet homme. L’intéressé fronça les sourcils, dans un réel effort pour affiner l’image encore trop floue que lui permettait sa vision. L’éclairage de la salle n’aidait pas franchement à bien distinguer les traits du visage du type.

Et à vrai dire, la tête de ce gars ne lui disait rien. Mais alors, vraiment rien. Ses yeux glissèrent alors sur la jeune femme qui l’accompagnait. Sa présence, en qualité de spectatrice, devait avoir un lien avec le trouble du mec. Or, son visage à elle aussi ne lui rappelait rien. Ces deux personnes lui étaient totalement inconnues.
Sohan s’apprêtait à déclarer qu’ils ne connaissaient ni l’un ni l’autre quand Kenny posa une question des plus pertinentes : quel était leur problème ? Le type relâcha Ellroy du regard pour toiser le Prayer. « Cette merde est un pervers ! Il a dragué ma copine et lui a dit des trucs dégueu. Maintenant elle a peur ! » La fameuse copine agrippa le bras de son petit ami, et semblait l’inviter à reculer d’un ou deux pas. Elle semblait particulièrement intimidée par Kenny. « Je… je ne comprends pas. Je n’ai jamais fait quelque chose comme ça. Il doit y avoir une erreur… » Le type braqua un regard furieux sur lui. Il semblait toutefois que la présence de Kenny avait entamé son envie de violence. Mais il devait certainement prouver à sa copine qu’il avait le courage de la protéger, et donc il répliqua, toujours aussi agressif : « Tu dis qu’elle ment en plus ? T’es sérieux ? » Se tassant au fond de sa chaise, Sohan protesta d’une voix troublée par l’incompréhension : « Mais je ne la connais même pas. »

A un moment, il faut savoir reconnaître et interpréter les signes : cette soirée ne pouvait pas se faire. Après la mésentente sur le costume et l’impossibilité d’entrer au casino, l’agression par les trois mecs à la sortie de l’épicerie, et maintenant ce type qui voulait lui défoncer la gueule, force était d’accepter que l’univers lui disait de rentrer chez lui. Et ses angoisses aussi. Malgré l’empâtement de la kétamine, Sohan ressentait fortement les choses. Trop fortement. Son regard terrifié passait d’un visage à l’autre. Et à chaque fois qu’il se posait sur celui du type et de sa copine, c’était une pure absence de souvenir qui l’assaillait. Comment ces gens pouvaient-ils prétendre le connaître ? Enfin, elle, puisque le mec semblait juste être une pièce rapportée dans cette histoire de fou. D’ailleurs, quand il taxa le natif d’être un pervers puis un menteur, Ellroy ne put s’empêcher de regarder derrière lui. Peut-être qu’ils étaient quatre en fait, et que l’incident avait à voir avec ce quatrième ami dont il aurait totalement occulté la présence. Mais personne n’était assis derrière lui. Quelque peu déçu, Oz observa, toujours aussi sidéré et apeuré, Kenny et Sam. Il se sentait, encore une fois, désolé de ruiner leur soirée. Tout serait plus simple pour eux s’il partait. Enfin, fuyait vu les circonstances.

A sa droite, Sam demeurait plutôt stoïque, cherchant certainement par son attitude apaisée à faire redescendre le ton crispé qu’avait d’emblée prise cette discussion. Le danseur à la carrière brisée prit sa défense, infirmant toute possibilité selon laquelle Oz aurait pu tenter de séduire sa petite-amie. Sam voulut d’ailleurs l’interpeller - cette fameuse petite-amie - pour qu’elle éclaircisse cette histoire agencée peut-être de toutes pièces. Mais le Golgoth refusa qu’il lui adresse le moindre mot ou le moindre regard. Tout dialogue étant impossible, Sam fit alors un choix audacieux : dénoncer le machisme de leur agresseur en espérant… quoi ? L’abattre de culpabilité ? Même Sohan trouvait ça pas franchement adapté à la situation. A moins que Sam ne voulût prendre un coup à sa place ?

Et le fameux coup partit. Sam se jeta sur le côté et finit sur les genoux d’Ellroy. Une fraction de seconde après, ce fut au tour de Kenny de céder à l’appel de la violence. Il frappa le type au visage. Ce dernier s’en émut peu, et focalisa à présent sa rage contre le Prayer.
Néanmoins, l’affrontement ne dura pas longtemps. Des personnes qui gravitaient autour d’eux intervinrent pour séparer les deux hommes. Faute de coups, ce furent des menaces qui fusèrent par-dessus les voix qui appelaient au calme.
La sécurité arriva rapidement avec le gérant de la boîte, Tony. Celui-ci braqua un regard incrédule sur Sohan. Il connaissait l’énergumène, et le voir associé à une bagarre dans sa boîte ne semblait jamais avoir fait partie des scénarios envisagés ni envisageables. Sam s’étant relevé, Oz redressa et s’avança vers Tony d’un pas précipité. L’un des mecs de la sécurité le ceintura brutalement et le plaqua au sol. Le monde se renversa d’un seul coup, et il fallut quelques secondes au natif pour remettre ses idées en place. La prise dans son dos s’était relâchée, et il entendit la voix de Tony dire à tout le monde de se calmer. La main du gérant apparut soudainement devant le visage d’Oz, tendue pour l’aider à se relever.
Quand Ellroy fut sur ses deux pieds, Tony lui demanda de partir avec ses amis, par la porte ouest. Sohan s’exécuta aussitôt, espérant que Kenny accepte cette proposition. Il craignait que son ami, ne se sentant pas responsable de cet incident, exige de pouvoir faire rester ici, tandis que l’autre gars, celui qui les avait agressés, doive se tirer. « Il faut qu’on parte… Je n’ai pas envie de rester » dit-il au cuisto-danseur et au Prayer, mettant en avant son malaise comme un argument supplémentaire à la nécessité de partir. L’ambiance arait été de toute façon irrécupérable après ce qu’il venait de se passer. Mieux valait s’en extraire tout de suite.

Sans vraiment vérifier que ses amis le suivirent, Sohan s’éloigna, direction la porte ouest. Ses mains serraient les clefs de chez lui. Il voulait rentrer à son appartement, dans un environnement moins hostile, et sans surprise.
Ainsi, quand ils se retrouvèrent tous les trois dehors, Oz leur proposa de profiter de ce qu’il restait de cette soirée chez lui. Il avait des bières au frigo, des bouteilles d’alcool forts qui trainaient d’anciennes soirées, un panel de drogues assez varié, et une voisine sourde qui ne se formaliserait pas des éclats de voix ni de la musique venant de son appartement.